« Questions directes » sur France 2, ou comment saboter le débat public
Par Monique Pinçon-Charlot
Acrimed
Nous publions sous forme de tribune [1], le récit et l’analyse, par la sociologue Monique Pinçon-Charlot, de sa participation à l’émission de France 2 « Questions directes », le 18 avril 2018. Invitée en tant que spécialiste de la grande bourgeoisie et des inégalités sociales dans une émission dont la question « Qui sont vraiment les privilégiés ? » constituait le fil directeur, Monique Pinçon-Charlot s’est retrouvée prise au piège d’un plateau comptant pas moins de 13 invités et d’une parodie de débat au cours duquel les fondés de pouvoir médiatique de l’oligarchie, encouragés par l’animateur, rabâchèrent leurs éternelles inepties contre les « assistés » et les « fraudeurs ». Impossible dans ces conditions pour la sociologue de faire valoir ses analyses, étayées par des décennies de recherche, et pourtant ramenées à de simples opinions. Un témoignage édifiant sur les effets délétères des « formats » télévisés sur la qualité du débat public, et sur l’emprise de la « pensée dominante » sur ceux qui produisent ces débats.
Je suis contactée dès le 1er mars par un journaliste de la société de production « Maximal Production », propriété du groupe Lagardère (Europe 1, le Journal du Dimanche, Paris-Match) qui produit notamment C dans l’air (France 5) et ce nouveau direct de France 2 :
« Cette émission, précise mon interlocuteur dans un mail, permet de mettre au premier plan un véritable débat de service public sur des sujets sociétaux... Ce débat, sur une thématique donnée et bien anglée, alimenté par la rencontre entre des acteurs, des spécialistes ainsi que des témoins permet de donner les leviers adaptés aux téléspectateurs afin que ces derniers enrichissent leurs idées et leurs opinions sur un sujet précis. La thématique traitée sera celle de la précarité et de la notion d’assistanat. Je le précise vraiment, cette problématique sera traitée de manière constructive, c’est la vocation de notre programme de service public. J’aimerais vous convier sur l’une des trois parties de cette émission, sur celle qui s’intéressera à la solidarité nationale et au rapport entre les personnes aisées et les personnes en situation de précarité. Il est important pour nous que votre voix, compte tenu de votre parcours, soit représentée dans notre magazine, vous êtes la personne indispensable sur ce sujet. Nous serions vraiment ravis de pouvoir vous compter parmi les autres acteurs présents en plateau afin que vous nous donniez votre parole et votre éclairage sur cette thématique si importante... Nous n’attendons pas un débat frontal où la discussion est inaudible, nous souhaitons au contraire un débat constructif, c’est notre volonté. »
Devant une telle profession de foi, je réponds positivement à l’invitation, avec l’objectif de profiter du direct pour faire entendre notre voix à un moment où la violence multiforme des riches contre les dominés et les pauvres est particulièrement vive. Puis aidée par Denis Souchon, militant d’Acrimed (Action-Critique-Médias), j’essaye de comprendre les rouages de la production et du fonctionnement de cette nouvelle émission mise en place depuis le 22 mars 2018.
« Maximal production », la société productrice de cette émission appartient à l’un des oligarques qui contrôlent 90 % des médias dominants français. Une forme d’hybridation bien en phase avec le néolibéralisme et qui augure des visées de ces oligarques sur la télévision publique. L’interconnexion entre le privé et le public au cœur d’une chaine financée par les téléspectateurs, avec la redevance annuelle, a besoin de relais. Julian Bugier l’animateur-journaliste de cette émission est l’un d’eux, complètement à l’aise avec cet entremêlement du public et du privé dont la « modernité » est soutenue de manière assumée par Emmanuel Macron à l’Elysée.
Ce jeune animateur de 36 ans a commencé à exercer pour la télévision privée anglo-saxonne Bloomberg TV, puis pour I télé. Il était au rendez-vous de la création, en 2005, de BFMTV avant de rejoindre la chaîne publique de France 2 sur laquelle il présente, en position numéro 2 de joker, le journal de 20 heures. « Je n’ai jamais caché mes ambitions de devenir numéro 1 » a-t-il déclaré à l’occasion du départ de David Pujadas en 2017.
Forte de ces précisions importantes pour exercer ma vigilance sociologique, je passe un test pour vérifier que je suis bien en phase avec les attentes de l’émission. Je réponds par téléphone avec une franchise sans concession aux questions qui concernent le refus systématique de la solidarité des plus riches envers les plus démunis, qu’il s’agisse de la fraude fiscale, ou des recours contre des logements sociaux ou des places d’hébergement pour sans-abri dans les beaux quartiers. Je parle bien évidemment de tous les cadeaux accordés aux plus riches par Emmanuel Macron dès son arrivée à l’Elysée. J’insiste sur leur statut d’assistés, ce sont eux les véritables assistés, et de privilégiés auxquels leurs camarades de classe de la sphère politique offrent de l’argent public par milliards d’euros sans aucun contrôle de leur usage !
Ma franchise a pour objectif de m’éviter un déplacement et une perte de temps inutiles. Il vaut mieux un refus, une censure nette plutôt qu’une manipulation malhonnête. À ma grande surprise, je suis recontactée par mail le 7 avril avec la composition des plateaux que j’avais demandée afin de pouvoir essayer de maîtriser au mieux les conditions de ma participation à cette émission. Ma présence est annoncée sur le plateau construit autour de ces deux questions : « Les riches sont-ils égoïstes ? Sont-ils de mauvais Français ? » Les thèmes sur lesquels je serai particulièrement invitée à m’exprimer sont ainsi formulés : « L’oligarchie, la guerre des classes des plus riches contre les plus pauvres, la non mixité sociale, les ghettos, les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres dans notre pays ; alors que le gouvernement insiste sur la fraude sociale, à défaut de la fraude fiscale, faut-il durcir les mesures et l’imposition des plus riches, le sens de la solidarité nationale aujourd’hui et de notre système de redistribution de nos richesses etc. Tout votre champ d’action… »
Comme toujours pour ce genre d’émission, un taxi vient me chercher à la maison, je profite ensuite d’une séance de maquillage, bonheur toujours renouvelé d’être transformée par les mains douces et magiques d’une maquilleuse professionnelle. L’entrée dans le grand studio où s’affairent les techniciens et tous ceux et celles chargés d’assurer la réussite de l’émission est toujours un peu éprouvante surtout lorsqu’on aperçoit les invités placés en face à face, annonçant un débat frontal entre conservateurs et progressistes, contrairement à ce que m’écrivait le 1er mars le journaliste qui m’a contactée pour participer à ce débat, Julian Bugier, occupant bien sûr la position d’arbitre… engagé.
Le ton de ce plateau est donné par Julian Bugier en accordant en premier et sans hésitation la parole à Éric Brunet. Cet essayiste très à droite est assuré de sa personne et de son infaillibilité. Présentons-le, car il fait partie de ces experts à la langue néolibérale régulièrement invités sur les plateaux dont il tutoie les responsables.
Après un DEA de sociologie de l’information, Éric Brunet soutient une maîtrise de sciences politiques à Assas puis enchaîne des emplois de journaliste, avant de rendre, en 2003, sa carte de presse en raison du supposé pouvoir des journalistes de gauche dans les rédactions, qu’il juge inadmissible. En 2013, il publie Sauve-qui-peut. dans lequel il enjoint aux riches de quitter une France passée en 2012, avec François Hollande, sous le règne d’une « gauche » pourtant en phase avec le libéralisme. Éric Brunet bat campagne dès 2011 pour la réélection de Nicolas Sarkozy avec la publication d’un livre intitulé Pourquoi Sarko va gagner. S’il avait lu notre ouvrage, Le président des riches, il ne se serait pas fourvoyé dans une telle impasse ! Éric Brunet est chroniqueur régulier à l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs Actuelles. En février 2014 l’association Acrimed montre qu’il ne s’embarrasse pas de déontologie journalistique : cet essayiste défend en effet à l’antenne de RMC ou de BFM TV le point de vue des cliniques privées sans jamais préciser son statut d’ancien directeur de la communication de Vitalia, le deuxième groupe d’hospitalisation privée en France.
Éric Brunet se fera, durant toute l’émission, le porte-parole des riches, des dominants et de la droite la plus conservatrice en dénonçant, avec une vivacité étonnante, des impôts jugés confiscatoires pour les riches et des dépenses sociales bien inutiles pour les salariés. Il donne avec emphase la « preuve » que le système redistributif français est largement contesté par le fait que les migrants de Calais ne veulent pas rester en France en cherchant à rejoindre l’Angleterre à leurs risques et périls… Pour Éric Brunet les riches, les seuls créateurs de richesses et d’emplois, sont les victimes d’un État-Providence encore trop au service des travailleurs qui, eux ne sont que des coûts et des charges.
Olivier Besancenot, souriant et calme, rétorque à Julian Bugier que la richesse n’est pas une question d’égoïsme ou de méchanceté mais une question de naissance et/ou de place dans les rapports sociaux d’exploitation et de domination. Julian Bugier n’a cure des analyses du dirigeant du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et il repose une fois encore la même question (« les riches sont- ils égoïstes ? »), cette fois-ci à Jean-Philippe Delsol, avocat fiscaliste avec lequel je m’étais déjà retrouvée sur un plateau à Europe 1 à l’invitation de Frédéric Taddéi. Il codirige avec son frère Xavier le cabinet Delsol Avocats implanté à Lyon, Marseille et Paris. Sa notice du Who’s Who 2018 indique sa fonction, depuis 2016, de président de l’Institut de recherches économiques et fiscales (IREF). Il s’agit d’un organisme privé, réunissant des fiscalistes et des avocats d’affaires spécialistes dans l’optimisation fiscale et le subventionnement des entreprises par des deniers publics. Il a publié un livre en 2013, Pourquoi je vais quitter la France, et un autre, en collaboration, en 2015, Anti-Piketty, vive le capital au XXIe siècle ! Inutile de développer ses propos attendus sur la nécessité pour la France de gâter les riches et les familles d’entrepreneurs qu’il affectionne tout particulièrement.
Je bouillonne, l’animateur de service se sent obligé de me donner la parole. Je confirme que la psychologisation du social est une manipulation idéologique pour masquer l’arbitraire des rapports de classe et de domination. Les riches ne sont donc ni égoïstes ni méchants, ils sont mobilisés pour défendre leurs intérêts de classe qui sont arrimés au fait qu’ils concentrent en quelques mains les titres de propriété des moyens de production : usines, valeurs mobilières (actions, obligations et autres produits dérivés...), médias, écoles privées, sociétés de vente aux enchères, œuvres d’art, cliniques et hôpitaux privés, terres agricoles…
Mais dévoiler l’arbitraire de l’origine des fortunes n’a pas l’air de plaire à Robin Rivaton qui siège sur le banc des pro-riches, aux côtés d’Éric Brunet. Avant de lui donner la parole, Julian Bugier le présente comme un jeune « économiste ». Mais il omet de préciser qu’il a travaillé au service d’industriels de premier plan, puis auprès d’élus de droite, comme nous l’a indiqué un militant d’Acrimed, Michel Ducrot : Franck Margain, élu régional sur la liste de Valérie Pécresse, puis Bruno Le Maire, dont il fut le conseiller économique lors de sa campagne à la primaire de la droite en septembre 2016. Robin Rivaton collabore par ailleurs à des think-tanks comme la très libérale Fondation pour l’innovation politique, dont il est membre du conseil scientifique, sous la direction de Laurence Parisot, ou encore l’Institut de l’entreprise. Il tient également des chroniques dans Le Figaro et dans le quotidien libéral L’Opinion et intervient régulièrement à la radio (France Culture, France Info) comme à la télévision (i-Télé, BFM). Bien évidemment, le pedigree de ce monsieur sera soigneusement passé sous silence. » Dans le cadre de ses réflexions sur la télévision comme instrument de domination idéologique, Pierre Bourdieu disait que « l’apparence de l’objectivité est assurée par le fait que les positions partisanes de certains participants sont déguisées. » [2]
Robin Rivaton déclare avec arrogance et assurance que, selon l’indice de Gini, les inégalités n’ont pas bougé depuis l’an 2000. Ce constat, d’allure scientifique mais sans consistance sociologique, constitue « la réalité » et donc « La Vérité » de ce brillant économiste : « Au-delà des théories marxistes, il y a des réalités économiques qui ne se discutent pas ». Les déclarations d’Olivier Besancenot et les miennes ne sont que des « fantasmes » de « prédation » et de « vol » des riches vis-à-vis des travailleurs ; le départ des riches de la France n’apporterait que misère et chaos.
La colère monte en moi, je suis furieuse d’être tombée dans ce que je vis comme un piège. Les dizaines d’années de recherches socio-anthropologiques menées avec Michel, comme chercheurs au CNRS, auprès des dynasties fortunées de la bourgeoisie et de la noblesse, sont ramenées par ce « jeune » militant du néolibéralisme à des fantasmes sans valeur scientifique. Vu le nombre d’invités, je dis tout doucement à Olivier Besancenot que je n’en peux plus et que je vais quitter le plateau. « Si tu te casses, je me casse avec toi ! » me répond-il, ce qui me donne l’énergie de contester les fondements idéologiques de l’émission, masqués par son dispositif : « Je ne suis pas d’accord avec la façon dont j’ai été invitée sur ce plateau et dont les choses se déroulent. Ce qu’on m’avait présenté, c’était une discussion sur le fait que les riches vivaient à part, dans des ghettos, dans des quartiers spécifiques, dans les conseils d’administration, dans un entre soi complet et je ne pensais pas du tout me retrouver dans ces batailles d’experts-comptables, de chiffres, bref de tout ce qu’on voit sur tous les plateaux. Je pensais que c’était une émission… » Je suis interrompue par le faussement prévenant Julian Bugier : « Restez un peu, nous allons avoir le temps de parler de tout ça. » Bien évidemment, il ne sera pas question par la suite de « parler de tout ça », mais nous avons compris que notre possibilité de départ en direct avait été entendue grâce à des oreillettes invisibles !
Les témoignages des deux témoins assis aux côtes d’Olivier Besancenot permettent de rebondir sur la pensée libérale, le registre de l’émotion et la responsabilité individuelles dans les succès comme dans les échecs. Isabelle Maurer est une chômeuse de longue durée qui a l’habitude des plateaux depuis qu’elle a interpellé Jean-François Copé, lors d’une émission politique sur France 2, en tant que membre du Mouvement national des chômeurs et précaires. Elle est en colère « Contre le jeune homme d’en face (il s’agit de Robin Rivaton), car les inégalités se creusent, je ne vis qu’avec 480 € de RSA par mois et 260 € d’APL, et puis dans tous vos chiffres, il n’y a pas le bonheur ! » Elle est effectivement rayonnante et sa présence comme son discours peuvent donner à croire que… l’argent n’est finalement qu’une question secondaire ! D’ailleurs, ne recommande-t-elle pas « d’être gentil avec les patrons et tout s’arrangera » ? On aura connu des victimes de la précarité tirant des conclusions plus subversives de leur situation…
L’autre témoin est un ancien boxeur d’origine antillaise, Jean-Marc Mormeck, aujourd’hui délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’outre-mer dans le gouvernement d’Emmanuel Macron. Ce boxeur a grandi dans une cité défavorisée de Bobigny en Seine-Saint-Denis. Il a parfaitement intégré les slogans de La République en Marche : « Il faut se prendre en main, et ne pas attendre qu’on vous donne. Moi j’ai travaillé, j’ai entrepris et j’ai fait du sport ».
Ces deux témoins, bien que d’origine très modeste, ne contestent en rien l’arbitraire de l’ordre social, et se vivent comme des individus qui essayent de s’en sortir. En cela ils donnent de l’espoir face aux analyses politiques et sociologiques particulièrement désenchanteresses sur la politique d’Emmanuel Macron depuis son arrivée aux commandes du pouvoir suprême. Des témoignages qui empêchent de surcroît l’analyse des origines et des causes des inégalités.
Le seul témoin du banc des pro-riches, Francis Richard est présenté par Julian Bugier comme « un riche exilé fiscal ». Je perçois immédiatement chez lui un certain malaise que j’attribue au manque d’habitude de la pratique des médias. En réalité, comme il l’explique sur son blog quelques jours plus tard, il est tombé dans un traquenard : « Je dois cette invitation à un article publié sur ce blog le 11 septembre 2014, sous le titre Confession d’un riche appauvri ». Une journaliste de Maximal Production le contacte pour susciter son témoignage pour cette émission, mais il ne donne pas suite car il est alors surchargé de travail. Son ami Jean-Philippe Delsol le convainc de participer à cette émission avec lui. La journaliste lui présente le thème suivant : « Les limites de l’État-Providence et des aides sociales ». Ce n’est que sur place qu’il a appris que le sujet était « Inégalités : qui sont vraiment les privilégiés ? » Il se défend d’avoir quitté la France pour la Suisse pour des raisons fiscales, mais plutôt parce que les charges qui pesaient sur son entreprise l’avaient rendue non rentable : « Le principe de redistribution n’est pas seulement injuste, mais immoral. On prend à certains qui se sont fatigués à avoir de l’argent pour le donner à d’autres, à des assistés… Faut-il se faire tuer ? En France on n’aime pas les riches, comme je ne suis pas un héros je suis parti. » Après la vente de son entreprise et le licenciement de ses salariés, il est retourné en Suisse où il avait acquis, dans ses jeunes années, le diplôme de l’Ecole Polytechnique de Lausanne.
Après une nouvelle intervention d’Éric Brunet sur les dizaines de milliers d’exilés fiscaux qui quittent la France chaque année pour cause d’impôts confiscatoires, (« Quelle tragédie que ce pays qui fait fuir les riches et les cerveaux ! »), Olivier Besancenot lui rappelle que les chiffres de Bercy indiquent une grande stabilité à moins de 1000 exilés fiscaux chaque année depuis plus de 10 ans. Olivier Besancenot déclare solennellement que les riches peuvent bien s’en aller : « Je suis pour la libre circulation des personnes, nous pourrions faire fonctionner l’économie avec des systèmes coopératifs comme les Scoop par exemple. Je suis guichetier à la poste dans le 18e, je gagne 1500 € par mois, je ne me plains pas car je vois chaque jour des gens vraiment très pauvres qui, eux, ne peuvent pas partir ; mon vécu n’a rien à voir avec le vôtre ! » Et il rappelle les 150 milliards d’euros de cadeaux faits aux directions d’entreprises et à leurs actionnaires, sans condition d’investissement ni de contrôle de leur utilisation.
Éric Brunet, toujours prompt à s’imposer sans être coupé par l’animateur, se lamente que la CAF consacre 70 milliards à des aides innombrables, alors même qu’il s’agit le plus souvent d’allocations, et non pas d’aides. De la même façon l’avocat Jean-Philippe Delsol , qui, selon le décryptage d’Yves Faucoup sur Mediapart, « combat l’impôt et « plein de gens qui sont pris en charge », lâche que « 33 % du PIB sont consacrés aux aides sociales », ce qui démontre sans coup férir l’ignorance crasse de ce fiscaliste qui menace dans ses livres de quitter le pays : il ignore que les 33 % sont des dépenses sanitaires et sociales (retraites, santé, action sociale) et non pas globalement des aides sociales (les aides sociales ne sont qu’une infime partie de cette dépense : retraite 300 Mds, santé 200 Mds, RSA 10 Mds) » [3]
Les relais de la pensée dominante doivent se démultiplier dans leur diversité, y compris au sein de la même émission. Le pilonnage idéologique doit empêcher toute possibilité de réflexion chez les téléspectateurs et toute continuité d’expression chez les rarissimes invités ayant une analyse critique de l’ordre social.
Brice Teinturier, un des sondologues chargés d’influencer l’opinion publique, de prescrire l’idéologie dominante c’est-à-dire l’impossibilité de contester l’accaparement des richesses et des pouvoirs par une petite oligarchie, a été directeur du département Opinion à l’IFOP (Institut Français d’Opinion Publique) de 1987 à 1989. Puis il passe par la SOFRES avant de devenir le directeur général d’IPSOS en 2010. Le fait que l’IFOP soit lié à l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot, et au frère de Florian Philippot (les deux frères étant militants d’extrême droite), et qu’à l’inverse IPSOS soit lié à deux personnalités de la « gauche » « socialiste » libérale, Didier Truchot et Jean-Marc Lech, montre que l’on peut naviguer, quand on s’appelle Brice Teinturier, d’un institut de sondages à un autre car il n’y a qu’une seule façon de manipuler l’opinion publique, transversale à la droite et la gauche libérale, les deux facettes de la même pièce de monnaie. Il n’est donc pas étonnant que Brice teinturier ait obtenu en 2017 le « Prix du livre politique » pour son ouvrage Plus rien à faire, plus rien à foutre, la vraie crise de la démocratie.
Il clôt ce premier plateau sur le ton sussureux d’un cardinal avec les sondages réalisés pour cette émission : 70 % des Français sont choqués par les exilés fiscaux, 75 % considèrent que les riches ne participent pas à la solidarité nationale, 84 % pensent que les inégalités sont excessives. Les Français jugent la politique fiscale à l’avantage des plus riches qui s’exemptent volontiers de leurs devoirs. Brice Teinturier rappellera que l’impôt est un acte de solidarité nationale et pas une transaction financière « donnant- donnant ».
Ces chiffres qui contredisent la doxa ne relanceront pas la discussion avec les invités du premier plateau qui doivent, dans un jeu de chaises musicales d’une chorégraphie étourdissante, se déplacer d’un banc à l’autre, apparaître ou disparaître, avant l’ouverture du deuxième plateau sur lequel je n’étais pas prévue. Olivier Besancenot ayant décidé de partir pour assurer son travail du lendemain matin, j’ai été littéralement suppliée de bien vouloir rester, afin de préserver, contre mon gré, l’apparence de l’objectivité de cette seconde partie de soirée qui, en l’absence d’Olivier Besancenot et de moi-même, aurait été déséquilibrée et aurait manqué de la saveur piquante de deux contestataires engagés. De surcroît, compte tenu du thème de ce deuxième plateau, je ne voulais pas renoncer à défendre les travailleurs qui allaient être stigmatisés comme les assistés et les fraudeurs de la France macronnienne.
Michel Deschamps ouvre ce plateau avec son témoignage de fils d’ouvrier devenu restructurateur d’hypermarchés avec 350 licenciements à son actif, avant de sombrer dans la misère et la rue du fait de difficultés personnelles et familiales. Il vit aujourd’hui du RSA avec 480 € par mois et refuse d’être traité d’assisté. Suit un petit montage d’actualités ayant pour titre « La chasse aux chômeurs dans la bouche des politiques » avec Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy, Christophe Castaner, Martine Aubry, Éric Woerth et Laurent Wauquiez.
Le ton de ce plateau est donné : les assistés sont les chômeurs et pas les actionnaires qui sont à l’origine de leur malheur. Les délocalisations d’entreprises dans les pays pauvres où les travailleurs sont payés au tarif local, celui de la misère, ne seront jamais évoquées. La course au profit à court terme est totalement absente de ce plateau de la télévision publique. Je serai la seule à rappeler que les plus gros fraudeurs appartiennent à la haute société. Le sociologue Serge Paugam, spécialiste de la pauvreté, précisera à bon escient que la stigmatisation des plus démunis comme responsables des déficits publics en vient à ce qu’ils renoncent à faire valoir leurs droits. Ce qui représente 5 milliards d’euros de bonus par an pour les caisses de l’État !
L’analyse des causes des problèmes sociaux sera encore absente avec le témoignage poignant de Karine Taupin, une agricultrice de 45 ans dont l’exploitation agricole familiale a été mise en redressement judiciaire et qui vit aujourd’hui avec le RSA après avoir travaillé sans répit et n’avoir pu constituer un patrimoine lui permettant de vivre dignement.
L’émission en restera au niveau de l’émotion et ignorera l’analyse des causes et des mécanismes de la déshumanisation, voire de l’esclavagisation des agriculteurs qui doivent faire face à la chute du cours de la viande, à la crise du lait, au poids des intermédiaires dans la grande distribution, au réchauffement et aux dérèglements climatiques. Toutes causes qui ne sont pas naturelles mais sociales et provoquées par des êtres humains affamés d’argent. Les victimes de ces manipulations sont renvoyées à leurs « lacunes » et à leurs « insuffisances » et leur témoignage donne à penser que leurs difficultés ne relèvent que de leurs propres responsabilités. L’origine des inégalités est systématiquement censurée avec des manipulations et des tours de passe-passe dont les relais des puissances néolibérales ont fait leur métier. Lorsqu’un témoin n’est pas dans ce registre, comme ce jeune retraité de la Poste, Jean-Louis Fiori, qui dénoncera le fait que ce service public après avoir touché 500 millions d’euros au titre du CICE initié par Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint à l’Elysée, chargé de l’économie, pour favoriser la création d’emplois, a licencié 5000 salariés. Jean-Louis Fiori ayant revendiqué une origine modeste, Robin Rivaton lui a fait remarquer qu’il n’en avait pas le monopole, lui ayant vécu à La Ricamarie, et qu’il n’était pas d’accord avec le « discours de classe » qu’il venait de tenir.
Le fractionnement des temps de parole et les divers reportages et témoignages empêchent à la fois le développement de toute analyse et assure la pseudo-objectivité de l’émission. « La télévision, disait Pierre Bourdieu, instrument de communication est un instrument de censure (elle cache en montrant) soumis à une très forte censure » [4]
Que ce soit sur France 2, LCI ou CNews, l’illusion du pluralisme passe par la multiplication des invités aux points de vue opposés – du moins en apparence – pour attester du caractère démocratique de l’émission. En réalité, par l’excès d’invités, il s’agit d’arriver à faire passer l’analyse scientifique pour une opinion comme une autre. Ce qui lui fait perdre sa charge critique. Il n’y a plus de propos plus scientifiquement fondé que les autres, tout est équivalent. Les effets des injustices sociales et économiques sont commentés mais sans jamais pouvoir mettre en évidence leurs causes. La confusion qui s’en dégage est délibérée afin de créer un brouillard idéologique et linguistique, afin de rendre impossible de distinguer le blanc du noir, le vrai du faux. La sidération emprisonne le téléspectateur en lui-même, plus rien n’ayant de sens.
La souffrance psychique que j’ai ressentie d’une manière particulièrement violente avec cette émission est due à ce sentiment étrange de me sentir privée de ma pensée dans une situation où la « démocratie » et le « pluralisme » sont invoqués avec des intentions explicites de manipuler et de configurer les opinions des téléspectateurs. L’appauvrissement de la pensée qui en résulte contribue à salir, à amoindrir le téléspectateur et à aggraver son asservissement à un monde où tout est ramené aux chiffres et dans lequel ce qui est humain n’a plus comme critère les valeurs de la solidarité et de l’égalité.
« Questions Directes » est une émission parmi tant d’autres dont l’objectif est de rendre impossible l’espoir d’un monde plus juste, plus joyeux et plus solidaire. La corruption de la pensée fait partie de la corruption généralisée d’une classe sociale aux visées hautement prédatrices pour marchandiser la planète et ses habitants à son seul profit.
Monique Pinçon-Charlot
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