Des mercenaires américains racontent les assassinats ciblés au Yémen au profit des Émirats
Middle East Eye
Deux participants à une attaque menée contre un leader du parti al-Islah ont raconté au média en ligne BuzzFeed.News comment ils ont été recrutés pour mener des opérations au Yémen pour le compte d’Abou Dabi.
Les fait remontent à 2015 : l’entreprise militaire utilisant d’anciens agents des forces spéciales américaines et basée dans le Delaware, paradis fiscal garantissant l’anonymat au cœur des États-Unis, aurait envoyé des hommes au Yémen pour assassiner Anssaf Ali Mayo, leader du parti al-Islah réputé proche des Frères musulmans.
Le 29 décembre, les mercenaires devaient dissimuler une bombe près de la porte du siège d’al-Islah, situé à côté d’un stade de football dans le centre d’Aden, une ville portuaire importante du Yémen. L’un des responsables de la mission raconte que l’explosion était censée « tuer tout le monde dans ce bureau ».
Quand ils arrivent à 21h57, tout semble calme. Les hommes sortent du véhicule, les armes à la main. L’un d’eux transporte la charge explosive vers le bâtiment. Mais au moment où il est sur le point d’atteindre la porte, un autre membre de l’équipe ouvre le feu dans la rue faiblement éclairée. Leur plan soigneusement conçu est mis en échec.
Cette attaque armée, décrite par deux de ses participants à BuzzFeed et corroborée par des images de surveillance par drones, serait la première opération d’une entreprise à but lucratif américaine dans un Yémen déchiré par la guerre.
L’entreprise Spear Operations Group appartient à Abraham Golan, citoyen hongrois ayant aussi un passeport israélien. L’homme prétend avoir vécu en France et rejoint la Légion étrangère avant de se lancer dans le lucratif business de la sécurité.
Cette attaque armée, corroborée par des images de surveillance par drones, serait la première opération d’une entreprise à but lucratif américaine au Yémen
Golan aurait vécu en Israël et s’affiche même avec Danny Yatom, l’ancien patron du Mossad, racontant à un magazine américain en 2008, qu’il avait fait la fête en sa compagnie à Londres.
La spécialité de Golan : « assurer la sécurité des clients du secteur pétrolier et gazier en Afrique ». L’un de ses contrats, selon plusieurs sources, consistait à protéger les navires en cours de forage dans les champs pétroliers offshore du Nigeria contre la piraterie et le terrorisme.
Le contrat yéménite aurait été conclu lors d’un déjeuner d’affaires à Abou Dabi, dans un restaurant italien du club des officiers d’une base militaire des Émirats arabes unis, auquel participait Golan et un ancien Navy SEAL (force spéciale de la marine américaine), Isaac Gilmore.
Leur hôte : Mohammed Dahlan, l’ancien chef de la sécurité de l’Autorité palestinienne. « Dans un costume bien ajusté, il regarda froidement ses invités mercenaires et déclara à Golan que, dans un autre contexte, ils se feraient la guerre », peut-on lire sur le site.
Selon BuzzFeed, Dahlane mit au défi ses visiteurs de lui dire ce qui était si spécial dans le profil des militaires américains. Pourquoi étaient-ils meilleurs que les soldats émiratis ?
Golan répondit avec bravade. Souhaitant que Dahlan sache qu’il était capable de tirer, s’entraîner, courir et se battre mieux que quiconque au sein de l’armée des Émirats arabes unis, Golan lui lança : « Donnez-moi votre meilleur homme et je le battrai ».
Le Palestinien fit signe à une jeune employée attentive assise à proximité. « C’est mon meilleur homme », dit Dahlan. La blague relâcha la tension.
Ce jour-là, Golan et Gilmore allaient proposer une forme extraordinaire de service mercenaire. Non pas des services de sécurité et de gardiennage, ni même un encadrement ou une formation de militaires. La paire de gros bras américains allait proposer un service d’assassinat politique à la carte.
Gilmore affirme ne pas se souvenir d’avoir utilisé le mot « assassinats » de manière spécifique. Mais il était clair, dès cette première réunion, rapporte-t-il, qu’il ne s’agissait pas de capturer ou de détenir les dirigeants d’al-Islah. Golan explique qu’on lui avait explicitement demandé d’aider à « perturber et à détruire » al-Islah, qu’il qualifie de « branche politique d’une organisation terroriste ».
Golan explique qu’on lui avait explicitement demandé d’aider à « perturber et à détruire » al-Islah, qu’il qualifie de « branche politique d’une organisation terroriste »
Gilmore et lui ont promis qu’ils pourraient constituer rapidement une équipe possédant les compétences requises.
Dans les semaines qui ont suivi le déjeuner, ils se sont mis d’accord. L’équipe recevrait 1,5 million de dollars par mois, rapportent Golan et Gilmore à BuzzFeed. Ils gagneraient des bonus s’ils réussissaient à tuer – les deux hommes ont refusé de dire combien –mais ils effectueraient leur première opération à moitié prix pour prouver ce qu’ils pouvaient faire. Plus tard, Spear entraînera également les soldats émiratis aux tactiques de commando.
Golan et Gilmore auraient posé une autre condition : ils voulaient être incorporés dans les forces armées des Émirats arabes unis. Et ils voulaient que leurs armes, et leur liste de cibles, proviennent d’officiers de l’armée en uniforme. C’était « pour des raisons juridiques », raconte Golan. « Parce que si la merde frappe le ventilateur », selon ses propos, l’uniforme et les plaques d’identité des EAU marqueraient « la différence entre un mercenaire et un militaire ».
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Dahlan et le gouvernement émirati ont fini par signer l’accord et accepter toutes les conditions.
De retour aux États-Unis, Golan et Gilmore rassemblent d’anciens soldats pour le premier travail de validation de principe. Golan et Gilmore précisent qu’ils offraient à leurs combattants américains 25 000 dollars par mois, soit environ 830 dollars par jour, ainsi que des primes, ce qui reste dans la moyenne du marché.
Malgré tout, les perspectives d’action au Yémen auraient beaucoup refroidi les candidats qui, pour la plupart, jugeaient la situation trop confuse pour un engagement, même de courte durée.
Fin de 2015, Golan, qui dirigeait l’opération, et Gilmore avaient bâti une équipe composée d’une douzaine d’hommes. Trois d’entre eux étaient des vétérans des forces spéciales et pour le reste, le tandem avait puisé dans le vivier des anciens légionnaires français, moins chers : ils ne leur coûtaient qu’environ 10 000 dollars par mois, comme le rappelle Gilmore, moins de la moitié de ce que lui et Golan ont annoncé avoir budgétisé pour leurs homologues américains.
Ils ont également emballé pour quelques semaines des « repas prêts à manger » militaires, des gilets pare-balles, du matériel de communication et du matériel médical. Gilmore raconte avoir apporté un couteau utilitaire doté d’un outil de sertissage spécial pour préparer les détonateurs des explosifs. L’équipe assura même son approvisionnement en whisky, car il était impossible de se procurer de l’alcool au Yémen, raconte encore le site.
Le 15 décembre, ils sont montés à bord d’un Gulfstream G550 affrété. Une fois en vol, Gilmore s’est rendu au poste de pilotage et a informé les pilotes que leur plan de vol avait été légèrement modifié. Après avoir fait le plein en Écosse, ils ne se rendraient pas au principal aéroport commercial d’Abou Dabi, mais sur une base militaire des Émirats arabes unis dans le désert.
Gilmore se souvient qu’au cours de ce vol, un officier émirati en uniforme les a briefés et leur a remis une liste de cibles : 23 fiches avec 23 noms et 23 visages
De là-bas, les mercenaires ont ensuite pris un avion de transport de l’armée de l’air émiratie pour se rendre sur une autre base à Assab, en Érythrée. Gilmore se souvient qu’au cours de ce vol, un officier émirati en uniforme les a briefés et leur a remis une liste de cibles : 23 fiches avec 23 noms et 23 visages. Chaque fiche présentait des renseignements sommaires sur la cible : le rôle de la personne dans la politique yéménite, par exemple, ou ses coordonnées.
Selon Gilmore, certains étaient des membres d’al-Islah, des religieux et des combattants proches du parti, mais il admet qu’il ne pouvait en être sûr.
Pour se défendre Gilmore insiste sur le fait que son équipe n’était pas un escadron de la mort. À titre de preuve, Golan raconte comment, alors que leur mission se poursuit, les EAU ont fourni des noms sans aucune affiliation avec al-Islah ni aucun groupe armé ou autre. Golan affirme avoir refusé de poursuivre ces personnes, une affirmation qui n’a pas pu être vérifiée.
Après avoir atteint Aden, des armes ont été distribuées aux mercenaires. Selon Gilmore et Golan, ils ont été surpris par la qualité médiocre des fusils d’assaut et des RPG chinois.
Plus tard, ils ont reçu leur désignation officielle dans l’armée émiratie. Golan a été nommé colonel et Gilmore lieutenant-colonel, « une « promotion enivrante pour un homme licencié de la Marine en tant qu’officier subalterne », souligne BuzzFeed.
Gilmore a gardé sa plaque d’identité des Émirats arabes unis, un rectangle en or blanc gravé de son groupe sanguin, AB négatif, et de son nom, en anglais d’un côté et en arabe de l’autre.
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En utilisant des sources qui leur avaient été communiquées par le réseau de renseignement des Émiratis, Gilmore explique que l’équipe avait défini le mode de vie quotidien de Mayo : la maison dans laquelle il vivait, la mosquée dans laquelle il priait et ses habitudes au quotidien.
Après une rapide surveillance du quartier général d’al-Islah, ils ont décidé d’utiliser des explosifs.
Deux jours plus tard, se souvient Gilmore, ils ont appris que Mayo était dans son bureau pour une grande réunion.
Golan s’est réuni avec Gilmore, un autre ex-Navy SEAL et un ancien soldat de la Delta Force (unité des forces spéciales américaines), pour la mission. Laissant derrière eux tout ce qui pouvait prouver leur identité, ils se sont dirigés, lourdement armés et munis de leur bombe vers le QG d’al-Islah.
Gilmore, Golan et deux autres sont montés dans un véhicule blindé avec un soldat en civil émirati au volant. Les soldats de la Légion étrangère française se trouvaient dans un autre véhicule 4x4, positionné en couverture. Juste avant que le mercenaire n’atteigne la porte d’entrée, portant la charge d’explosif destinée à tuer Mayo, l’un des mercenaires à l’arrière du véhicule a ouvert le feu, tirant dans la rue.
Il y avait un drone qui survolait la zone, et la vidéo, obtenue par BuzzFeed, montre des coups de feu, mais pas sur la cible des Américains. La vidéo de drone ne montre pas non plus de riposte.
Gilmore rapporte que lui-même avait tiré sur quelqu’un dans la rue, mais que son arme était bloquée. Selon lui, il ne savait pas trop qui leur tirait dessus. Quoi qu’il en soit, le mercenaire qui transportait l’explosif jusqu’au bâtiment a continué malgré le tumulte autour de lui, pendant vingt secondes, montre la vidéo.
Mayo disparaît de la circulation pendant de nombreux mois. Cette éclipse restera, selon Golan, une marque du succès de l’opération qui a neutralisé de manière prolongée un acteur gênant pour les Émirats au Yémen
Pour s’enfuir, les mercenaires ont heurté des véhicules militaires des EAU. Puis, soudain, une explosion – la bombe posée sur la porte – a été suivie par une seconde plus importante. La deuxième explosion était le véhicule des mercenaires. Gilmore et Golan disent l’avoir piégée pour dissimuler la source de la bombe, confondre al-Islah et renforcer l’attaque.
L’équipe serait toutefois revenue à la base sans une chose importante. Les forces spéciales américaines appellent cela une identification positive, ou « PID », en d’autres termes, la preuve que Mayo était mort. Une photo, par exemple, ou de l’ADN. « Cela a causé des problèmes avec Dahlan », se souvient Gilmore.
Mayo disparaît de la circulation pendant de nombreux mois. Si ses compagnons ne l’ont pas déclaré mort, sa disparition de la scène politique yéménite confortait l’équipe de Golan. Il finira par réapparaître publiquement et obtiendra un poste officiel auprès du gouvernement de Abdrabbo Mansour Hadi. Mais cette éclipse restera, selon Golan, une marque du succès de l’opération qui a neutralisé de manière prolongée un acteur gênant pour les Émirats au Yémen.
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Selon Golan, son équipe aurait éliminé plusieurs cibles, mais il a refusé de donner un nombre exact ou leurs noms. Après leur première mission semi-bâclée, les mercenaires ont poursuivi leur plan.
Ils se sont débarrassés des légionnaires étrangers français en les remplaçant par des Américains. Les Émiratis leur ont également fourni de meilleures armes et un meilleur équipement, rapportent Golan et Gilmore : des explosifs C4, des pistolets équipés de silencieux et des fusils M4 haut de gamme de fabrication américaine. Ils étaient également équipés de motos qu’ils pouvaient utiliser pour se faufiler dans la circulation d’Aden et poser des bombes magnétiques sur les voitures. Tout le matériel, affirment-ils, provenait de l’armée des Émirats arabes unis.
Les personnes que Spear a ciblées, selon Gilmore et son comparse, étaient légitimes parce qu’elles avaient été sélectionnées par le gouvernement des Émirats arabes unis, allié des États-Unis. Gilmore assure que lui et Golan avaient déclaré aux EAU qu’ils n’agiraient jamais contre les intérêts américains. Et Golan affirme que, sur la base de son expérience militaire, il était en mesure de dire si une cible était un terroriste après seulement une semaine ou deux de surveillance.
Gilmore reconnaît néanmoins que certaines des cibles auraient pu être des personnes qui ont simplement perdu la faveur de la famille dirigeante. Se référant au prince héritier du pays, Mohammed ben Zayed, Gilmore avoue : « Il est possible que la cible soit quelqu’un que MBZ n’aime pas ».
Ce n’est pas la première fois que les Émirats arabes unis travaillent avec un entreprise militaire privée américaine.
En 2017, des rapports ont indiqué que le gouvernement d’Abou Dabi employait une entreprise créée par Éric Prince, fondateur de Blackwater, nommée Reflexe Response. Une entreprise chargée de former l’armée émiratie, mais aussi soupçonnée de fomenter une guerre privée contre l’Iran.
En Libye, c’est une autre entreprise de Prince, Frontier Services Group qui servira de force aérienne pour le général Khalfa Haftar, en installant une base de drones et d’avions d’attaque au sol en Libye, au profit des Émirats arabes unis.
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