Après s’être vus à deux reprises de manière informelle, le président rwandais Paul Kagame et le président français Emmanuel Macron se sont rencontrés officiellement à Paris le 23 mai 2018. Les deux dirigeants n’ont manifesté aucun empressement à faire la lumière sur la complicité de l’État français dans le génocide commis en 1994 contre les Tutsi du Rwanda. Tout laisse penser que la raison d’État passera avant la recherche de la vérité.
Paul Kagame a été reçu en visite officielle à Paris les 23 et 24 mai. Accueilli par Emmanuel Macron, il a ouvert avec lui le salon Viva Tech, un rendez-vous international consacré au numérique. Ce spectaculaire dégel entre Kigali et Paris est le fruit d’une volonté d’apaisement des relations franco-rwandaises qui date vraisemblable ment des premiers mois du mandat d’Emmanuel Macron. Une rencontre entre les deux chefs d’État avait eu lieu en septembre 2017, en marge de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
Ce premier signe de détente avait été compromis par la convocation, moins d’un mois plus tard, du ministre de la défense rwandais, James Kabarebe, par les juges Herbaut et Poux, en charge de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 dans lequel a péri le président Juvénal Habyarimana (cf. Billets n°272, novembre 2017). La réaction des autorités rwandaises avait été très vive, bien que le président Macron ait alors souligné que la justice française est indépendante : Kigali avait rappelé son ambassadeur en consultation et publié en décembre le rapport d’un cabinet d’avocats état-sunien, le cabinet CunninghamLevyMuse, sur le rôle de la France dans le génocide (cf. Billets n° 273, décembre 2017 - janvier 2018). De plus, malgré l’annonce trois jours plus tôt de la clôture de l’instruction sur l’attentat, la ministre des affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, avait déclaré, le 24 décembre 2017, que des mandats d’arrêt internationaux contre des militaires français impliqués dans le génocide des Tutsi étaient en cours de rédaction.
L’encre avec laquelle ils sont rédigés séchera-t-elle un jour ? C’est en effet cette même Louise Mushikiwabo que Paris a décidé de soutenir pour le poste de secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Ce geste signifie-t-il que les deux capitales s’apprêtent à tirer un trait sur l’implication française dans le génocide des Tutsi ? Le fait que le sujet ait à peine été évoqué lors de la conférence de presse commune des deux chefs d’État le laisse craindre. Ce n’est qu’en réponse à un journaliste de RFI qu’Emmanuel Macron a indiqué que la déclassification des archives se poursuivrait – à ne pas confondre avec leur communication ou leur publication – et qu’un groupe de chercheurs chargé d’un « travail de mémoire » sur le génocide serait constitué « dans les prochains mois ». Une annonce qui ne doit guère faire trembler les responsables français en poste au moment du génocide des Tutsi puisque Hubert Védrine avait fait une suggestion similaire en 2014. Reste à savoir à quels documents ces historiens auront accès, et s’ils accepteront d’enterrer la complicité française, à l’instar de la mission d’information parlementaire de 1998 qui avait rendu des conclusions bien en deçà des documents et témoignages collectés.
Ce sentiment d’un escamotage des responsabilités françaises dans le génocide a été confirmé par le discours de la ministre de la défense, le 5 juin, devant l’Assemblée nationale. S’en prenant à ceux « qui tentent de réécrire l’histoire et tiennent des propos souvent vendeurs », elle a déclaré : « Je veux dire ici très clairement que je ne laisserai pas entacher l’honneur de nos armées et que je serai toujours là pour le défendre ». Florence Parly a ajouté que les armées « ont systématique ment donné suite aux demandes de déclassification qui leur ont été adressées »... ce qui n’est vrai que si un refus de déclassification constitue à ses yeux une suite, certes négative, à la demande d’un juge d’instruction. On comprend qu’elle ait pu plastronner : « Il n’y a donc aucune raison d’avoir peur, car c’est la déclassification qui permettra aussi d’apaiser les fantasmes et de mettre un terme à d’insupportables suspicions ».
Ce rapprochement franco-rwandais a plusieurs causes possibles. Côté français, on ne peut sans doute plus ignorer l’engouement suscité par Paul Kagame, de surcroît actuel président de l’Union Africaine. Selon le journaliste Jean-François Dupaquier, « depuis Paris et depuis 1990, certains acteurs politiques importants ont mené sans discontinuer (si l’on excepte la présidence de Nicolas Sarkozy) une guerre sournoise contre le chef rebelle du Front patriotique rwandais (FPR). Les acteurs parisiens de cette politique ont perdu sur tous les tableaux : ils n’ont pas empêché Paul Kagame de mettre fin au génocide des Tutsis en 1994, puis de devenir chef de l’Etat, et, last but not least, d’apparaître aujourd’hui un grand leader panafricain, idole de foules qui veulent en finir avec le népotisme, la corruption et la misère un peu par tout sur le continent africain. Des despotes souvent tenus à bout de bras par Paris » (Afrikarabia, 29/08/2017).
Paradoxalement, le Rwanda pourrait devenir un champion de la francophonie, si l’on en croit le chercheur Bruno Bernard, pour qui, « en raison des tensions dans la région des Grands lacs, surtout le grand voisin (la République Démocratique du Congo, ndlr), avoir un Rwandais francophone pour défendre la francophonie au Rwanda, c’est évidemment mettre un frein et un veto aux velléités anglophones dans la région. Mais aussi faire en sorte que le plus grand pays francophone de la planète, la RDC, reste bien francophone » (« Francophonie : que cache l’intérêt du Rwanda ? », TV5 Monde, 24/05).
Côté rwandais, il serait appréciable d’obtenir la neutralité, voire le soutien, de la France dans les instances internationales (Union Européenne, ONU, OIF...). En outre, selon Bruno Bernard, « le gouvernement [rwandais] s’est rendu compte que le pays était en com pétition avec les Sud-africains et les Éthiopiens, et les marchés sont déjà saturés. L’univers francophone, lui, paraît plus "gentil" concernant les affaires, moins agressif. »
Regarder ensemble vers l’avenir ne nécessite visiblement pas, aux yeux des deux chefs d’État, de faire la lumière sur la politique française menée au Rwanda entre 1990 et 1994. On peut très sérieusement douter qu’un tel arrangement avec la vérité soit envisageable, tant sont profonds, au Rwanda, le traumatisme créé par le génocide des Tutsi et, en France, l’interrogation sur le fonctionnement démocratique des institutions de la Vème République suscitée par la complicité dans le dernier génocide du XXème siècle.
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