Bolsonaro : une créature engendrée par les médias
Par Jonathan Cook*
Common Dreams
Le problème que le Brésil va avoir avec Bolsonaro ne tient pas au fait que ce soit un farouche conservateur ou un « populiste » de droite. Le problème que le Brésil va rapidement avoir avec Bolsonaro tient au fait que c’est un néolibéral prêt à brader les entreprises d’État brésiliennes, le socle de la richesse du pays. Les privatisations vont aller grand train. Et on peut prédire qu’avec les mesures d’austérité et la paupérisation qui vont inévitablement s’ensuivre, des manifestations monstres sont à prévoir – Bolsonaro a d’ailleurs déjà publiquement annoncé qu’il les fera mater. On peut donc d’ores et déjà en parler comme d’un deuxième Pinochet.
Comment le Brésil en est-il arrivé là ? Au delà des fautes très réelles et des erreurs manifestes accumulées par le PT, les médias, qui sont les seuls vrais faiseurs de rois des pays libéraux, ont joué un rôle majeur.
Malgré leur prétendue inquiétude, les ploutocrates et leurs porte-parole médiatiques préfèrent de très loin un populiste d’extrême droite comme Trump ou Bolsonaro à un leader populiste de vraie gauche.
Avec la victoire de Jair Bolsonaro aux élections présidentielles brésiliennes ce week-end, les oiseaux de mauvais augure de l’élite occidentale sont encore une fois de sortie en force. Son succès, comme celui de Donald Trump, a confirmé un préjugé entretenu de longue date : on ne peut pas faire confiance au peuple ; lorsqu’il en a la possibilité, il se comporte comme une foule menée par des pulsions primales, et les masses mal lavées menacent de faire tomber les murs soigneusement bâtis de la civilisation.
Les gardiens de l’ordre établi ont refusé de tirer la leçon de l’élection de Trump, et il en sera de même pour Bolsonaro. Plutôt qu’utiliser les facultés intellectuelles qu’ils revendiquent comme leur domaine exclusif, les « analystes » et « experts » occidentaux détournent à nouveau les yeux de tout ce qui pourrait les aider à comprendre ce qui a envoyé nos prétendues démocraties dans les zones d’ombre habitées par les nouveaux démagogues. Au lieu de quoi, comme toujours, ils en rejettent la faute sur les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux et les « fake news » sont apparemment les raisons pour lesquelles Bolsonaro a gagné dans les urnes. Sans gardiens de l’ordre établi en position de limiter l’accès du public à la seule « presse libre » – qui est elle-même le jouet de milliardaires et de multinationales, avec des marques et une ligne éditoriale à respecter — la parole de la plèbe aurait été libérée et aurait exprimé son fanatisme inné.
Nous en avons un exemple avec Simon Jenkins, un gardien chevronné de l’ordre établi britannique – c’est un ancien rédacteur en chef du Times of London qui écrit maintenant pour le Guardian — pontifiant sur Bolsonaro :
La leçon pour les partisans de la démocratie ouverte est flagrante. Ses valeurs ne peuvent pas être tenues pour acquises. Lorsque le débat ne sera plus régulé par les médias, les tribunaux et les institutions réglementés, la politique sera livrée, par défaut, aux pulsions de la foule. Les réseaux sociaux – auparavant considérés comme un facteur de concorde mondiale — sont devenus des pourvoyeur de mensonges, de colère et de haine. Leurs algorithmes polarisent l’opinion. Leur pseudo-informations poussent le débat aux extrêmes.
C’est aujourd’hui le consensus par défaut des médias grand public, que ce soit dans leurs incarnations de droite ou dans la variété qui se pose en « gauche » libérale comme le Guardian. Les gens sont stupides, et nous avons besoin d’être protégés de leurs bas instincts. Les médias sociaux, affirment-ils, ont ouvert la porte aux tréfonds de l’inconscient de l’humanité.
Comment nous vendre la ploutocratie
Il y a un fond de vérité dans l’argument de Jenkins, mais ce n’est pas celui qu’il pense. Les réseaux sociaux ont effectivement libéré les gens ordinaires. Pour la première fois dans l’histoire moderne, ils ne sont pas simplement les destinataires d’informations officielles triées sur le volet. Ils ne sont pas seulement critiqués par leurs supérieurs, ils peuvent leur répondre — et pas toujours avec autant de déférence que ne l’espérait la classe médiatique.
Accrochés qu’ils sont à leurs anciens privilèges, Jenkins et ses semblables sont à juste titre inquiets. Ils ont beaucoup à perdre.
Mais cela signifie aussi qu’ils sont loin d’être des observateurs impartiaux de la scène politique actuelle. Ils sont profondément investis dans l’ordre établi, dans les structures de pouvoir existantes qui leur ont permis d’être des courtisans bien rémunérés des entreprises qui dominent la planète.
Bolsonaro, comme Trump, n’est pas une sortie de l’ordre néolibéral actuel ; il en est une intensification, une escalade de ses pires pulsions. Il en est la conclusion logique.
Les ploutocrates qui dirigent nos sociétés ont besoin de figures de proue derrière lesquelles ils peuvent cacher leur pouvoir. Jusqu’à présent, ils préféraient des vendeurs habiles, ceux qui pouvaient vendre les guerres comme des interventions humanitaires plutôt que comme des exercices en mort et en destruction dédiées aux profits ; maquiller le pillage intensif de ressources naturelles en moteur de croissance économique ; l’accumulation massive de richesses cachées dans des paradis fiscaux en résultat normal de l’économie de marché ; les sauvetages de banques financés par les contribuables pour enrayer les crises économiques qu’elles avaient déclenchées en mesures d’austérité nécessaires, etc.
Barack Obama ou Hillary Clinton étaient leurs vendeurs préférés, surtout à un moment où les élites nous avaient convaincus par un argument qui les servait : que les ghettos communautaires fondés sur la couleur de peau ou le genre importaient bien plus que la classe sociale. Il s’agissait d’une politique de division pour régner déguisée en émancipation. La polarisation dont Jenkins se plaint aujourd’hui a été en vérité alimentée et rationalisée par les médias grand public qu’il sert si fidèlement.
La peur de l’effet domino
Malgré leur préoccupation déclarée, les ploutocrates et leurs portes-parole des médias préfèrent de loin un populiste d’extrême droite comme Trump ou Bolsonaro à un leader populiste de gauche authentique. Ils préfèrent les divisions sociales alimentées par des néofascistes comme Bolsonaro, des divisions qui protègent leurs richesses et leurs privilèges, au message unificateur d’un socialiste qui veut limiter les privilèges de la classe sociale la plus riche, qui sont le véritable socle du pouvoir de l’élite.
La vraie gauche — que ce soit au Brésil, au Venezuela, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis — ne contrôle ni la police ou l’armée, ni le secteur financier, ni les industries pétrolières, ni les fabricants d’armes, ni les médias grand public. Or, ce sont ces industries et institutions qui ont ouvert l’accès au pouvoir à Bolsonaro au Brésil, à Viktor Orban en Hongrie et à Trump aux États-Unis.
D’anciens dirigeants socialistes comme le Brésilien Luiz Inácio Lula da Silva ou Hugo Chavez au Venezuela étaient voués à l’échec, non pas tant à cause de leurs défauts individuels que parce que des intérêts puissants leur refusaient le droit de gouverner. Ces socialistes n’ont jamais eu le contrôle des principaux leviers du pouvoir. Leurs efforts ont été sabotés — de l’intérieur et de l’extérieur — dès leur élection.
Les élites locales d’Amérique latine sont liées comme des sœurs siamoises aux élites américaines qui, de leur côté, sont déterminées à s’assurer que toute expérience socialiste dans leur arrière-cour, l’Amérique Latine, échoue – c’est pour elles un moyen d’éviter un effet domino très redouté, qui pourrait stimuler des envies de socialisme plus près de chez eux.
Les médias, les élites financières, les forces armées n’ont jamais servi les gouvernements socialistes qui ont lutté pour réformer l’Amérique latine. Le monde des affaires n’a aucun intérêt à construire des logements convenables à la place des bidonvilles, non plus qu’à tirer les masses de la pauvreté – la première recruteuse des membres des gangs de trafiquants de drogue que Bolsonaro prétend écraser à travers encore plus de violence.
Bolsonaro ne rencontrera aucun des obstacles institutionnels que Lula da Silva ou Chavez ont dû surmonter. Personne au pouvoir ne se mettra en travers de son chemin lorsqu’il instituera ses « réformes ». Personne ne l’empêchera de brader les richesses du Brésil à ses amis du monde des affaires. Comme dans le Chili de Pinochet, Bolsonaro peut être assuré que son néofascisme vivra en parfaite harmonie avec le néolibéralisme.
Le système immunitaire des démocraties occidentales
Si vous voulez comprendre l’ampleur de l’aveuglement de Jenkins et d’autres gardiens de l’ordre établi des médias, comparez l’ascension politique de Bolsonaro à celle de Jeremy Corbyn, le modeste leader social-démocrate du parti travailliste britannique. Ceux qui, comme Jenkins, se plaignent du rôle des réseaux sociaux — c’est-à-dire de vous, le public — dans la promotion de leaders comme Bolsonaro sont ceux-là mêmes qui attaquent Corbyn jour après jour, coup après coup, depuis trois ans — depuis qu’il a accidentellement brisé les garde-fous prévus par son parti pour empêcher un dirigeant comme lui de prendre le pouvoir.
Le Guardian, une publication soi-disant de gauche libérale, a mené cette attaque. Comme les médias de droite, il a démontré sa détermination absolue à arrêter Corbyn à tout prix, sous n’importe quel prétexte.
Quelques jours après l’élection de M. Corbyn à la direction du Parti travailliste, le journal Times — la voix de l’élite économique britannique — a publié un article qui citait un général non nommé selon qui les commandants de l’armée britannique avaient accepté de saboter un éventuel gouvernement Corbyn. Le général a suggéré qu’il y aurait d’abord un coup d’État militaire.
Nous ne sommes pas censés en arriver au point où ce type de menaces – qui font tomber le masque démocratique de l’Occident – devraient jamais être mises en œuvre. Nos prétendues démocraties ont été créées avec des systèmes immunitaires dont les défenses sont mobilisées pour éliminer une menace comme Corbyn bien en amont.
Mais après qu’il se soit malgré tout rapproché du pouvoir, les médias grand public de droite ont été forcés de dégainer leurs slogans standards contre un leader de gauche : que c’était un incompétent, un non-patriote, voire un traître.
Mais tout comme le corps humain a des cellules immunitaires différentes pour augmenter ses chances de succès, les médias grand public ont des agents de fausse gauche libérale, comme le Guardian, pour faire pendant aux défenses de la droite. Le Guardian a cherché à blesser Corbyn à travers le communautarisme, ce talon d’Achille de la gauche moderne. Son flot interminable de campagnes de harcèlement médiatique sur un prétendu antisémitisme des troupes de Corbyn avait pour but d’éroder le crédit durement gagné qu’il avait accumulé, au fil des décennies, pour son travail antiraciste.
La politique de la terre brûlée
Pourquoi Corbyn est-il si dangereux ? Parce qu’il soutient le droit des travailleurs à une vie digne, parce qu’il refuse d’accepter la toute-puissance des multinationales, parce qu’il implique qu’une autre façon d’organiser nos sociétés est possible. C’est un programme modeste, voire timide, qu’il articule, mais il est encore beaucoup trop radical, que ce soit pour la classe ploutocratique qui règne sur nous ou pour les médias grand public qui lui servent de propagandistes.
La vérité ignorée par Jenkins et les autres sténographes des multinationales est que si vous sabotez les programmes d’un Chavez, d’un Lula da Silva, d’un Corbyn ou d’un Bernie Sanders, alors vous aurez Bolsonaro, Trump, Orban, etc.
Ce n’est pas que les masses soient une menace pour la démocratie. C’est plutôt qu’une proportion croissante d’électeurs comprennent qu’une élite mondiale de grandes entreprises a truqué le système pour s’enrichir toujours plus. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui polarisent nos sociétés. C’est plutôt que la détermination des élites à piller la planète jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien a alimenté le ressentiment et tué l’espoir. Ce ne sont pas les « fake news » qui déchaînent les bas instincts des classes inférieures. C’est plutôt la frustration de ceux qui pensent que le changement est impossible, que personne au pouvoir ne les écoute ou ne se soucie d’eux.
Les réseaux sociaux ont donné du pouvoir aux gens ordinaires. Ils leur ont montré qu’ils ne peuvent pas faire confiance à leurs dirigeants, que le pouvoir l’emporte sur la justice, que l’enrichissement des élites économiques exige leur pauvreté. Ils ont conclu que, si les riches peuvent s’engager dans une politique de la terre brûlée contre la planète, notre seul refuge, alors ils peuvent partir dans une politique de la terre brûlée contre l’élite mondiale.
Ont-ils fait un choix judicieux en choisissant un Trump ou un Bolsonaro ? Non. Mais les gardiens libéraux de l’ordre établi n’ont pas le droit de les juger. Pendant des décennies, toutes les composantes des médias grand public ont contribué à saper la gauche authentique, qui aurait pu offrir de véritables solutions, qui aurait pu battre la droite, et qui aurait pu offrir un gouvernail à un public confus, désespéré et désabusé.
Jenkins veut faire la leçon aux masses sur leurs choix alors que lui et son journal les éloignent de tout politicien qui se soucie de leur bien-être, qui se bat pour une société plus juste, qui accorde la priorité au redressement de ce qui est tordu.
Les élites occidentales décrieront Bolsonaro dans l’espoir désespéré et cynique de redevenir crédibles en tant que gardiennes d’un prétendu ordre moral. Mais elles l’ont conçu. Bolsonaro est leur créature.
Jonathan Cook
With Brazil’s Bolsonaro, Israel Finds Another Natural Partner on the Far-right, le 6 novembre 2018
Traduction et note d’introduction Entelekheia, publié le 2 novembre 2018
* Jonathan Cook est lauréat du Prix de journalisme Martha Gellhorn. Parmi ses livres figurent “Israel and the Clash of Civilisations: Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East” (Pluto Press) et « Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair » (Zed Books). Son site web est www.jonathan-cook.net.
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