Autopsie d’un génocide planifié. Connivences françaises au Rwanda
Par François-Xavier Verschave
Monde diplomatique, mars 1995
Faute d’être soumise à une autorité démocratique, la politique française en Afrique — et en particulier au Rwanda — met en scène une pluralité d’acteurs : politiques, militaires, affairistes, agissant pour leurs propres intérêts en dehors de tout contrôle.
Pendant trois ans (1990-1993), l’armée française a tenu à bout de bras les troupes d’un régime rwandais — ou plutôt d’un clan — s’enfonçant dans le génocide, le racisme et la corruption. Engagée dans le combat contre le Front patriotique rwandais (FPR) (1), l’« ennemi » diabolisé en « Khmer noir », la France a massivement équipé les Forces armées rwandaises (FAR) ; elle les a instruites dans des camps où se pratiquaient la torture et le massacre de civils (à Bigogwe par exemple) ; elle a encouragé une stratégie « antisubversive » qui passait par la création de milices enivrées de haine, et enivrées tout court. Après la publication, en février 1993, du rapport d’une commission internationale dénonçant — déjà — des « actes de génocide », le mot d’ordre, venu directement de l’Elysée, n’a pas changé : « Casser les reins du FPR. »
Tout un pan du dispositif franco-africain défini à La Baule sombrera alors dans le jusqu’au-boutisme : sabotage des accords d’Arusha ; (possible) implication dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Juvénal Habyarimana (près d’accepter l’application de ces accords), puis accueil dans les locaux de l’ambassade de France à Kigali d’une sorte d’assemblée générale extraordinaire du « Hutu power », des partisans de l’épuration ethnique et du massacre des Tutsis.
Après la mort du président, une partie des concepteurs de la « solution finale du problème tutsi » sont à Paris, tandis que se constitue, sous l’aile de la France, un « gouvernement intérimaire » qui continuera d’encourager les appels au meurtre de Radio libre des Mille Collines (lire « Les extrémistes de “Radio Machette” »). Au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), la France fera cause commune avec ce « gouvernement » et s’opposera, cinq semaines durant, à la reconnaissance du génocide. D’avril à juin 1994, pendant que les massacres se poursuivaient et qu’étaient tués à la machette environ 500 000 Tutsis, une fraction de l’armée française n’aura qu’une obsession : continuer de ravitailler et d’assister les FAR — sous la protection desquelles « travaillaient » les tueurs. Elle y parvint assez longtemps pour faire le joint avec l’opération « Turquoise » : cette démonstration de force protégea certes quelques rescapés tutsis, mais permit surtout aux responsables du génocide de se mettre à l’abri au Zaïre ou ailleurs. Certains d’entre eux, tel M. Jérôme Bicamumpaka, conservent des visas de longue durée qui leur permettent de venir régulièrement en France et d’y entretenir d’utiles contacts.
Ce bref aperçu montre que la compromission de la France et sa responsabilité dans l’un des plus grands crimes collectifs de cette fin de siècle ne furent pas marginales (2). Comment la République en est-elle arrivée là, quel système de décision et quelle absence de contrôle politique ont-ils pu autoriser de telles aberrations ?
Sous la présidence du général de Gaulle, Jacques Foccart fonda le maintien de l’influence de la France sur ses anciennes colonies sur des relations patrimoniales et clientélistes (3). La confusion du politique et de l’économique, des intérêts publics et privés, correspondait à une stratégie de la cellule franco-africaine de l’Elysée — où aboutissaient tous les fils du réseau. Le système, centralisé, impliquait déjà la corruption, la concussion, les « barbouzeries », l’accaparement des rentes (matières premières et aide publique au développement) et le financement clandestin des activités politiques. Tous ces facteurs ont érodé le sens de l’Etat et du service public. Ils ont contribué à enfoncer l’Afrique francophone dans une crise multiforme : endettement sans contrepartie productive, extraversion, stérilisation de l’esprit d’entreprise, omnipotence d’un Etat parasite... Ajoutée au défi démographique, cette crise ne pouvait que durcir les luttes pour le pouvoir et en criminaliser l’exercice.
Entre fils de présidents...
Parallèlement, de Charles de Gaulle à M.Valéry Giscard d’Estaing, puis à M. François Mitterrand, l’hypercentralisation élyséenne s’est décomposée, tandis que s’accentuait la démoralisation des acteurs. Au sommet, les relations inter-présidentielles sont passées du clientélisme à la « familiarité » : il fut donné licence à M. Jean-Christophe Mitterrand, le fils du président, de faire tout et n’importe quoi, entraînant dans ses aventures d’autres fils de président, MM. Jean-Pierre Habyarimana, Manda Mobutu, Ali Bongo, etc. — qui n’en espéraient pas tant. Dans l’ombre, le pouvoir français avait utilisé ou laissé prospérer plus d’une dizaine de clans, corporations, filières, fraternités, réseaux : ils se sont émancipés. Le lobby militaro-africaniste et ses électrons libres (l’ex-capitaine Barril ou l’amiral Lacaze) multiplient les initiatives autonomes. La perte des repères et du sens des responsabilités est telle que, dans le contexte africain de rivalités ethniques exacerbées, l’accident n’y est pas accidentel.
A l’intrication des décideurs s’ajoutent des motivations souvent contradictoires. A la conscience ou à l’humanisme d’un certain nombre de fonctionnaires et de membres d’organisations non gouvernementales s’opposent les schémas géopolitiques primitifs des services secrets qui diabolisent les « hordes hamites » ou les « pions des Anglo-Saxons » et prônent une conception myope des intérêts commerciaux de la France et de la francophonie. S’y greffent également toutes les variantes d’une « amitié » qui dégénère en complicité à mesure de la dérive criminelle de certains régimes.
La présence de la France dans le camp des responsables du génocide rwandais illustre l’agencement désordonné des acteurs et des motivations. Du côté des décideurs, MM. François et Jean-Christophe Mitterrand ont tenu un rôle majeur, en raison des liens très forts les unissant à la famille du dictateur Habyarimana. Le président de la République française suivait avec une exceptionnelle attention, y compris en déplacement, l’évolution de la situation militaire au Rwanda ; durant la période de cohabitation (1993-1995), il nommera à la tête de la Mission militaire de coopération, rue Monsieur à Paris, son homme de confiance, le général Jean-Pierre Huchon — second personnage de l’état-major élyséen, fortement imprégné des schémas anti-Tutsis.
Le gouvernement de M. Edouard Balladur n’a pas contrecarré les tragiques desseins élyséens : la politique franco-africaine profite d’une grande continuité qui dépasse les clivages partisans. M. Charles Pasqua a la même approche des problèmes que M. François Mitterrand (son fils Pierre est l’un des « messieurs Afrique » du ministre de l’intérieur). L’ancien ministre de la coopération, M. Michel Roussin, passé du service de M. Jacques Chirac à celui de M. Edouard Balladur, s’est parfaitement entendu avec l’Elysée. Dans ces conditions, le premier ministre, qui ne s’intéresse guère au continent noir, a choisi de laisser faire. Deux membres du gouvernement se sont pourtant distingués : le ministre des affaires étrangères, M. Alain Juppé, en tentant d’introduire la rationalité du Quai d’Orsay (d’où l’inflexion de l’attitude officielle de la France à la mi-1993, en faveur des accords d’Arusha — inflexion compromise par la suite et par les autres acteurs) ; et celui de la défense, M. François Léotard, en contribuant à cantonner l’opération « Turquoise » dans ses objectifs affichés (fort éloignés des impulsions premières).
La détermination du président Mitterrand à combattre le FPR — ces « anglophones ougandais », « avant-garde du Tutsiland » (4) — a conduit à installer au Rwanda le plus gros dispositif de combat français en Afrique depuis l’affaire tchadienne. Puisque, officiellement, on ne faisait pas la guerre, toute la panoplie des missions discrètes (instruction, encadrement, conseil, renseignement, mise à disposition du régime rwandais de soldats antillais ou de mercenaires semi-publics, manipulation d’opposants politiques) a été utilisée. Le compte-rendu de la rencontre à Paris, le 9 mai 1994 (un mois après le déclenchement du génocide et alors que les massacres se poursuivaient), entre le général français Jean-Pierre Huchon et l’officier émissaire des FAR, M. Ephrem Rwabalinda, est édifiant. Par-delà les fournitures et soutiens militaires que pouvait apporter la France, la question du jour n’était pas comment arrêter le génocide, déjà à moitié accompli, mais comment retourner les médias en faveur du camp en train de le commettre (5) ?
L’engagement de la France au Rwanda est révélateur des dégâts que peuvent causer en Afrique des acteurs politiques, militaires, affairistes, voire mafieux (il y avait notamment un narco-trafic rwando-français), lorsqu’ils ne sont plus soumis à l’autorité démocratique. Certains ressuscitent le « syndrome de Fachoda », une paranoïa face aux « menées anglo-saxonnes » qui légitime les alliances avec le dictateur zaïrois Mobutu et le régime islamiste de Khartoum, contre l’Ouganda et le Rwanda actuel (6). Paris n’hésite pas à sacrifier des populations (Tutsis, Noubas, Dinkas, etc.) à la défense d’une ligne Maginot imaginaire, abritant le commerce français et la francophonie (7). Ce microcosme franco-africain reste lié à ses correspondants locaux par diverses formes de « solidarité » : la cogestion de comptes en Suisse, alimentés par le dépeçage de l’aide publique ou le détournement de marchandises ; la « fraternité d’armes » avec d’anciens élèves des écoles militaires hexagonales, intégrés dans une armée ou une garde présidentielle claniques, avec des officiers acheteurs d’armes ou matériels français, très largement commissionnés...
Mais l’horreur de l’histoire n’est pas faite que de décisions cyniques : elle se nourrit aussi de mesquineries et de lâchetés. Ni l’opinion ni les médias ne peuvent vraiment être exonérés. Ils n’ont rien dit lorsque M. François Mitterrand a affirmé solennellement : « Il n’y a pas de Monsieur Afrique à l’Elysée. » C’était le 14 juillet 1990. Quatre mois plus tard, répondant à une demande téléphonique du dictateur Juvénal Habyarimana, M. Jean-Christophe Mitterrand lui promettait l’envoi des parachutistes français…
François-Xavier Verschave
(1) Composé en majorité d’exilés tutsis.
(2) Cf. Colette Braeckman, Rwanda : histoire d’un génocide, Fayard, Paris, 1994 ; François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, Paris, 1994 ; « Dossier » noir de la politique africaine de la France, par la Coalition pour ramener à la raison démocratique la politique africaine de la France, trois livraisons déjà parues, c/o Survie, 57, avenue du Maine, 75014 Paris.
(3) Selon Jean-François Médard. Lire son intervention lors de la « mise en examen » de la politique africaine de la France, les 8 et 9 novembre 1994 à Biarritz reproduite dans L’Afrique à Biarritz, Agir Ici et Survie, Karthala, Paris, 1995.
(4) Dont la carte, centrée sur l’Ouganda, ornait sous cette appellation le bureau du chef d’état-major des armées. D’après Antoine Glaser et Stephen Smith, L’Afrique sans Africains, Stock, Paris, 1994, pp. 184-185.
(5) Lors du « flagrant délit » rwandais, l’ambassade de France a porté beaucoup plus d’attention à la sauvegarde de ses archives qu’au massacre du personnel rwandais de la coopération.
(6) Jusqu’à la « transformation complète de notre politique au Rwanda » annoncée par le ministre Bernard Debré dans Le Monde, 29 décembre 1994 : l’ancienne était indéfendable dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne.
(7) Mais, observe Colette Braeckman, « peut-on sérieusement imaginer que la défense de la francophonie puisse coïncider avec la protection d’un régime digne des nazis ? Aucune loi Toubon ne pourra jamais réparer un tel outrage à l’esprit même de la langue française ».
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