Le gouvernement du Canada utilise de fausses allégations d’«ingérence étrangère» pour étendre la censure avant les élections fédérales
Par Penny Smith et Roger Jordan
WSWS
Le gouvernement libéral du Canada a émis une série d'avertissements incendiaires au sujet du prétendu danger d’«ingérence étrangère» dans les élections fédérales du pays prévues en octobre prochain. Cette campagne réactionnaire a le double objectif de légitimer la censure des médias sociaux et d'Internet et de susciter l'hostilité contre la Russie, qu'Ottawa, comme son partenaire de longue date Washington, considère comme un adversaire stratégique.
S'exprimant lors d'une réunion des ministres des Affaires étrangères du G7 qui s'est tenue en Bretagne, en France, les 5 et 6 avril, dans le but prétendu d'établir des «normes communes» pour empêcher les puissances étrangères de déstabiliser les «démocraties», Chrystia Freeland a déclaré: «Nous pensons que l'intervention[lors des élections fédérales] est très probable et que des acteurs étrangers mal intentionnés ont probablement déjà fait des efforts pour miner notre démocratie.»
Lors d'une conférence de presse le même jour, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé que «des pays comme la Russie sont à l'origine d'un grand nombre des campagnes qui ont semé la discorde[...] et qui ont rendu notre politique encore plus conflictuelle et plus tendue que par le passé». Il a ajouté que son gouvernement est déterminé à être «incroyablement vigilant» face à cette menace.
De qui Trudeau se moque-t-il? La réalité est que le Canada, comme les États-Unis, n'a pas besoin d'une «puissance étrangère» pour accroître les «divisions» dans la vie politique. Les politiques favorables à la guerre et à l'austérité menées par les gouvernements fédéraux et provinciaux successifs de toutes allégeances politiques ont entraîné une accélération rapide de l'insécurité économique et des inégalités sociales et la militarisation de la politique étrangère du Canada. De larges couches de la population s'opposent à cette évolution et considèrent à juste titre l'ensemble de l'establishment politique comme des mercenaires corrompus des super riches et des grandes entreprises. Cette opposition commence à se traduire par des protestations organisées par les jeunes et les travailleurs par le biais des médias sociaux, indépendamment des syndicats et des partis de l'establishment, comme dans le cas de la récente série de débrayages étudiants et de manifestations contre les réductions sauvages des dépenses sociales imposées par le gouvernement très à droite de Doug Ford en Ontario.
La véritable raison pour laquelle Freeland et Trudeau invoquent le spectre de «l'ingérence russe» est de préconiser et de légitimer des mesures visant à museler cette opposition sociale croissante. Ce faisant, ils collaborent avec les alliés impérialistes du Canada pour établir des mécanismes de censure d'État et pour enrôler les géants des médias sociaux et les fournisseurs d'accès Internet à censurer «volontairement» leurs services.
Trudeau a été l'un des chefs de gouvernement à participer au sommet de «l’Appel de Christchurch» à Paris, organisé conjointement mercredi par le président français Emmanuel Macron et la première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern. Le sommet a discuté des moyens par lesquels les gouvernements capitalistes peuvent collaborer plus étroitement avec des entreprises technologiques comme Facebook et Twitter pour réprimer les contenus «extrémistes» vaguement définis. (Voir: La France accueille «l’Appel de Christchurch» pour intensifier la censure de l’Internet)
Le mois dernier, le Centre de la sécurité des télécommunications, qui fait partie du réseau mondial d'espionnage «Five Eyes» dirigé par la NSA des États-Unis et, à ce titre, profondément impliqué dans les guerres de l'impérialisme américain et ses efforts pour renverser les mouvements de gauche dans le monde, a publié un rapport de 2017 intitulé «Cybermenaces pour le processus démocratique canadien».
Le rapport affirme qu'il est très probable que les électeurs canadiens seront confrontés à de la cyberingérence étrangère avant et pendant les élections générales de 2019. Il affirme que les activités de cybermenaces contre la «démocratie» aux États-Unis et en Europe ont soulevé des préoccupations au sujet de menaces semblables contre le Canada, et qu’«un petit nombre d'États-nations ont entrepris la majorité de ces activités contre les processus démocratiques dans le monde».
Les références aux États-Unis et à l'Europe montrent clairement de quoi il s'agit. Aux États-Unis, les démocrates mènent depuis plus de deux ans une campagne néo-maccartiste contre Trump, prétendant qu'il est trop mou envers la Russie et que Moscou s'est mêlé des élections de 2016 pour l'aider à remporter le pouvoir. Bien qu'aucune preuve n'ait été produite à l'appui de ces allégations fallacieuses, elles ont été utilisées pour calomnier les vues anti-establishment comme de la «propagande russe» et pour avancer la censure des médias sociaux et une position plus agressive contre Moscou.
Encouragé par le Congrès américain, Facebook a bloqué et supprimé des centaines de pages associées aux campagnes contre la violence policière et d'autres problèmes sociaux. Pendant ce temps, le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, dont l'organisation a publié des documents exposant les crimes de guerre impérialistes américains et Hillary Clinton comme un outil de Wall Street, a été qualifié de pantin russe par les médias de la grande entreprise. Après avoir été arrêté le mois dernier par la police britannique dans son asile à l'ambassade de l'Équateur à Londres, Assange est menacé d’être restitué aux États-Unis, où il est presque certain de faire face à des accusations d'espionnage passibles de la peine capitale.
L'élite dirigeante canadienne jette les bases d'une répression non moins impitoyable de l'opposition sociale. Le géant de la technologie Facebook, propriétaire de l'application de réseautage social Instagram, a récemment annoncé qu'il interdirait plusieurs groupes et personnalités d'extrême droite au Canada de ses plateformes – y compris la candidate à la mairie de Toronto de l'an dernier Faith Goldy – dans le cadre de la répression de l'entreprise contre les utilisateurs qui adoptent le «nationalisme blanc» et qui «organisent la haine», activités qui violent ses «normes communautaires».
Les opinions politiques de Goldy, ancienne collaboratrice du journal d'extrême droite Rebel Media, sont profondément réactionnaires et l’on doit implacablement s’y opposer. Leur suppression par le monopole des médias sociaux Facebook, qui travaille en étroite collaboration avec l'État, constitue toutefois un dangereux précédent.
La défense des droits démocratiques ne peut et ne doit pas être confiée à un partenariat autoritaire entre le gouvernement et les grandes technologies. S'ils sont autorisés à s'arroger le pouvoir de dicter ce qui est un discours admissible au nom de la lutte contre des menaces fourre-tout au libellé ambigu comme la «haine organisée», leur appareil de censure se retournera tôt ou tard contre la classe ouvrière et l'opposition de gauche au système capitaliste du profit.
En plus de ses liens étroits avec les géants de la technologie, le gouvernement Trudeau approfondit sa collaboration avec l'appareil militaire et les services de renseignement pour supprimer les points de vue oppositionnels. Plus tôt cette année, la ministre des Institutions démocratiques, Karina Gould, ainsi que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, Ralph Goodale, et le ministre de la Défense, Harjit Sajjan, ont dévoilé un plan pour «défendre la démocratie canadienne» contre les menaces, notamment «l'ingérence étrangère». Une équipe de «protocole public sur les incidents électoraux critiques» a été mise sur pied pour alerter le public des menaces qui pourraient «perturber» le vote d'octobre et la campagne électorale qui le précédera.
Fait significatif, une partie du personnel participant à la campagne de l'élite dirigeante canadienne contre «l'ingérence étrangère» aux élections de 2019 a déjà contribué à attiser l'hystérie anti-russe aux États-Unis. Janis Sarts – un haut fonctionnaire letton de l'OTAN de haut rang qui, l'an dernier, a soi-disant témoigné en tant qu’«expert» au sujet de «l'ingérence» russe devant le Comité du renseignement du Sénat américain – a été citée à plusieurs reprises dans les médias, mettant en garde contre l'ingérence russe au Canada et les tentatives faites par Moscou pour saper «la cohésion de l'alliance» et «miner la politique canadienne en Europe».
En plus de l'effort cynique visant à justifier la répression de la liberté d'expression en invoquant la nécessité de défendre la «démocratie», la diabolisation de la Russie et de la Chine par l'élite dirigeante canadienne sert de propagande pour légitimer son renforcement militaire et son agression sur la scène mondiale. Les libéraux se sont engagés à augmenter les dépenses militaires de plus de 70% d'ici 2026 et, à la suite des mesures prises par le gouvernement conservateur Harper, ils ont intégré le Canada encore plus profondément dans les offensives militaires et stratégiques américaines contre la Chine, la Russie, le Venezuela et le Moyen-Orient.
Le Canada a joué un rôle de premier plan dans l'incitation aux tensions avec la Russie en appuyant le coup d'État dirigé par les fascistes américains en Ukraine en 2014. Cette opération de changement de régime a porté au pouvoir un régime pro-impérialiste et ultranationaliste à Kiev. Après que la Russie a réagi en annexant la Crimée, le Canada s'est positionné comme un chef de file dans le renforcement militaire de l'OTAN en Europe orientale. Récemment, le gouvernement libéral a renouvelé la mission militaire du Canada en Ukraine pour une autre période de trois ans. Selon Trudeau, les troupes canadiennes y sont déployées pour entraîner les soldats ukrainiens à «libérer» le territoire ukrainien, c'est-à-dire à faire la guerre aux séparatistes soutenus par la Russie dans l'est de l'Ukraine. Ottawa a également annoncé la prolongation jusqu'en 2023 du déploiement de ses troupes en Lettonie, où les forces canadiennes dirigent l'un des quatre groupements tactiques de l'OTAN destinés à menacer la Russie le long de sa frontière occidentale.
L'arrestation de Meng Wangzhou, en décembre dernier, pour des motifs politiques, a mis en évidence à quel point Ottawa était déterminé à satisfaire les demandes de Washington dans son conflit économique et militaire croissant avec la Chine. Meng, la directrice financière du géant chinois de la technologie Huawei, a été essentiellement kidnappée par les autorités canadiennes à Vancouver en décembre dernier pour de fausses accusations d'avoir fait des affaires illégales avec l'Iran. Elle risque maintenant l'extradition et une peine de 30 ans de prison aux États-Unis. Le traitement réservé par le gouvernement Trudeau à Meng s'inscrit dans la foulée de l'expansion rapide de l'engagement militaire du Canada dans la région Asie-Pacifique, où il travaille en étroite collaboration avec les États-Unis pour isoler la Chine et préparer la guerre contre elle.
(Article paru en anglais le 17 mai 2019)
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