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Chelsea Manning et la Nouvelle Inquisition (Truthdig)

par Chris Hedges, 11 Juin 2019, 10:47 Manning Assange INquisition Censure Médias Lanceurs d'alerte Grande-Bretagne USA

Chelsea Manning et la Nouvelle Inquisition (Truthdig)

Le gouvernement américain, déterminé à extrader et à juger Julian Assange pour espionnage, doit trouver un moyen de séparer ce qu’Assange et WikiLeaks ont fait en publiant le document classé secret défense qui leur a été communiqué par Chelsea Manning de ce que le New York Times et le Washington Post ont fait en publiant le même document. Aucune loi fédérale n’interdit à la presse de publier des secrets d’État. Cependant, c’est un crime de les voler. La longue persécution de Manning, qui a été renvoyée en prison le 8 mars pour avoir refusé de témoigner devant un grand jury, porte sur cette question.

 

 

Si Manning, un ancien soldat de l’armée de terre, admet qu’elle a reçu des instructions de WikiLeaks et Assange sur la façon d’obtenir et de transmettre le matériel divulgué, qui a révélé des crimes de guerre américains en Afghanistan et en Irak, l’éditeur pourrait être jugé pour vol de documents classifiés. Les poursuites du gouvernement contre les lanceurs d’alerte ont été accélérées sous le gouvernement Obama, qui, en vertu de la loi sur l’espionnage, a accusé huit personnes de fuites dans les médias – Thomas Drake, Shamai Leibowitz, Stephen Kim, Manning, Donald Sachtleben, Jeffrey Sterling, John Kiriakou et Edward Snowden. Lorsque Donald Trump est arrivé au pouvoir, le lien vital entre les journalistes d’investigation et les sources au sein du gouvernement avait été rompu.

 

Manning, qui a travaillé comme analyste du renseignement de l’armée en Irak en 2009, a fourni à WikiLeaks plus de 500 000 documents copiés à partir d’archives militaires et gouvernementales, y compris les images vidéo du « Meurtre collatéral » effectué à partir d’un hélicoptère militaire qui a abattu un groupe de civils non armés, dont deux journalistes de Reuters. Elle a été arrêtée en 2010 et reconnue coupable en 2013.

La campagne visant à criminaliser le lancement d’alertes a, par défaut, exposé ceux qui révèlent les mensonges, la fraude et les crimes du gouvernement et qui ont les compétences ou l’accès, comme Manning et Edward Snowden, nécessaires pour pirater ou obtenir par d’autres moyens électroniques des documents gouvernementaux. C’est pourquoi les pirates informatiques, et ceux qui publient leur matériel comme Assange et WikiLeaks, sont persécutés sans relâche. L’objectif de l’État corporatif est de dissimuler dans le plus grand secret les rouages internes du pouvoir, en particulier les activités qui violent la loi. La progression vers cet objectif est très avancée. La frilosité des organes de presse tels que le New York Times et le Washington Post à défendre avec vigueur Manning et Assange reviendra bientôt les hanter. L’État corporatif n’a pas l’intention de s’arrêter à Manning et Assange. La cible est la presse elle-même.

« Si nous avions réellement un système judiciaire efficace et une presse indépendante, Manning aurait été témoin pour la poursuite contre les criminels de guerre qu’il a aidé à dénoncer », ai-je écrit après que Cornel West et moi-même ayons assisté à la condamnation de Manning en 2013 à Fort Meade, Md. « Il n’aurait pas été conduit, ligoté et enchaîné, à la prison militaire de Fort Leavenworth, Kan. Son témoignage aurait fait en sorte que ceux qui ont mené une guerre illégale, torturé, menti au public, surveillé nos communications électroniques et ordonné le massacre de civils non armés en Irak, en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen soient envoyés dans les cellules du fort Leavenworth. Si nous avions un système judiciaire opérationnel, les centaines de viols et de meurtres que Manning a rendus publics feraient l’objet d’une enquête. Les fonctionnaires et généraux qui nous ont menti en nous disant qu’ils ne tenaient pas un registre des civils morts seraient tenus responsables des 109 032 “morts violentes” en Irak, y compris celles de 66 081 civils. Les pilotes de la vidéo “Meurtre collatéral”, qui montrait l’attaque par hélicoptère contre des civils non armés à Bagdad qui a fait neuf morts, dont deux journalistes de Reuters, seraient jugés en cour martiale. »

 

Manning a toujours insisté sur le fait que sa révélation des documents classifiés et des vidéos n’était motivée que par sa propre conscience. Elle a refusé d’impliquer Assange et WikiLeaks. Plus récemment ce mois-ci, bien que le président Barack Obama ait commué sa peine de 35 ans de prison en 2010 après avoir purgé sept ans de prison, elle a de nouveau été emprisonnée pour avoir refusé de répondre à des questions devant un grand jury à huis clos qui enquêtait sur Assange et WikiLeaks. Alors qu’elle était incarcérée auparavant, Manning a enduré de longues périodes d’isolement et de torture. Elle a tenté à deux reprises de se suicider en prison. Elle connaît par une douloureuse expérience les multiples façons dont le système peut vous briser psychologiquement et physiquement. Pourtant, elle refuse catégoriquement de faire de faux témoignages devant les tribunaux au service du gouvernement. Sa probité morale et son courage sont peut-être la dernière ligne de défense pour WikiLeaks et son éditeur, dont la santé se détériore à l’ambassade d’Équateur à Londres, où il est cloîtré depuis 2012.

Manning – qui s’appelait Bradley Manning dans l’armée – a subi une opération de changement de sexe qui nécessite un suivi médical fréquent. Le juge Claude M. Hilton a toutefois rejeté une demande d’assignation à résidence présentée par ses avocats. Manning a obtenu l’immunité des procureurs du district est de Virginie et, parce qu’elle jouissait de l’immunité, elle n’a pas pu invoquer la protection du cinquième amendement contre l’auto-incrimination ni se faire représenter par son avocat. Le juge l’a déclarée coupable d’outrage au tribunal et l’a envoyée dans un établissement fédéral à Alexandria, en Virginie. Hilton, qui est depuis longtemps au service des organes militaires et du renseignement, a juré de la garder en détention jusqu’à ce qu’elle accepte de témoigner ou que le grand jury soit dissous, ce qui pourrait signifier 18 mois ou plus derrière les barreaux. Manning a dit que tout interrogatoire par le grand jury est une violation des droits du 1er, 4ème et 6ème amendement. Elle a dit qu’elle ne coopérerait pas avec le grand jury.

« Toutes les questions de fond portaient sur mes divulgations d’information au public en 2010 – réponses que j’ai produites lors de mon témoignage détaillé en cour martiale en 2013 », a-t-elle déclaré le 7 mars, la veille de son incarcération.

« Je ne m’y conformerai pas, ni à aucun autre grand jury », a-t-elle déclaré plus tard dans une déclaration publiée en prison. « Le fait de m’emprisonner pour mon refus de répondre aux questions ne fait que me soumettre à une punition supplémentaire pour mes objections éthiques répétées à propos de la procédure du grand jury. »

« Les questions du grand jury portaient sur des révélations d’il y a neuf ans et ont eu lieu six ans après une enquête approfondie de la police scientifique, dans laquelle j’ai témoigné pendant presque une journée entière au sujet de ces événements », a-t-elle poursuivi. « Je m’en tiens à mon précédent témoignage public. »

 

Manning a réitéré qu’elle « ne participera pas à un processus à huis clos auquel je m’oppose au plan moral, en particulier un processus qui a été utilisé historiquement pour piéger et persécuter des militants pour des propos politiques protégés ».

Le New York Times, le quotidien britannique The Guardian, le quotidien espagnol El País, le quotidien français Le Monde et le quotidien allemand Der Spiegel ont tous publié les fichiers WikiLeaks fournis par Manning. Comment ne le pouvaient-ils pas ? WikiLeaks leur faisait honte de ne pas faire leur travail. Mais une fois qu’ils ont pris le matériel incendiaire de Manning et Assange, ces organisations les ont abandonnés sans pitié. Nul doute qu’ils supposent qu’en se joignant à la mafia de lynchage organisée contre les deux, ils seront épargnés. Ils ne doivent pas lire l’histoire. Ce qui se passe, c’est une série de mesures progressives destinées à étrangler la presse et à mettre en place une version américaine du capitalisme totalitaire chinois. Le président Trump a souvent proclamé sa profonde animosité pour des organes d’information tels que le New York Times et le Washington Post, les qualifiant d’« ennemis du peuple ». Tous les outils légaux donnés à l’administration pour fermer ces organes d’information, ou au moins les vider de leur contenu, seront utilisés avec acharnement par le président.

 

Les poursuites intentées par le gouvernement contre les lanceurs d’alerte en vertu de la Loi sur l’espionnage, les écoutes téléphoniques sans mandat, la surveillance des communications des américains et la persécution de Manning et Assange font partie d’un processus interdépendant visant à dissuader quiconque de faire des recherches dans les rouages du gouvernement. Le secret qui en résulte est vital pour les systèmes totalitaires. Les élites mondiales, leur idéologie dominante du néolibéralisme étant exposée comme une escroquerie, en ont assez que nous examinions et remettions en question leurs abus, pillage et crimes.

« L’État de sécurité nationale peut tenter de réduire nos activités », m’a dit Assange lors d’une de nos réunions à l’ambassade de Londres. « Il peut tordre le cou un peu plus fort. Mais trois forces s’y opposent. La première est la surveillance massive nécessaire pour protéger ses communications, y compris la nature de sa cryptologie. Dans l’armée, tout le monde a maintenant une carte d’identité avec une petite puce, donc vous savez qui est connecté à quoi. Un système aussi vaste est sujet à la détérioration et à la défaillance. Deuxièmement, il y a une connaissance répandue non seulement de la façon de fuiter, mais aussi de la façon de fuiter sans se faire prendre, et même d’éviter qu’on ne soupçonne que vous êtes en train de fuiter. Les systèmes militaires et de renseignement recueillent une grande quantité d’informations et les transmettent rapidement. Cela signifie que vous pouvez aussi les divulguer rapidement. Il y aura toujours des gens dans le système qui ont un programme pour défier l’autorité. Oui, il existe des moyens de dissuasion généraux, par exemple lorsque le MJ [ministère de la Justice] poursuit et inculpe quelqu’un. Ils peuvent décourager les gens de s’engager dans ce comportement. Mais l’inverse est également vrai. Lorsque ce comportement est couronné de succès, c’est un exemple. Il encourage les autres. C’est pourquoi ils veulent éliminer tous ceux qui génèrent cet encouragement. »

« La perspective à moyen terme est très bonne », a-t-il dit. « L’éducation des jeunes se fait sur Internet. Vous ne pouvez pas embaucher quelqu’un qui est compétent dans n’importe quel domaine sans qu’il n’ait été éduqué sur Internet. Les militaires, la CIA, le FBI, tous n’ont pas d’autre choix que d’embaucher à partir d’un vivier de personnes qui ont été formées sur Internet. Cela signifie qu’ils embauchent nos taupes en grand nombre. Et cela signifie que ces organisations verront leur capacité à contrôler l’information diminuer à mesure que de plus en plus de personnes ayant nos valeurs seront embauchées. »

Le long terme n’est pas aussi optimiste. Assange, ainsi que trois coauteurs – Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn et Jérémie Zimmermann – ont écrit un livre intitulé « Cypherpunks : Freedom and the Future of the Internet » [« Menace sur nos libertés », éditions Robert Laffont, NdT]. Il prévient que nous nous « engouffrons dans une nouvelle dystopie transnationale »”. L’Internet est devenu non seulement un outil d’éducation, écrivent-ils, mais aussi un instrument pour créer une « dystopie de surveillance postmoderne » qui est supranationale et dominée par un pouvoir mondial des entreprises. Ce nouveau système de contrôle global va « fusionner l’humanité mondiale en une seule grille géante de surveillance et de contrôle de masse ».

« Toutes les communications seront surveillées, enregistrées en permanence, suivies en permanence, chaque individu dans toutes ses interactions en permanence identifié avec cette nouvelle institution, de sa naissance à sa mort », dit Assange dans son livre. « Je pense que ça ne peut que produire une atmosphère très surveillée. »

« Comment une personne normale peut-elle être libre dans un tel système ? » demande-t-il. « [Il ou elle] ne le peut tout simplement pas, c’est impossible. »

Ce n’est que par le cryptage que nous pouvons nous protéger, affirment les auteurs, et ce n’est qu’en brisant les murs numériques du secret érigés par l’élite du pouvoir que nous pourrons dénoncer les abus de pouvoir. Mais en fin de compte, disent-ils, à mesure que les outils de l’État deviendront plus sophistiqués, même ces mécanismes d’opposition seront difficiles, voire impossibles à utiliser.

« L’Internet, notre plus grand outil d’émancipation », écrit Assange, « s’est transformé en le plus dangereux facilitateur du totalitarisme que nous ayons jamais vu. »

C’est là où nous allons. Quelques-uns résistent. Assange et Manning sont deux. Ceux qui restent passifs pendant qu’ils sont persécutés seront les prochains.

 

 

Source : Truthdig, Chris Hedges, 18-03-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr

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