“Ils ont tué Monsieur H” Une enquête accablante sur la mort de Dag Hammarskold
Colette Braeckman
Le Carnet de Colette Braeckman
Voilà un livre qui démarre lentement. Qui ressemble, en ses premières pages, au rapport d’un contrôleur aérien. D’ailleurs, c’est bien de cela qu’il s’agît. D’une histoire d’avion, d’un crash comme il s’en produit si souvent sur les pistes peu balisées des brousses africaines. Bref un accident, un coup du sort. D’ailleurs c’est bien ce qui avait été présenté à l’époque, une erreur de pilotage, où un équipage peu familier de l’Afrique aurait confondu Ndola en Zambie avec Ndolo, qui était à l’époque l’aéroport de Léopoldville/Kinshasa. A ceux qui doutaient de cette confusion qui se jouait sur une seule lettre, on ajoutait que, volant trop bas, le DC-6 avait percuté une colline, ou une termitière. Bref, il fallait circuler, il n’y avait rien à voir.
L’ennui, c’est que le crash du 17 septembre 1961, allait secouer la planète entière et que, près de soixante ans plus tard, alors que disparaissent les derniers témoins, les enquêtes ne sont pas terminées à propos de l’un des plus graves crimes politiques de l’après guerre. Car à bord de l’Albertina, piloté par un équipage suédois, se trouvait, en personne, le secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskold, un homme politique de talent et de conviction, vénéré en Suède comme un héros national. Celui que l’on appelait alors « Monsieur H », et qui a donné ce titre au livre que vient de publier notre confrère Maurin Picard, croyait en l’organisation supranationale. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en ces temps de guerre froide et de rivalités multiples, le diplomate suédois voulait que l’ONU soit un instrument de paix et que lui-même en soit plus le général que le secrétaire.
C’est pour cela qu’un dimanche de septembre, neuf mois après l’assassinat de Patrice Lumumba, Dag Hammarskold avait embarqué à Léopoldville pour une mission dont le secret avait déjà été éventé par plusieurs diplomates, journalistes et autres « honorables correspondants » d’obédience diverse. Désireux de préserver l’unité du Congo, qui faisait face à la sécession du Katanga et du Kasaï, le Suédois voulait s’entretenir personnellement avec le leader katangais Moïse Tshombe et la petite ville de Ndola, en Rhodésie du Nord, la Zambie d’aujourd’hui, avait été choisie pour abriter ce rendez vous discret. Ambitieux, naïf, trop confiant ? Hammarskold entendait bien convaincre Tshombe, qui l’attendait déjà à Ndola, de mettre fin à une sécession condamnée par l’opinion internationale, d’ embarquer avec lui à bord de l’Albertina et d’annoncer au monde entier que le Congo avait retrouvé son unité. Le secrétaire général de l’ONU avait-il sous estimé la sympathie dont le Katanga sécessionniste jouissait en Belgique, plus particulièrement au sein de l’Union Minière, alors que le pouvoir central de Kinshasa était vilipendé et que le souvenir de Patrice Lumumba réveillait une haine implacable ? N’avait il pas compris que la Rhodésie du Nord et son chef Sir Roy Welensky étaient des alliés de fait du Katanga, que Londres et la City entretenaient des liens étroits et hautement profitables avec la Copperbelt (la ceinture de cuivre), que la France elle-même, celle du général de Gaulle rêvait toujours de tailler des croupières à une Belgique qui avait raté sa décolonisation ?
Maurin Picard, tout au long des premiers chapitres, ne se pose guère, en apparence tout au moins, de telles questions géopolitiques. Lui, il enquête. Il rouvre les dossiers, piste et rattrape les derniers témoins. Pose les bonnes questions : Peter Hallonqvist, le pilote suédois de l’Albertina, était-il réellement aussi inexpérimenté qu’on le disait à l’époque ? Le crash s’était produit sans témoins, disait on à l’époque, l’avion s’était abîmé loin en brousse et les premiers secours ne l’avaient rejoint que dans la matinée. Toutes ces fausses certitudes émaillant la chronique officielle depuis plus d’un demi siècle, Maurin Picard les passe au crible : en réalité, l’épave de l’Albertina, soi-disant introuvable, ne se trouvait qu’à douze kilomètres de la piste de Ndola, et des témoins, il y en eut, retrouvés par l’enquêteur et ayant gardé la mémoire intacte. C’est ainsi qu’un Sud Africain, Wren Mast-Ingle, accepte de parler, cinquante ans plus tard : il se souvient d’un quadrimoteur qui se consumait sous les arbres et dont la carcasse était criblée de balles. Quant aux charbonniers africains, jugés trop pauvres pour être crédibles, ils assurent, aujourd’hui encore, avoir vu un « petit avion » suivre le « grand », tirer et transformer le DC6 en boule de feu. Maurin Picard, durant plus de deux ans, a rouvert tous les dossiers, retrouvé tous les témoins encore vivants. Compulsé les archives de l’ONU, celles de l’Union Minière à Bruxelles, suivi les traces des « affreux », les mercenaires engagés par Tshombe, souvent des anciens de la guerre d’ Algérie qui n’étaient pas les électrons libres que l’on supposait.
Au fil des pages, le « log book » du contrôleur aérien se transforme en thriller passionnant, où défilent des aristocrates anglais, des « boutiquiers » belges (en réalité les dirigeants de l’Union minière du Haut Katanga, des anciens soldats français pas si perdus que cela, des avions de combat pilotés par des Belges comme Jan van Risseghem, des officiers de renseignement et autres agents doubles. Avec, en commun, une seule obsession, exprimée à l’époque par Harold Macmillan, le Premier Ministre britannique, «sortir du jeu Harold Hammarskold », ce diplomate suédois au regard bleu qui dérangeait et qui fut sans doute achevé, alors qu’il gisait à côté de son avion en flammes.