Les docteurs Folamours de Washington
Par Stephen F. Cohen
The Nation, 19-06-2019
Plonger la Russie dans les ténèbres, est-ce vraiment une bonne idée ?
De temps en temps un article révélateur et très inquiétant passe quasiment inaperçu, alors même qu’il est publié en une du New York Times. Tel fut le cas avec celui de David E.Sanger et Nicole Perlroth portant le très « Folamourien » titre « Les États-Unis installent des mines numériques pour menacer le réseau électrique russe » paru dans l’édition papier du 16 juin. Cet article faisait deux révélations.
Tout d’abord, selon Sanger et Perlroth, avec mes raccourcis dûment soulignés, « les États-Unis intensifient les incursions numériques dans le réseau électrique russe… les partisans d’une stratégie plus agressive affirment que c’était prévu depuis un moment… ». L’opération « comporte des risques significatifs d’escalade de la guerre froide numérique entre Washington et Moscou ». Bien qu’elle ait été enclenchée depuis au moins 2012 « la stratégie américaine s’oriente davantage vers l’offensive… avec l’installation de programmes malveillants potentiellement paralysants au cœur du système russe et cela d’une manière agressive jamais atteinte auparavant ». A ce stade le New York Times ajoute une touche orwellienne. Le chef du Cyber commandement américain définit l’attaque sur le réseau russe (qui va tout impacter, de l’alimentation en eau, aux services médicaux, au transport jusqu’au contrôle sur les armes nucléaires) comme « la nécessité d’une défense préventive » car « ils n’ont pas peur de nous ».
A aucun moment Sanger et Perlroth ne semblent inquiets quand aux risques implicites induits par cette attaque de « défense préventive » sur les infrastructures de l’autre superpuissance nucléaire. En fait ils se demandent même « s’il serait possible de plonger la Russie dans les ténèbres ». Et vers la fin ils se réfèrent à un avocat américain ancien fonctionnaire sous Obama, dont l’expertise dans le domaine semble peu évidente, afin d’assurer avec optimisme à leurs lecteurs « Il nous faudra peut-être risquer quelques os brisés en réaction… parfois il faut accepter d’avoir le nez en sang pour ne pas se prendre une balle dans la tête plus tard ». Les « os brisés », le « nez en sang » et la « balle » sont bien entendu des références métaphoriques aux conséquences potentielles d’une guerre nucléaire.
La seconde révélation arrive à mi- course de l’article du New York Times : « (le président) Trump n’a été informé d’aucun détail sur les étapes de la mise en place des “implants”… dans le système russe » car « il pourrait tout annuler ou en discuter avec des officiels étrangers ». (De fait, Trump a publié un tweet furieux lorsqu’il a vu l’article du New York Times, laissant néanmoins planer le doute sur ce qui avait précisément suscité sa colère).
Que signifie cette histoire hormis ce qu’elle nous dit des dangers plus sérieux de la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Russie, qui englobe désormais, nous le savons, une « guerre froide numérique » ? particulièrement tendue. Il n’y a pas si longtemps, les libéraux démocrates du courant majoritaire, et le New York Times lui-même, auraient été scandalisés par des révélations indiquant que des fonctionnaires de la défense et des renseignements mettaient en place une politique aussi cruciale sans en référer au président. Il semble que ça ne soit plus le cas. Il n’y a eu aucune protestation, qu’elle vienne des libéraux, des démocrates ou d’autres forces conventionnelles, mais plutôt une défense juridique justifiant l’opération de type défense-renseignement sans que le président en ait connaissance.
Le sens politique de tout cela semble néanmoins assez clair. Les fuites du New York Times et la publication de l’article surviennent au moment de la préparation d’une rencontre prévue entre le président Trump et le président russe Vladimir Poutine lors de la réunion du G-20 au Japon les 28 et 29 juin prochains. Les deux dirigeants ont récemment exprimé l’espoir d’améliorer les relations Russo-américaines. Le 4 mai, Trump a de nouveau publié un tweet faisant état de son souhait de longue date d’une « bonne/grande relation avec la Russie » ; et ce mois-ci Vladimir Poutine regrettait que les relations « ne cessent de se dégrader » mais espérait que lui-même et Donald Trump pourraient sortir leurs pays « des jeux disputés par les services de renseignements ».
Comme je l’ai souvent souligné, la longue lutte pour la détente ou la large coopération Américano-Russe (soviétique et post-soviétique) a comporté de nombreux actes de sabotage des deux côtés, bien que le plus souvent en provenance des agences de renseignement et de défense américaines. Les lecteurs se souviendront peut-être du sommet entre Eisenhower et Khrouchtchev qui devait se tenir à Paris en 1960 mais fut annulé lorsqu’un avion espion américain fut abattu au-dessus de l’Union soviétique, un vol intrusif apparemment non autorisé par le Président Eisenhower. Plus récemment, en 2016, le plan mis en place par le président d’alors, Obama, et par Poutine pour une coopération Américano-Russe en Syrie fut annulé par une attaque orchestrée par le Département de la défense des troupes syriennes soutenues par les Russes.
Aujourd’hui le sabotage de la détente semble de nouveau se répéter. Comme l’article du New York Times l’indique clairement, le parti belliciste de Washington, ou peut-être le fervent parti de la guerre froide, que Sanger et Perlroth qualifient dans un euphémisme de « partisans d’une stratégie plus agressive » est en action. Bien entendu Trump a été contrecarré de façon répétée dans ses précédentes tentatives de détente, essentiellement par les allégations discréditées du Russiagate qui continuent à être soutenues par le parti de la guerre et ce malgré le manque évident de preuves. (On peut aussi rappeler que sa précédente rencontre au sommet avec Poutine fut largement et honteusement considérée comme une « trahison » par des groupes influents du monde politico-médiatique américain de l’establishment.)
La détente avec la Russie a toujours été une quête politique marquée par une farouche opposition et émaillée de crises, mais à l’évidence recherchée dans l’intérêt des États-Unis et du monde. Aucun président américain ne peut la réaliser sans un large soutien des deux partis [démocrate et républicain, NdT], ce dont manque manifestement Trump. Quel genre de catastrophe sera nécessaire (en Ukraine, dans la région balte, en Syrie ou quelque part sur le réseau électrique russe) pour secouer les Démocrates américains et tous ceux atteints par ce qu’on peut appeler, à raison, leur syndrome de dérangement Trumpien, en particulier dans le domaine de la sécurité nationale américaine ? Pendant ce temps le « Bulletin des scientifiques du nucléaire » a récemment réglé l’horloge de l’apocalypse sur deux minutes avant minuit. [L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse est une horloge conceptuelle créée peu de temps après le début de la guerre froide et mise à jour depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago, sur laquelle minuit représente la fin du monde. NdT].
* Stephen F. Cohen est professeur émérite en études et politique russes à la New York University et à Princeton University. Collaborateur à la rédaction de Nation, son nouveau livre « La guerre avec la Russie ? de Poutine et l’Ukraine à Trump et le Russiagate » est disponible en livre de poche et en édition numérique.
Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 19-06-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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