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M. Raymond Barre et les recettes du capitalisme (Monde diplomatique)

par Christian Goux 2 Août 2019, 12:15 Raymond Barre Capitalisme Rigueur Economie

M. Raymond Barre et les recettes du capitalisme
Par Christian Goux
Monde diplomatique

M. Raymond Barre et les recettes du capitalisme (Monde diplomatique)

Rien ne devrait nous étonner d’un système qui repose sur ce qu’il y a de plus fort et de plus vil dans la nature humaine, l’orgueil et la cupidité, et qui met l’argent au premier rang de son échelle des valeurs. Et pourtant quand M. Barre, nouveau premier ministre, succède à M. Chirac et annonce d’une voix forte qu’avec lui tout allait changer, que toute la vérité devrait être dite aux Français, que son prédécesseur par une politique de facilité avait laissé galoper l’inflation sans enrayer le chômage, certains parmi les cadres moyens, les employés et même les ouvriers se laissèrent impressionner par ses arguments. Il faut dire à leur décharge que la pression sans cesse renouvelée de l’idéologie dominante par radio et télévision interposées réalise aujourd’hui, un bourrage de crâne dont on se demande encore comment il peut être toléré et qui rappelle de bien fâcheux souvenirs.

 

Mais le temps est passé. Les chiffres sont là implacables. Le bilan est désastreux. Non seulement M. Barre a fait plus mal que son prédécesseur, mais il nous a obstinément trompés quatre indicateurs résument la situation : celui de la production industrielle, bâtiment et travaux publics inclus, celui des prix à la consommation, celui du chômage et celui de la parité de notre monnaie par rapport au mark :

— la production stagne aussi bien sous M. Chirac que sous M. Barre. La grande crise amorcée en 1965 aux Etats-Unis et vers 1970 en Europe déroule implacablement ses effets. Il n’est plus possible de trouver de débouchés « rentables », c’est-à-dire permettant au capital mis en œuvre de réaliser des taux de profit satisfaisants ;

— l’inflation continue au rythme de 10 % l’an en moyenne, et M. Barre, en deux ans, n’aura pas fait mieux que M. Chirac, alors que celui-ci gouvernait au moment où les contrecoups directs de la hausse des matières premières se faisaient pleinement sentir. C’est peut-être dans ce domaine que les mensonges sont les plus graves, car de nombreux Français ont cru que les sacrifices qui leur étaient demandés serviraient au moins à enrayer la hausse des prix. Comme toujours, on a trompé les plus faibles, les moins bien informés ;

— conséquence de la stagnation de la production, le chômage s’est développé. Là encore, rien ne permet de constater un changement, la situation s’aggrave même ces derniers mois. Avec la politique dite libérale, de grands secteurs de notre économie vont être sacrifiés. Au lieu de laisser à un Plan le soin d’organiser les mutations nécessaires, on s’en remet à la «  loi du marché  » international, c’est-à-dire à celle des grandes firmes multinationales ;

— enfin, sur le plan de la monnaie, contrairement à ce qui est dit, M. Barre n’a pas empêché la dévaluation de notre monnaie. Certes, nous avons suivi le dollar dans sa chute, mais la parité du franc par rapport au mark a baissé de 15 % de 1978 à 1976, contre seulement 3 % de 1976 à 1974.

Faut-il pour autant en conclure que malgré les apparences, M. Chirac était un bien meilleur économiste que le «  premier économiste de France  » ? Ce serait raisonner de façon simpliste. Contrairement à l’apparence, M. Barre n’innove en rien. Il met tout simplement en application à un moment donné de notre histoire, les seuls moyens que, le système capitaliste connaisse pour essayer, compte tenu de sa base sociale, de sortir de la crise : faire payer la note aux travailleurs. Comment ? En restaurant les profits au détriment des salaires. Est-ce possible ? Cela dépend de la résistance des travailleurs. Est-ce la solution pour sortir de la crise ? Non sur le plan intérieur français, peut-être a l’échelle internationale. La bataille à mener aujourd’hui est donc vitale pour notre pays. La politique pratiquée, si elle réussissait conduirait à la ruine de l’économie française. Sous prétexte de concurrence internationale, la France entrerait dans le cercle vicieux du sous-développement et son économie comprendrait deux secteurs : l’un, celui des très grandes firmes implantées sur notre territoire mais en fait isolées du reste de la nation, comme on le constate dans les pays sous-développés, et l’autre secteur en vole de sous-développement accéléré connaîtrait les bas salaires, le chômage et la misère. Paraphrasant un livre célèbre (le Désert français), ce serait demain « les grandes firmes multinationales et le sous-développement français ».

Quel que soit le vocabulaire utilisé, le fondement de la politique actuelle est le rétablissement de la rentabilité des entreprises, qui ne peut se réaliser que par l’amélioration relative des profits au détriment des salaires dans la valeur ajoutée. S’il fallait donc choisir un seul indicateur permettant de connaître la bonne ou la mauvaise santé du système capitaliste, ce serait celui donnant la part des salaires dans la valeur ajoutée (corrigée de l’incidence du mouvement de solarisation croissante) qu’il faudrait retenir.

Quand cette part augmente, cela signifie que les salariés dans leur ensemble arrivent à améliorer leur situation ; quand elle diminue, c’est le chômage et la régression du pouvoir d’achat.

Or, au cours des vingt dernières années, cette part était restée relativement stable, oscillant entre des limites très étroites : aux environs immédiats de 48,5 %.

Cela tient à deux raisons : d’une part, la lutte entre les deux classes était relativement équilibrée, ce qui était rendu possible par la permanence d’une forte croissance, d’autre part la solarisation de très hauts revenus masquait en fait l’exploitation (qui se continuait) des classes modestes. Certains hauts salaires n’étaient pas en fait des salaires. Mais quoi qu’il en soit, un équilibre s’était réalisé.

Arrivent la crise et ses bouleversements. Frappés de plein fouet, les entreprises comme les salariés en subissent les contrecoups mais, contrairement à ce que certains ont dit, ce sont les entreprises qui, dans la première phase de la crise de 1970 à 1975, ont subi le choc le plus fort. Et la part des salaires dans la valeur ajoutée a augmenté de 2 % sur la tendance moyenne, ce qui est considérable. Toute la politique de M. Barre consistera à revenir du niveau de 50 % atteint et dépassé en 1974, 1975, 1976 au niveau moyen de 48,5 %, et même en deçà, pour compenser autant que faire se peut les pertes antérieures. Il fait tout pour y arriver. En 1977 la part des salaires est revenue à 50 % et la politique d’austérité redoutable, actuelle, amènerait ce niveau à 49 % en 1978 et à 48 % en 1979. Du moins si deux conditions sont remplies : tout d’abord que les salariés acceptent de faire les frais de ce rééquilibrage, ensuite que la réduction de la production par suite de la stagnation ne vienne, en diminuant la valeur ajoutée elle-même, rendre impossible le rétablissement souhaité.

Quoi qu’il en soit, tout doit être analysé dans cette optique pour comprendre la politique actuelle : rétablir les profits suppose la liberté des prix, on la donne ; l’assainissement des comptes d’exploitation par le licenciement massif, on le permet ; la réduction du pouvoir d’achat par la hausse des tarifs publics, on la provoque : enfin l’encadrement draconien des salaires, on l’impose aux grands groupes. Quant aux petites et moyennés entreprises exsangues incapables de faire face à la restructuration industrielle sauvage, elles n’ont plus qu’une solution : disparaître. On le souhaite sans oser le dire.

Mais cette politique du pire va-t-elle permettre à la France de s’en sortir en restaurant un règne capitaliste implacable et bien vivant ? Sans craindre de nous tromper, nous pouvons être assurés que non, car dans la logique de ce système où les forts écrasent les faibles, la France, puissance moyenne, devra s’effacer pour laisser la place à d’autres. La sidérurgie, le textile, la construction navale, la construction aéronautique sont menacés de disparaître si les pseudo « règles du jeu » de la concurrence internationale s’appliquaient. Car ces règles sont celles des grandes firmes qui dominent le monde et, en fait de concurrence, imposent leurs lois par des mécanismes qui ne s’appellent pas le marchè mais le monopole, le dumping et s’il le faut la contrainte militaire. Ou en tout cas la domination financière par l’intermédiaire du dollar.

Tout comme dans la tragédie grecque, le ressort est bandé, il n’a plus qu’à se dérouler tout seul, le capitalisme a mis en place un scénario bien huilé pour nous autres Français et, à moins d’un sursaut, nous serons laminés.

Demain on nous expliquera que l’Europe même est trop petite pour faire face aux problèmes de ce monde et qu’elle est, comme la nation, dépassée.

Sommes nous condamnés à subir le mécanisme implacable et aveugle d’un capitalisme triomphant, emportant tout sur son passage dans sa nouvelle mutation ? Ce serait faire de l’économisme que l’on reproche bien souvent aux hommes de gauche qui attendaient que le capitalisme succombe de lui-même à ses propres contradictions. Mais il est nécessaire d’utiliser celles-ci pour créer en temps opportun la rupture salvatrice. Elle viendra de ceux qui se révoltent car, pour eux la vie est devenue insupportable parce que les rapports de production actuels ne peuvent plus être supportés.

 

Les insupportables rapports de production actuels

Si la deuxième crise économique et sociale de l’Occident peut être datée comme commençant en 1965 aux Etats-Unis, les événements de mai 1968 ont joué en Europe, et particulièrement en France, un rôle capital comme révélateur des contradictions profondes du fondement du mode de production capitaliste.

Prenons un exemple simple : en 1978, le travail posté à la chaîne dans une grande entreprise est la forme moderne du bagne. Tous les sociologues seront d’accord pour le dire. Et pourtant ce bagne existe. C’est la loi commune des travailleurs d’usines. Tout ne craque pas encore parce que ce sont les travailleurs immigrés qui assurent en majorité ces tâches, mais ils se révolteront demain. Ils se révoltent aujourd’hui. De plus en plus, grâce à l’introduction de l’automatisation, apparaîtra une coupure profonde entre un travail de plus en plus déqualifié et un encadrement surqualifié. Mais si cela est vrai dans les usines, cela l’est encore davantage dans les bureaux. L’ordinateur introduit lui aussi une nouvelle division du travail, créant deux catégories d’emploi : au sommet, l’analyste et le programmateur ; à la base, les opérateurs, dont notamment les perforateurs, exécutent des tâches précises, spécifiques et ne requérant presque aucune qualification.

Un processus de production inhumain, au sens fort du terme, est donc en train de se mettre en place. Il transforme la grande majorité des salariés en robots, en machines ou en personnel déqualifié et, demain, en chômeurs. L’homme devient chaque jour plus schizophrène, non seulement a cause de la coupure temps de travail/temps de repos, mais aussi dans le temps de travail lui-même.

Cela pourra-t-il effectivement se réaliser ? Tout dépend, la encore, de la capacité de résistance de ceux qui subissent cette exploitation. A ce niveau, la crise est là, au sens gramscien du terme, car le vieux est en train de mourir alors que le neuf n’arrive pas à naître.

De tout cela, il ne faudrait pas croire que le président de la République et son gouvernement ne sont pas conscients. Mais la base sociale qui les soutient, les minorités agissantes qui les maintiennent au pouvoir, ne peuvent pas vouloir une mutation qui les condamnerait.

Aussi demain, malgré les blocages, malgré les mensonges, les divisions, la réalité économique et sociale imposera des bouleversements décisifs. Cela peut être le socialisme, mais aussi la barbarie.

Christian Goux

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