l se trouve peu de monde pour défendre le bilan d’Alexis Tsipras au sommet de l’État grec. Les dernières élections sonnent comme une sanction pour le chef de file de SYRIZA, le retour du bâton d’un électorat floué et déboussolé. Il y a à peine quatre ans, pourtant, la simple mention de son nom provoquait l’enthousiasme de la gauche européenne. Alexis Tsipras apparaissait comme le point de jonction entre les aspirations à la justice sociale de la population grecque, et la fibre pro-européenne dominante à gauche. Il se trouvait alors peu de voix pour critiquer une stratégie européenne dont l’échec était pourtant prévisible… Par Alexandros Alexandropoulos et Zoé Miaoulis. Traduction Valentine Ello.
Un taux de chômage qui touche encore un Grec sur cinq, un taux de pauvreté et de risque de pauvreté qui frappe actuellement 35 % de la population grecque selon l’institut eurostat, une dette souveraine équivalente à 180 % du PIB qui, ramenée à chaque individu, coûterait 40,000€ par citoyen grec… les promesses d’amélioration des conditions de vie des plus modestes, portées par Alexis Tsipras avant son élection, semblent bien loin.
Les défenseurs du gouvernement SYRIZA mettent en avant la baisse du chômage, qui s’élève aujourd’hui à 18 %, alors qu’il atteignait 28 % en 2013. Ils passent sous silence le fait que la majorité des nouveaux emplois créés (55 % des nouveaux emplois de l’année 2017) sont des emplois à mi-temps, qui ne permettent la plupart du temps aux travailleurs grecs que de percevoir un salaire de survie.
Ils omettent également de signaler que l’émigration de près de 500,000 Grecs depuis le début de la crise a pu contribuer à réduire significativement le taux de chômage. De la même manière, le taux de croissance annuel qui oscille entre 1 et 2 % par an depuis l’élection de Tsipras est présenté comme une avancée significative de la part de ses partisans ; on voit mal sa signification, alors que le PIB grec a été amputé de près d’un quart entre 2008 et 2015.
La population grecque subit les conséquence d’une décennie de coupes budgétaires dans les services publics, de baisse des salaires et des retraites et de hausse de taxes sur les plus pauvres. Le gouvernement Tsipras (janvier 2015 – juillet 2019) s’est rapidement inscrit dans la continuité de son prédécesseur conservateur Antonis Samaras (2012 – 2015) et du social-démocrate Giorgios Papandréou (2009 – 2011). Après avoir brièvement tenté de résister à l’agenda de la « Troïka » (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international), il a appliqué la grande majorité des réformes exigées par celle-ci.
Entre 2015 et 2019, on estime à 15 milliards d’euros la valeur totale des économies dégagées par les mesures d’austérité. Un agenda qui a valu à SYRIZA les félicitations du FMI et des mouvements conservateurs européens. Les défenseurs de Tsipras font remarquer que le gouvernement SYRIZA a limité l’ampleur des coupes budgétaires dans certains domaines, comme celui des retraites – où le montant des coupes ne s’élève qu’à 2,4 milliards d’euros, tandis qu’elles ont atteint 45 milliards d’euros entre 2010 et 2014 ; mais en 2010, les citoyens grecs n’avaient pas encore été paupérisés par les plans d’austérité successifs… En fin 2018, le gouvernement SYRIZA annonçait céder aux réquisits des créanciers en effectuant une nouvelle coupe de 18 % dans le système de retraite… avant de l’ajourner, à quelques mois des élections de mai 2019.
Les partisans de SYRIZA mettent également en avant la mise en place de mesures sociales par le gouvernement Tsipras au début de l’année 2019 – dont les opposants dénoncent le caractère électoraliste et clientéliste, à quelques mois d’élections décisives : légères réductions de la TVA et de l’impôt foncier, coup de pouce donné aux petites retraites, hausse du salaire minimum grec de 11 %. Celles-ci semblent insuffisantes en regard de la baisse spectaculaire de 23 % du salaire minimum grec de 2010 à 2018, initiée par le gouvernement Papandréou et continuée par ses successeurs Samaras et Tsipras lui-même. Il faut aussi inclure les diverses réformes du marché du travail votées sous le gouvernement Tsipras dans le bilan de celui-ci ; entre autres, une loi restreignant considérablement le droit de grève, puisqu’elle impose aux syndicats d’obtenir le soutien de 50 % de leurs adhérents dans une entreprise pour enclencher une grève qui ne soit pas illégale – on devine que cette mesure ne va pas favoriser les travailleurs au sein des entreprises dans leurs revendications salariales.
De la même manière, les baisses de la TVA impulsées par Tsipras en 2019 compensent à peine la hausse de ce même impôt, mise en place par le même Tsipras fin 2015, sous la pression de la « Troïka » ; il faut aussi prendre en compte le fait que cette baisse de TVA a été financée sur la base de l’excédent budgétaire primaire – la différence entre les recettes et les dépenses – de l’année 2018, exceptionnellement élevé, lui-même obtenu à partir de mesures d’austérité. Il y a fort à parier que le nouveau gouvernement conservateur grec reviendra sur ces mesures sociales, qui n’ont été consenties par les créanciers de la Grèce qu’en raison de la temporalité électorale de l’année 2019.
C’est que la Grèce ne s’est en rien libérée de la contrainte que les créanciers et l’Union européenne font peser sur son budget et sa politique économique. Officiellement, la Grèce est sortie des mémorandums – agendas de réformes structurelles rédigées par la « Troïka » – honnis par la population grecque, comme Alexis Tsipras l’a récemment annoncé sur l’île hautement symbolique d’Ithaque. En réalité, la Grèce a simplement échelonné le remboursement de sa dette sur quarante ans, avec obligation de faire valider son budget tous les quatre mois par la Commission européenne jusqu’en 2059 ; cette obligation inclut également le dégagement d’un excédent budgétaire primaire annuel d’au moins 2,2 % – un horizon de rigueur budgétaire que Tsipras dénonçait comme ayant pour effet « d’étrangler l’économie grecque » avant son élection. On voit donc mal la différence avec les mémorandums du passé, au-delà du changement de dénomination.
Si sur la question des salaires et des impôts, le gouvernement Tsipras a fait preuve de davantage de combativité face aux réquisits de la « Troïka » que ses prédécesseurs, il est d’autres dossiers sur lesquels on peine à voir la moindre différence – quand le gouvernement SYRIZA ne s’est pas montré plus conciliant encore à l’égard de la « Troïka ». Entre autres, celui des privatisations. Depuis 2015, ce sont des compagnies de chemin de fer helléniques, une dizaine de ports et d’aéroports et des centaines d’îles qui ont été vendues à des compagnies privées et des fonds d’investissements étrangers. On compte bien sûr des firmes allemandes – notamment le groupe Fraport, qui a obtenu une part importante dans le rachat des aéroports grecs – mais aussi des entreprises d’État chinoises, comme la société Cosco qui a racheté le port du Pirée, ou encore des investisseurs qataris sur plusieurs îles grecques privatisées.
Autre thématique sur laquelle les opposants à Tsipras se montrent intraitable : celle du logement. Les gouvernements Papandréou et Samaras avaient déjà fragilisé la situation des Grecs les plus endettés et menacés d’expulsion. Une loi votée en 2017 par une majorité de députés SYRIZA systématise la vente aux enchères des biens immobiliers et des logements des Grecs les plus endettés ; ce sont actuellement 200,000 logements grecs qui sont concernés par cette procédure, ou en voie de l’être.
Il y a loin du Tsipras qui arrive au pouvoir en 2015, vent debout contre « les élites et les oligarques », à celui de l’année 2019, qui justifie au Financial Times les « réformes » imposées à la Grèce avec une phraséologie qu’Emmanuel Macron ne renierait pas.
En 2015, lorsque le jeune Alexis Tsipras arrive au pouvoir, il est vivement soutenu par des partis, politiciens et intellectuels de gauche à travers le monde entier. Les voix qui, en Grèce, s’inquiétant de la nature réelle du projet de SYRIZA, questionnaient son refus de rompre avec l’Union européenne, étaient balayées d’un revers de main et catégorisées comme « sectaires ». Une étrange industrie de tourisme révolutionnaire a émergé, et l’on a vu nombre de philosophes, universitaires et politiciens progressistes se rendre à Athènes pour une photo de circonstance. De Žižek à Negri et d’Iglesias à Corbyn, tous voyaient dans la victoire de SYRIZA un moyen de donner à leurs idées un regain de crédibilité.
L’histoire de la trahison de SYRIZA vis-à-vis de la lutte contre la dette grecque est désormais bien documentée. Peu après l’arrivée du parti au pouvoir, Tsipras s’est engagé dans une série de négociations controversées au sein de sa base. La promesse de s’affranchir du programme du FMI et d’effacer la dette, initialement avancée, a été remplacée par un but bien plus modeste dès les premières heures de l’accession du parti au pouvoir. SYRIZA s’est alors mis à évoquer des « renégociations » honnêtes, un modeste dégrèvement pour le remboursement de dette, et un ralentissement relatif du programme d’austérité.
La tragédie trouve son épilogue à l’été 2015, quand SYRIZA en appelle à un référendum, demandant aux citoyens s’ils acceptaient la continuation du programme d’austérité, tandis que planait au-dessus des Grecs la perspective d’une expulsion de l’Union européenne et de la zone euro. Malgré les menace de pénuries de médicaments, de produits alimentaires, de banques fermées et d’une éjection de l’Union européenne, les Grecs ont voté à 61 % contre la poursuite des mesures d’austérité. Yanis Varoufakis décrivit plus tard l’atmosphère endeuillée qui régnait dans le bureau du leader de SYRIZA qui, selon ses dires, espérait que le « Oui » l’emporte au référendum. Refuser le plan d’austérité aurait en effet poussé la Grèce à une sortie de la zone euro et de l’Union européenne, solution à laquelle Tsipras était résolument hostile.
Quelques heures avant les résultats du référendum, Alexis Tsipras embrassait Jean-Claude Juncker et échangeait des plaisanteries avec Angela Merkel. Quelques jours plus tard, il faisait voter au Parlement un plan d’austérité que son prédécesseur conservateur, Antonis Samaras, n’avait pas voulu accepter. La grande majorité des politiciens, intellectuels et journalistes qui avaient apporté leur appui à SYRIZA depuis son élection, n’ont pas remis en cause leur soutien. Ceux qui ont critiqué la « capitulation » de Tsipras, à l’instar d’Alain Badiou, n’ont jamais questionné leur soutien originel apporté à Tsipras au moment de son élection – comme si sa « capitulation » était une simple erreur commise par l’individu Tsipras, et non le fruit d’une absence de réflexion sérieuse vis-à-vis de l’Union européenne de la gauche grecque dans son ensemble.
Le journaliste britannique Paul Mason a réalisé un documentaire sur le référendum grec baptisé This is a coup, qui consistait en grande partie à éluder la responsabilité de SYRIZA, de Yanis Varoufakis et bien sûr d’Alexis Tsipras. Slavoj Žižek défendit ouvertement SYRIZA et continua à soutenir le parti, pendant que son collègue de l’Université de Birkbeck à Londres, le philosophe de gauche Costas Douzinas, participait à l’élection pour le secrétariat général de SYRIZA et fut élu. Dès lors, il vota toute les mesures d’austérité que le parti avait introduites au Parlement. Judith Butler, de manière plus discrète mais sans équivoque, continua à défendre le mouvement en participant aux événements qu’il organisait. Podemos, l’allié espagnol de SYRIZA, était clairement embarrassé par le tournant austéritaire du parti mais a fini par en justifier la nécessité. Le Parti travailliste britannique n’a pas eu de mots assez durs contre les créanciers et la Troïka, mais ont toujours ouvert leurs portes aux principaux représentants de SYRIZA.
Cette logique de soutien inconditionnel témoigne d’une tâche aveugle de la gauche européenne, dont elle a encore du mal à se départir aujourd’hui : son incapacité à accepter la perspective d’une rupture avec l’Union européenne.
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