Les mystères personnels de Mueller
Par Stephen F. Cohen*
The Nation, 01-05-2019
Aspects peu remarqués du premier volume du rapport Mueller.
Le « Rapport d’enquête sur l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016 » en deux volumes du procureur spécial Robert S. Mueller III n’est pas d’une lecture facile – il ressemble à ces notices qui accompagnent les jouets de Noël « faciles à assembler ». Néanmoins, compte tenu des effets extrêmement dommageables que le Russiagate a eus sur l’Amérique en interne et à l’étranger depuis près de trois ans, le rapport sera longuement examiné pour ce qu’il révèle et ne révèle pas, ce qu’il inclut et n’inclut pas.
En raison de mon intérêt particulier pour la Russie, j’ai lu attentivement le premier volume, celui qui met l’accent sur le rôle présumé de ce pays dans ce scandale. J’en suis sorti avec autant de questions sur le rapport que sur le rôle de Moscou et celui du candidat puis président Donald Trump. Pour n’en citer que quelques-unes :
- Mueller commence, à la page 1, par cette affirmation : « Le gouvernement russe s’est immiscé dans l’élection présidentielle de 2016 de façon systématique et considérable ». Peut-être, mais Mueller, qui n’est pas opposé à l’éditorialisation et à la contextualisation ailleurs dans le rapport, ne donne aux lecteurs aucun historique ni aucun contexte pour cette large généralisation. En particulier, l’interférence – ou « ingérence », comme la qualifient les médias – était-elle plus ou moins « systématique et considérable » que l’intervention militaire de Washington dans la guerre civile russe de 1918 ou que sa campagne très intrusive pour faire réélire le président russe Boris Eltsine en 1996 ou, de l’autre côté de la médaille, que le rôle du Parti communiste américain soutenu par l’URSS dans la politique américaine au XXe siècle ? En d’autres termes, qu’est-ce qui justifiait une enquête spéciale sur cet épisode dans un siècle d’ingérence mutuelle américano-russe dans leurs politiques réciproques ? Ou, pour le dire un peu différemment : les lecteurs pourraient se demander s’il y aurait même eu un Russiagate et une enquête de Mueller dans le cas où Hillary Clinton aurait remporté les élections de 2016.
- Il a parfois été suggéré que le Russiagate avait été initié par de hauts responsables américains qui n’aimaient pas la promesse du candidat Trump de « coopérer avec la Russie ». Cette suspicion n’a pas encore été prouvée, mais Mueller attribue à maintes reprises aux membres de la campagne Trump et aux Russes qui ont interagi en 2016, peut-être de façon sinistre ou même criminelle, le désir d’« améliorer les relations américano-russes », de « mettre fin à la nouvelle guerre froide » et de « donner un nouveau départ aux relations avec la Russie ». Même le président russe Vladimir Poutine aurait voulu « la réconciliation entre les États-Unis et la Russie ». (Voir, par exemple, p. 5, 98, 105, 124, 157.) Le résultat est, bien sûr, de discréditer la défense de la détente qui fut un temps le courant dominant aux États-Unis. Mueller qualifie même les positions américaines favorables à une détente – comme celles qu’avaient les présidents Eisenhower, Nixon et Reagan au XXe siècle – de « positions de politique étrangère pro-russes » (p.102). Cela signifie-t-il que les Américains qui ont des opinions pro-détente aujourd’hui, comme moi et un certain nombre d’autres, doivent faire l’objet d’une enquête pour leurs « contacts » avec les Russes en vue de meilleures relations ? Mueller semble ne rien dire qui contrebalance cette implication, qui a déjà affecté négativement quelques Américains mentionnés et non mentionnés dans son rapport.
- Comme l’indiquent le texte et les notes de bas de page, Mueller s’appuie fortement sur les rapports des services de renseignement américains, mais sans traiter des méfaits dûment constatés commis par ces services pour promouvoir la saga du Russiagate, en particulier de ceux de la CIA sous John Brennan. Il s’appuie aussi beaucoup sur les comptes rendus médiatiques successifs à l’époque du Russiagate, mais sans tenir compte des mauvaises pratiques journalistiques, telles qu’abondamment démontrées par Matt Taibbi, qui les assimile aux reportages qui ont conduit à l’invasion américaine de l’Irak.
- Mueller n’envisage pas non plus d’autres scénarios ou explications, comme toute bonne enquête historique ou judiciaire devrait le faire. Par exemple, il accepte sans sourciller l’allégation du Comité démocrate de Clinton, selon laquelle des agents russes auraient piraté et diffusé leurs e-mails en 2016. Encore une fois, peut-être, mais pourquoi n’a-t-il pas fait sa propre analyse scientifique ou n’a-t-il pas mentionné l’autre conclusion de VIPS disant qu’ils avaient été volés et avaient fait l’objet d’une fuite interne ? Pourquoi n’a-t-il pas interrogé Julian Assange, qui a déclaré savoir comment et par qui les courriels avaient atteint WikiLeaks ? Et comment expliquer le peu d’intérêt de Mueller pour le mystérieux professeur Joseph Mifsud, qui a aidé à piéger George Papadopoulos à Londres ? Mueller rapporte que ledit Mifsud « avait des liens avec la Russie » (p.5), bien qu’une simple recherche sur Google suggère qu’il était bien un « agent » mais pas des Russes, comme l’ont largement prétendu les médias.
- Peut-être l’évoquera-t-il dans le deuxième volume de son rapport, mais curieusement, Mueller ne se concentre pas sur le dossier Steele dans le premier volume de son rapport, alors qu’il est pourtant certainement le document fondateur du Russiagate, avec des « informations » anti-Trump désormais largement reconnues comme ayant été « licencieuses et non vérifiées ». À un moment donné, cependant, Mueller livre un propos révélateur : « Trump ne paierait pas pour une recherche sur l’opposition » (p.61). Cela peut-il être autre chose qu’un jugement accablant, bien que biaisé, sur la campagne Clinton, par qui, on le sait, a été financé le dossier Steele ?
- Vers la fin du premier volume (pp.144, 146), Mueller fait état d’une révélation vraiment stupéfiante, bien qu’il ne semble pas en avoir conscience. Après l’élection présidentielle américaine de 2016, le Kremlin « ne semblait pas avoir de contacts préexistants… avec les hauts fonctionnaires entourant le président élu ». Plus encore, « Poutine a parlé des difficultés rencontrées par le gouvernement russe pour entrer en contact avec la nouvelle administration Trump…… Poutine a indiqué qu’il ne savait pas à qui s’adresser officiellement et qu’il ne connaissait généralement pas les gens autour du président élu. »
En ce qui concerne le Russiagate, voilà ce qu’il en est de toutes les allégations honteuses de complicité Trump-Poutine, de conspiration et même de trahison. Cela signifie certainement que les États-Unis ont besoin d’une nouvelle enquête, différente, sur les origines et la signification réelles de ce scandale politique américain frauduleux, corrosif, extrêmement grave et vraiment interminable.
Ce commentaire est fondé sur la dernière discussion hebdomadaire de Stephen F. Cohen avec l’animateur de The John Batchelor Show. Diffusé depuis maintenant 6 ans, les émissions précédentes sont sur TheNation.com.
* Stephen F. Cohen est professeur émérite d’études russes et de politique à l’Université de New York et à l’Université de Princeton. Un éditeur collaborateur de Nation, son nouveau livre « War With Russia ? De Poutine et l’Ukraine à Trump et le Russiagate » est disponible en livre de poche et en édition ebook.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.