Les généraux américains s’inquiètent de l’influence grandissante des russes et des chinois en Afrique, documents à l’appui
Par Nick Turse
The Intercept
L’ADMINISTRATION TRUMP et le Pentagone l’ont dénoncé à plusieurs reprises, la Chine et la Russie étendent leur influence en Afrique, continent sur lequel les deux adversaires de longue date des américains « interfèrent avec les opérations militaires américaines et représentent une menace importante pour les intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale », a déclaré en décembre dernier John Bolton, conseiller à la sécurité nationale.
Ce point de vue a été partagé par l’ancien chef du Commandement des États-Unis pour l’Afrique, le général du corps des Marines, Thomas Waldhauser, qui a cessé son travail le mois dernier, et par son remplaçant, Stephen Townsend, tous deux ont témoigné publiquement devant le Congrès au début de cette année. Mais les deux généraux sont allés plus loin dans leurs réponses par écrit au Congrès que The Intercept a pu obtenir via la Freedom of Information Act, décrivant une Afrique toujours plus susceptible de tomber sous l’emprise de Pékin et de Moscou – la Russie exerçant une influence dans pas moins de 10 pays africains différents et la Chine étant susceptible d’ouvrir davantage de bases sur le continent. [Le Freedom of Information Act (FOIA) (en français, loi d’accès à l’information) est une loi américaine signée le 4 juillet 1966 par le président Lyndon B. Johnson, et entrée en application l’année suivante. Fondée sur le principe du droit à l’information, elle oblige les agences fédérales à transmettre leurs documents, à quiconque en fait la demande, quelle que soit sa nationalité, NdT]
Pékin et Moscou n’ont cessé de multiplier partout en Afrique leurs liens économiques, tout comme leur influence diplomatique. Au cours des 40 dernières années, le commerce entre la Chine et l’Afrique est passé de 765 millions de dollars à plus de 170 milliards de dollars et 39 des 54 pays africains ont maintenant signé l’Initiative de la Nouvelle Route de la Soie de Pékin, un plan d’un billion de dollars visant à lier infrastructures et commerce via un vaste réseau de routes, lignes ferroviaires, ports et oléoducs à travers l’Eurasie, le Moyen-Orient et l’Afrique. Les échanges commerciaux de la Russie avec l’Afrique sont passés de 5,7 milliards de dollars en 2009 à 17,4 milliards de dollars en 2017, et le pays s’emploie activement à y promouvoir tant l’infrastructure nucléaire et les partenariats technologiques que les investissements pétroliers et gaziers.
Les deux nations ont également cherché à accroître leur influence culturelle. Le nombre d’instituts Confucius financés par le gouvernement chinois en Afrique, et qui font la promotion de la langue et de la culture chinoises, est passé de zéro en 2004 à 48 l’an dernier, selon les données compilées par Development Reimagined, une société internationale de conseil sise à Pékin. Les documents du commandement des États-Unis pour l’Afrique [AFRICOM : Le Commandement des États-Unis pour l’Afrique est un commandement unifié pour l’Afrique créé par le Département de la Défense des États-Unis en 2007 et entré en fonction en 2008. Il coordonne toutes les activités militaires et sécuritaires des États-Unis sur ce continent, NdT] indiquent que ces centres sont situés dans 20 pays africains différents. L’équivalent russe, la Fondation Russkiy Mir, une organisation non gouvernementale à but non lucratif, est active dans neuf pays africains, selon l’Africom.
La Russie et la Chine ont également tissé des liens militaires plus étroits avec les pays africains par le biais de ventes d’armes, d’accords de sécurité et de programmes de formation militaire. Selon l’Africom, des sociétés militaires privées russes sont actives dans 15 pays africains.
Le mois dernier, selon le ministère chinois de la Défense, Pékin a accueilli le premier Forum Chine-Afrique sur la paix et la sécurité, qui a réuni près de 100 responsables de la sécurité de 50 pays d’Afrique et de l’Union africaine, dont 15 ministres de la défense et chefs d’état-major. Pendant ce rassemblement, l’agence de presse russe Tass a annoncé qu’environ 35 dirigeants africains avaient confirmé leur participation au premier Sommet Russie-Afrique – coprésidé par le président russe Vladimir Poutine et le président égyptien Abdel-Fattah el-Sissi – qui se tiendra en octobre à Sochi, station balnéaire russe de la mer Noire.
Dans son témoignage devant la Commission sénatoriale des forces armées, Waldhauser s’est surtout intéressé aux incursions croissantes de la Russie en République centrafricaine et, dans une moindre mesure, en Algérie, en Libye et au Soudan. Mais dans ses réponses écrites, Waldhauser a mentionné six autres nations qui avaient également pris des engagements avec la Russie ou susceptibles d’être sous son influence, notamment l’Angola, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Mali, la Mauritanie et la Tunisie. Selon Waldhauser, la Russie tire parti ou cherche à tirer parti de son aide militaire en échange de droits miniers et de partenariats énergétiques. « Pour contrecarrer les efforts d’exploitation de la Russie, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique continue de travailler avec un grand nombre de pays pour devenir un partenaire militaire privilégié en Afrique », a-t-il écrit.
En République centrafricaine, « la Russie a renforcé son influence grâce à une coopération militaire accrue, notamment par des dons d’armes, qui lui ont permis d’accéder aux marchés et aux droits d’extraction minière », a expliqué Waldhauser dans son témoignage public. « Avec un investissement minimal, la Russie s’appuie sur des entrepreneurs militaires privés, comme le groupe Wagner ». Il a noté que le président de la République centrafricaine, Faustin-Archange Touadéra, avait récemment fait appel à « un civil russe comme conseiller à la sécurité nationale. Le Président a également promis que les forces armées seraient déployées dans tout le pays pour rétablir la paix dans le pays grâce à des forces vraisemblablement entraînées, équipées et, dans certains cas, accompagnées par des entreprises militaires russes. La capacité de la Russie à faire adopter des pratiques de sécurité musclées, dans une région déjà en proie à des menaces pour la sécurité, tout en extrayant systématiquement des minéraux, est inquiétante. »
Interrogé sur ces « pratiques de sécurité musclées », Waldhauser a mentionné des informations faisant état de la coopération d’entrepreneurs russes avec des milices et de leur complicité quant à la violation des droits humains; les abus commis à l’encontre de stagiaires des forces de sécurité locales ainsi que de civils « qui remettent en question les intérêts miniers russes » ; et la probable participation aux meurtres de journalistes russes qui ont été assassinés en République Centrafricaine alors qu’ils enquêtaient sur les activité d’entreprises militaires russes.
Lors de son témoignage public, Townsend a classé la Chine juste derrière la Russie en tant que menace contre la primauté des États-Unis en Afrique, mais il a ajouté qu’il s’attendait à ce que la République populaire éclipse la Russie. « Je pense qu’ils cherchent à contrôler et influencer à nos dépens », a déclaré le nouveau commandant de l’Africom parlant de la Chine. Townsend a également dénigré officieusement les efforts de la Chine sur de multiples fronts, y compris les ventes d’armes, et a expliqué que les États-Unis devaient mettre l’accent sur la mauvaise qualité de la technologie militaire chinoise dans les pays africains. « La Chine a fourni au Nigeria des systèmes aériens armés sans pilote … mais la mauvaise qualité des plates-formes a contribué à des utilisations peu fréquentes », a-t-il écrit. « Le faible coût et les délais de livraison courts incitent les partenaires africains à acheter du matériel chinois, mais très fréquemment, les achats ne répondent pas aux besoins militaires sous-jacents. C’est ce récit que nous devons propager largement. »
Dans ses remarques écrites, Waldhauser a expliqué que les efforts actuels de la Chine en Afrique n’étaient pas susceptibles d’entraver la participation militaire et les opérations américaines à court terme, mais il a averti que « dans la prochaine décennie, la Chine pourrait y arriver ». Alors que ce n’est qu’en 2017 que la Chine a ouvert sa première base militaire à l’étranger, à dix kilomètres du camp Lemonnier de l’armée américaine à Djibouti, dans la Corne de l’Afrique, Waldhauser a mentionné d’autres implantations chinoises se profilant à l’horizon. « La Chine travaille activement avec des partenaires africains pour ouvrir de nouvelles bases dans plusieurs endroits sur le continent », a-t-il écrit. « En travaillant avec d’autres pays [africains]… nous pourrons peut-être faire en sorte que, lorsque la Chine ou la Russie réussiront à avoir un accès militaire aux ports, aux bases ou à l’espace aérien, elles ne pourront pas profiter pleinement de cet accès pour menacer la liberté de manœuvre des États-Unis en Afrique et dans les régions avoisinantes. »
En réponse aux menaces perçues par ses grands rivaux, l’Africom a lancé un plan de campagne quinquennal destiné, en partie, à contrer la « présence accrue » de la Chine et de la Russie sur le continent. Le commandement renforce également les alliances afin de « dissuader les actions malveillantes chinoises et russes », a écrit Waldhauser en mars. Dans ses réponses écrites, Townsend fait également référence à « l’influence néfaste de la Russie en Afrique » et s’en prend à la Chine, notant que « les Chinois ont défendu avec succès le discours fallacieux affirmant que leur aide est sans condition ».
Alors que Waldhauser et Townsend qualifient les motivations russes et chinois de « pernicieuses » et celles de l’Amérique de vertueuses, certains experts ont un point de vue différent. « Il est difficile de soutenir sans ambages que toutes ces grandes puissances ont vraiment à cœur l’intérêt supérieur de l’Afrique. Le comportement de l’Amérique ne peut tout simplement pas être qualifié d’altruiste parce que sa politique étrangère militarisée à outrance depuis le 11 septembre entraîne de fait une augmentation de la violence sur le continent plutôt que d’être un élément dissuasif », a déclaré à The Intercept Temi Ibirogba, chercheuse associée au Programme Afrique du Centre pour la politique internationale. « Des responsables américains comme Nagy », parlant du secrétaire d’État adjoint aux affaires africaines, « tout comme Waldhauser semblent avoir la fausse impression que la politique étrangère américaine est appréciée et bien accueillie par les Africains, mais ce sont en fait les Chinois qui y gagnent en ce moment ».
Dans son témoignage public devant le Sénat en février, Waldhauser a noté que la Stratégie de Défense Nationale a souligné l’importance de limiter « l’influence néfaste des puissances non africaines sur le continent ». Ibirogba a approuvé. « L’affirmation de Waldhauser selon laquelle les puissances non africaines ont une influence néfaste en Afrique est exacte et les États-Unis sont l’une d’entre elles », a-t-elle dit.
Au moment même où les efforts militaires américains en Afrique ont flambé, comme The Intercept l’a déjà signalé, les indicateurs clés de la sécurité et de la stabilité sur le continent se sont effondrés. « Selon le Centre africain d’études stratégiques du ministère de la Défense, globalement, l’activité des groupes islamistes actifs a doublé en Afrique depuis 2012 ». Il y a maintenant environ 24 « groupes islamistes militants actifs » qui opèrent sur le continent, contre seulement cinq en 2010 ; 13 pays africains font face à des attaques de ces groupes – une augmentation de 160 % pour cette même période et le nombre d’« événements violents » sur le continent a bondi de 960 %, passant de 288 en 2009 à 3 050 en 2018.
Source : The Intercept, Nick Turse, 13-08-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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