Le coup d’état qui a évincé Evo Moralès en Bolivie est un autre revers pour le socialisme latino-américain
Par Elise Swain
The Intercept
Des partisans de l’ancien président bolivien en exil Evo Morales manifestent à La Paz, en Bolivie, le 14 novembre 2019. Photo : Ronaldo Schemidt/AFP via Getty Images
UN WEEK-END AGITÉ a ébranlé la politique latino-américaine lors d’un coup d’État en Bolivie qui a forcé le président Evo Morales à se retirer dimanche tandis que, quelques jours auparavant, l’ancien président brésilien Luiz Inácio « Lula » da Silva a été libéré de prison.
Morales a pris la parole mercredi depuis Mexico, où il est en exil, et a exprimé son souhait de retourner en Bolivie à la suite de ce qu’il a décrit comme un coup d’État soutenu par les États-Unis. Lors de la conférence de presse, Morales a encouragé la lutte anti-coloniale et anti-impérialiste à se poursuivre et a rejeté l’auto-proclamation de la présidente par intérim Jeanine Áñez. Les commentaires anti-indigènes passés d’Áñez, une chrétienne de droite, viennent s’ajouter aux réactions négatives qu’elle subit déjà de la part des partisans de Morales. Néanmoins, Áñez s’est engagée à convoquer de nouvelles élections.
La déclaration officielle du président américain Donald Trump, quant à elle, louait le coup d’État militaire en Bolivie et notait que les événements qui ont mené à l’éviction de Morales « envoient un signal fort aux régimes illégitimes du Venezuela et du Nicaragua que la démocratie et la volonté du peuple prévaudront toujours ». Le rôle que les États-Unis ont pu jouer en Bolivie est certainement moins clair que la tentative manifeste de changement de régime au Venezuela au début de cette année.
Le départ de Morales pour l’exil qu’il s’est lui-même imposé marque la fin d’une époque remarquable de la politique bolivienne. L’un des premiers présidents indigènes des Amériques modernes, Morales a pris le pouvoir avec une vague populiste en 2006, lorsque le Movimiento al Socialismo – Mouvement vers le socialisme, ou MAS – de Bolivie s’est levé au milieu d’un revirement à gauche de la politique sud-américaine, à la fin de la guerre froide. Dans le cadre de cette « marée rose », les 14 années au pouvoir de Morales ont été marquées par des progrès économiques pour de nombreux Boliviens. En 2017, la classe moyenne bolivienne avait connu une croissance spectaculaire et le pays d’environ 11 millions d’habitants avait le taux de croissance le plus élevé de la région, mais à un coût. Les taux de déforestation en Bolivie ont grimpé en flèche, et Morales a viré vers le centre tout en adoptant des projets d’exploitation minière et de gaz naturel.
Les élections d’octobre 2019 ont pratiquement garanti des ennuis pour la présidence de Morales bien avant qu’elles n’aient lieu. Beaucoup en Bolivie considéraient Morales comme « politiquement dépassé », a déclaré l’anthropologue et chercheur bolivien Bret Gustafson dans le podcast de The Intercept. « Les mouvements avaient été récupérés par l’État. Et toute dissidence au sein des mouvements avait été réduite au silence », selon Gustafson. « Ceux qui avaient réussi à s’intégrer dans la structure de l’État et du parti sont restés fidèles à Evo Morales. »
Selon la nouvelle constitution adoptée par la Bolivie en 2009, la candidature de Morales pour un quatrième mandat était anticonstitutionnelle. Après avoir perdu un référendum pour permettre sa candidature en 2019, Morales s’est adressé à la Cour constitutionnelle de Bolivie. Déclarant que la limitation des mandats violait les « droits humains » de Morales, la cour l’a autorisé à se présenter. Puis vint la compétition électorale. Dans le système de scrutin à deux tours, une élection est déterminée après qu’un candidat a remporté 50 % des suffrages, ou seulement 40 % si le candidat a une avance de 10 points sur l’adversaire le plus proche. Une victoire incontestée au premier tour de scrutin était inattendue.
« L’OEA [Organisation des États américains, NdT] est certainement remise en cause, en grande partie à cause du rôle joué par les États-Unis, le Brésil et l’Argentine. »
Lors du dépouillement du scrutin, les résultats du dépouillement préliminaire non officiel ont montré que Morales n’avait pas obtenu la victoire au premier tour. Le chef de l’opposition et ancien président Carlos Mesa a allégué qu’il y avait eu fraude lorsque, après un retard tendu, le décompte officiel nouvellement publié a montré que Morales avait un peu plus de 10 points d’avance, assurant une victoire facile.
De violentes manifestations de l’opposition ont balayé le pays et l’Organisation des États américains, basée à Washington, D.C., a effectué un audit. Dans un communiqué, l’OEA a fait part de « sa profonde inquiétude et de sa surprise face au changement radical et difficile à expliquer de la tendance des résultats préliminaires révélés après la fermeture des bureaux de vote », qui alimente les protestations anti-Morales mais n’apporte guère de preuve concrète de fraude.
« L’OEA est certainement en question », a expliqué Gustafson, « en grande partie à cause du rôle joué par les États-Unis, le Brésil et l’Argentine – une coalition d’États membres influents dirigée par des gouvernements de droite – et du rôle très clair que Luis Almagro, le chef de l’OEA, a joué pour faciliter l’éviction de Nicolás Maduro au Venezuela. »
S’exprimant mercredi depuis le Mexique, Morales a déclaré : « L’OEA n’est pas au service des peuples d’Amérique latine, et encore moins des mouvements sociaux. L’OEA est au service de l’empire nord-américain. »
Bien que le rôle de forces extérieures dans le coup d’État reste obscur, même la simple possibilité pour la droite bolivienne d’entrer en rébellion est due à des facteurs internes. En effet, l’appui à Morales s’était érodé même parmi ses électeurs les plus fidèles : Les communautés indigènes.
Après les élections, ces communautés ont été attaquées. Une figure de l’opposition chrétienne de droite, Luis Fernando Camacho, a mené de violentes manifestations contre les partisans et les élus autochtones de Morales. Figure emblématique de l’agro-industrie et du gaz naturel, surnommée « le Bolsonaro Bolivien », Camacho s’aligne sur le mouvement du Comité civique et fait partie d’une famille de l’élite influente dans le domaine de la distribution du gaz naturel.
Le racisme anti-indigène a joué un rôle dans la violence. « Camacho est comme une grande partie de l’opposition de droite dans l’est de la Bolivie, qui se considèrent blancs ou presque », explique Gustafson. « Il y a une longue histoire de racisme anti-indigène et une longue histoire d’organisation politique fasciste en Bolivie qui est très liée aux symboles du christianisme ». En effet, les vidéos affichées sur les médias sociaux montraient des partisans du coup d’État anti-indigènes brûlant le drapeau wiphala [Le terme wiphala désigne les drapeaux rectangulaires aux sept couleurs utilisées par les ethnies des Andes, NdT] indigène de Bolivie et des chefs de l’opposition brandissant des Bibles de façon ostentatoire.
Malgré le chaos politique du mois dernier, Gustafson a souligné la force des mouvements sociaux boliviens. « Quel que soit le gouvernement qui en sortira, s’il adopte une “position néolibérale” ou s’il tente de rétablir le modèle de gouvernement raciste qui a caractérisé le pays pendant des siècles », a-t-il dit, « les mouvements sociaux boliviens vont lui faire vivre des moments très difficiles ».
VENDREDI DERNIER, au Brésil, l’un des principaux alliés politiques de Morales en Amérique latine, Luiz Inácio « Lula » da Silva, a été libéré après un an et demi de prison. Lula, un contemporain de Morales parmi les leaders de la gauche latino-américaine résurgente, aurait très probablement remporté l’élection présidentielle de 2018 au Brésil. Mais une condamnation pour corruption contestée et politiquement entachée l’a empêché de se présenter et a permis à l’opposition de droite de mener Jair Bolsonaro, d’extrême droite, à la victoire.
« Il y a eu une corruption massive au sein de cette enquête anti-corruption qui a changé fondamentalement la politique brésilienne au cours des cinq dernières années. »
Le juge qui a présidé l’affaire Lula, Sérgio Moro, a été au centre d’une enquête importante menée par The Intercept. Le cofondateur Glenn Greenwald a expliqué dans Intercepted que, en fait, Moro n’était pas un juge. « Il commandait secrètement le groupe de travail de l’accusation, non seulement dans le cas de Lula, mais dans beaucoup, beaucoup d’autres. Les procureurs violaient constamment leurs contraintes éthiques, essayant de profiter de la notoriété qu’ils obtenaient en gagnant ». Greenwald a ajouté. « Il y a eu une corruption massive au sein de cette enquête anti-corruption qui a changé fondamentalement la politique brésilienne au cours des cinq dernières années. »
Lula est revenu sur la scène politique revigoré après sa libération de prison, a dit Greenwald. Qualifiant l’éviction de Morales de coup d’État, Lula a tweeté une déclaration de soutien au président bolivien : « Il est malheureux que l’Amérique latine ait une élite économique qui ne sait pas vivre avec la démocratie et l’inclusion sociale des plus pauvres ». Bolsonaro, pour sa part, a rejeté l’idée qu’un coup d’État ait eu lieu en Bolivie.
La déclaration de Lula faisait partie d’un ensemble mondial de politiciens de gauche qui se sont élevés contre le coup d’État. Dimanche, la représentante démocrate du Minnesota Ilhan Omar, a tweeté : « Il y a un terme pour le président d’un pays qui est expulsé par les militaires. Ça s’appelle un coup d’État ». Alors que de nombreux candidats démocrates à l’élection présidentielle sont restés silencieux, le sénateur Indépendant du Vermont Bernie Sanders, a tweeté : « Je suis très préoccupé par ce qui semble être un coup d’État en Bolivie, où les militaires, après des semaines de désordres politiques, sont inervenus pour démettre le Président Evo Morales ».
Pendant ce temps, la plupart des grands médias américains se sont montrés réticents à qualifier ce qui s’est passé en Bolivie de coup d’État. « Je trouve incroyable que les médias américains refusent explicitement de qualifier ce coup d’État de coup d’État et qu’ils fassent tout ce qu’ils peuvent pour tout dire, sauf cela », a déclaré . Greenwald à Intercepted. Cela montre simplement comment, dans le discours américain, « démocratie » signifie mettre en place un leader qui sert les intérêts américains, et « tyrannie » ou « dictature » signifie un leader – même s’ils est démocratiquement élu – qui refuse de le faire.
Source : The Intercept, Elise Swain, 15-11-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
Contact : samlatouch@protonmail.com
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