Deux États avouent pratiquer des interceptions de masse : pourquoi est-ce important ?
Privacy International
Six ans après que l’employé de la NSA Edward Snowden eut divulgué des documents détaillant le fonctionnement des programmes de surveillance de masse des États, deux d’entre eux, le Royaume-Uni et l’Afrique du Sud, reconnaissent publiquement avoir fait usage de moyens d’interception de masse.
Les deux gouvernements procèdent, en secret et depuis des années, à l’interception massive du trafic Internet en exploitant des câbles sous-marins à fibres optiques qui arrivent sur leurs côtes au Royaume-Uni et en Afrique du Sud.
Ces deux aveux ont été recueillis pendant – et à l’issue de – une procédure judiciaire engagée par Privacy International et d’autres acteurs de la société civile contestant, entre autres, ces capacités d’interception.
Pourquoi est-ce important ?
Depuis une bonne dizaine d’année, de nombreux lanceurs d’alerte et journalistes font état des moyens d’interception de masse dont disposent les États-Unis, le Royaume-Uni ainsi que d’autres États à travers le monde. Les révélations de Snowden en 2013 ont constitué un moment charnière de l’histoire où ces accusations ont été étayées par des milliers de documents, qui ont montré, avec force détails accablants les moyens, le fonctionnement et les procédures des programmes de surveillance de masse de certains des pays les plus puissants du monde.
Mais même après les révélations de Snowden, les gouvernements ont refusé de reconnaître l’existence de ces programmes, qui pourraient mettre chacun d’entre nous sous le microscope de la surveillance de l’État. Il est révélateur qu’immédiatement après les révélations de Snowden, les responsables de la défense britannique ont émis une note secret-défense (notification D) aux groupes de médias afin de censurer la couverture des tactiques de surveillance employées par les agences de renseignement. Il a fallu que des actions en justice et une pression continue soient exercées par de nombreux acteurs de la société civile pour que ces deux gouvernements admettent l’existence de ces programmes d’interception massifs.
Bien que les services de renseignement sud-africains soient convaincus qu’il s’agit d’une pratique acceptée par le plus grand nombre, ce qu’ils répètent encore et encore, les circonstances dans lesquelles les deux gouvernements ont admis avoir utilisé leurs capacités de surveillance de masse indiquent qu’ils ne sont pas entièrement à l’aise pour en parler. Leur reconnaissance des faits est noyée dans les procédures judiciaires. Toutefois, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU a déjà exprimé ses préoccupations concernant les pouvoirs de surveillance de masse du Royaume-Uni et de l’Afrique du Sud.
Quels sont les dossiers exactement ?
Le Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, l’affaire a débuté en 2013, à la suite des révélations d’Edward Snowden selon lesquelles l’Administration Générale des Communications du Gouvernement (GCHQ) avait en secret installé des moyens d’interception sur les câbles de fibre optique sous-marins qui arrivent au Royaume-Uni. Largement connu sous le nom de programme « Tempora », son existence n’a jamais été reconnue par le gouvernement.
Peu après, Privacy International et neuf autres ONG ont contesté la légalité de ces pratiques. L’affaire est déjà passée devant les juridictions nationales ; elle est actuellement portée pour la deuxième fois devant la Cour européenne des droits de l’Homme, la plus haute juridiction européenne en la matière. La plainte a été initialement déposée au Investigatory Powers Tribunal (IPT) du Royaume-Uni en juillet 2013. L’IPT a établi, entre autres, que le régime britannique d’interception massive était illégal parce que le cadre juridique régissant cet accès était secret. Les requérants devant la Cour européenne de justice critiquent cette décision et font valoir que l’interception en masse au Royaume-Uni viole les articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui protègent respectivement le droit à la vie privée et le droit à la liberté d’expression. [Au Royaume-Uni, l’Investigatory Powers Tribunal (IPT) est un organe judiciaire indépendant du gouvernement britannique, qui instruit les plaintes relatives à la surveillance exercée par des organismes publics – en fait, « le seul tribunal auquel les plaintes concernant les services de renseignement peuvent être adressées », NdT]
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme a été invitée à réexaminer le premier arrêt de la Cour sur notre affaire, en relevant l’incompatibilité de la surveillance de masse et du partage de renseignements au Royaume-Uni avec les articles 8 (droit à la vie privée) et 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le 10 juillet 2019, le gouvernement britannique a reconnu l’existence du programme dans des observations présentées avant et pendant l’audience devant la Grande Chambre.
Résumé des communications : Pour la première fois, le gouvernement du Royaume-Uni a décrit de manière relativement détaillée, par rapport aux déclarations précédentes, le processus de collecte, de filtrage, de « sélection pour examen » et d’examen des communications interceptées en bloc. Ils décrivent la distinction entre les requêtes « simples » et « complexes », les critères de sélection utilisés et brièvement la manière dont ils opèrent :
- Les requêtes « simples », ont recours à un unique « critère de sélection fort », tel qu’un numéro de téléphone ou une adresse électronique.
- Les requêtes « complexes », « croisent différent critères, dont parfois des critères de sélection plus faibles ». Par exemple, les demandes « complexes » chercheront « des documents qui emploient une langue donnée et qui émanent d’une région géographique particulière et qui font appel à une certaine technologie. D’autres critères de sélection peuvent venir compléter ces requêtes complexes comme par exemple l’utilisation d’une signature numérique complexe créée par une machine particulière utilisée dans les cyberattaques ou l’utilisation d’un indicatif d’appel provenant d’un navire particulier. »
Apparemment, les requêtes « simples » s’appliquent à tous les utilisateurs, tandis que les requêtes « complexes » s’appliquent à des utilisateurs sélectionnés peu nombreux. La manière de sélectionner les utilisateurs n’est pas décrite. En ce qui concerne les critères, le gouvernement a ajouté : « Le choix des critères pour effectuer une sélection des communications à examiner est lui aussi soigneusement contrôlé. (…) Les critères de sélection appliqués directement aux utilisateurs sont soumis à un processus rigoureux de règles automatisées, complétées par une intervention humaine si nécessaire, pour s’assurer qu’ils répondent aux exigences légales et politiques appropriées ». Les critères peuvent être utilisés pendant une période maximale de trois mois aux termes desquels une évaluation est obligatoire. Les analystes de la matière sélectionnée pour examen reçoivent une formation, mais aucune autre information n’est donnée à ce sujet. Le gouvernement parle enfin de la période de conservation. « Les communications soumises au filtrage sur “critères de sélection forts” sont immédiatement effacées, à l’exception de celles qui ne passent pas le filtrage. Les communications auxquelles s’applique le processus de “requête complexe” sont conservées pendant quelques jours, afin de permettre l’exécution du processus, puis sont automatiquement supprimées sauf si elles ont été sélectionnées pour examen. » (accentuation ajoutée)
Afrique du Sud
En 2017, le Centre AmaBhungane pour le Journalisme d’Investigation a engagé une action en justice après avoir appris que des espions de l’État avaient enregistré les communications téléphoniques du journaliste Sam Sole pendant (au moins) six mois en 2008 à l’époque des « Spy Tapes » [affaire en lien avec des accusations de corruption contre Jacob Zuma, alors leader de l’ANC NdT]
Les deux requérants, le Centre AmaBhungane pour le Journalisme d’Investigation et le journaliste Stephen Patrick Sole, ont contesté la constitutionnalité de certains articles du cadre réglementaire sud-africain. En partuculier, ils font valoir que la loi de 2002 sur la réglementation de l’interception des communications (RICA) et la loi de 1994 sur la sécurité nationale (NSIA) violent le droit à la vie privée et que la Cour devrait donc les déclarer inconstitutionnelles. Privacy International et Right2Know sont intervenus dans cette affaire en tant qu’« Amis de la Cour ».
Principales révélations : Dans cette déclaration sous serment, les services de renseignement sud-africains reconnaissent « l’écoute ou l’enregistrement de signaux transnationaux, parfois au niveau de câbles sous-marins à fibre optique ». Ils prétendent intercepter « toute communication qui émane de l’extérieur des frontières de la République (en l’occurrence, de l’Afrique du Sud) et qui passe par la République ou y aboutit ». Cette interception massive, selon eux, vise à assurer que « l’État est protégé contre les menaces transnationales ». Plus précisément, « le processus de collecte de renseignements sur les transmissions s’appuie sur les priorités nationales en matière de renseignement, qui comprennent les menaces imminentes et prévues. Il couvre également les informations relatives au crime organisé et aux activités liées au terrorisme. La surveillance de masse traite également de domaines tels que la sécurité alimentaire, la sécurité de la ressource en eau et les flux financiers illicites. » (accentuation ajoutée) Ils affirment qu’une telle surveillance généralisée n’est pas dirigée contre des individus, même si quelques paragraphes plus loin, ils admettent qu’elle « aide l’État à identifier les individus et les groupes et entités au-delà des frontières terrestres ou maritimes du pays qui représentent une menace pour la sécurité de la nation ». Tout en soutenant que l’interception massive vise le renseignement sur les transmissions étrangères, ils admettent que le système ne peut faire la distinction entre les communications nationales et étrangères. « La direction de la communication ne peut être déterminée avec précision que par l’intervention et l’analyse humaine une fois l’interception et l’enregistrement terminés ». Ils ajoutent que « les systèmes de surveillance ne peuvent pas savoir si une communication émane de l’extérieur des frontières ou s’il s’agit simplement d’une communication qui passe par – ou se termine en – République d’Afrique du Sud ». Ils font brièvement référence à l’existence de sauvegardes multiples de l’information enregistrée dans un centre de données, mais aussi dans d’autres endroits non identifiés. Aucune intervention humaine n’est nécessaire pour ces processus et « les informations stockées ne sont strictement accessibles qu’au personnel technique autorisé ». Ce processus est également automatisé, exécuté et géré en interne par le système. Enfin, ils rassurent le tribunal en affirmant que « le RICA prévoit des garanties suffisantes pour assurer que la surveillance de masse se déroule dans un environnement qui prévient les abus et les atteintes illégales à la vie privée ». Toutefois, ils ne fournissent pas d’autres informations.
Quelle est la prochaine étape ?
Ces aveux constituent une étape de progrès vers la transparence et la réglementation. Plusieurs mythes concernant leur fonctionnement sont exposés. Par exemple, l’argument récurrent des gouvernements selon lequel de tels moyens n’interceptent que des renseignement étrangers est réfuté. Les services de renseignement sud-africains admettent que le système ne permet pas de faire la distinction entre la communication étrangère et la communication nationale et qu’une intervention humaine est nécessaire pour faire cette distinction.
Ces programmes se déroulent en secret depuis le début des années 2000. Cependant, il a fallu de multiples rapports de lanceurs d’alertes et de journalistes, la sensibilisation provoquée par les révélations de Snowden et une succession d’actions en justice des acteurs de la société civile pour que ces deux gouvernements avouent l’existence de certains des programmes de surveillance les plus intrusifs de l’histoire humaine.
Toute surveillance, de par sa nature, a un impact sur la vie privée mais l’impact de la surveillance de masse, avec des millions de personnes qui sont potentiellement espionnées sans être soupçonnées d’avoir commis des actes répréhensibles, est dévastateur et pas seulement pour la vie privée. Elle menace les fondements des sociétés démocratiques et met en danger nos libertés fondamentales. Le sentiment d’une surveillance constante peut avoir des impacts puissants et inédits sur la façon dont les utilisateurs exercent leurs libertés, en particulier la liberté d’expression, que l’on appelle « l’effet paralysant de la surveillance ».
En juillet dernier, à OrgCon 2019, Edward Snowden a fait remarquer : « Les gens pensent à 2013 comme à une histoire de surveillance, mais c’était en réalité une histoire de démocratie ». La Cour européenne des droits de l’Homme a également souligné récemment qu’« un système de surveillance secrète pour la protection de la sécurité nationale peut saper, voire détruire, la démocratie sous prétexte de la défendre ».
Pourtant, et malgré toutes ces affirmations, nous ignorons encore beaucoup de choses sur le fonctionnement des programmes britanniques et sud-africains d’interception massive. En Afrique du Sud, selon le point de vue des services de renseignement, la base juridique de l’interception massive est toujours implicite dans les dispositions déjà existantes du RICA. L’interception massive n’est pas réglementée séparément.
A l’heure de ces révélations encore incomplètes, il est nécessaire d’avoir d’autres débats publics pour savoir si un tel degré d’ingérence dans notre vie privée devrait même être permis.
Deux tribunaux situés aux antipodes l’un de l’autre, l’un au Nord et l’autre au Sud, ont désormais l’occasion d’interdire les pratiques de surveillance de masse et de veiller à ce que notre vie privée soit protégée. La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme et la Haute Cour sud-africaine de Pretoria ont la possibilité de déclarer que l’interception massive du trafic Internet constitue une violation grave du droit à la vie privée.
À suivre...
*Image 1 : Données sur les câble fournies par Greg Mahlknecht, carte par les contributeurs d’Openstreetmap [CC BY-SA 2.0].
Source : Privacy International, 15 août 2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
Contact : samlatouch@protonmail.com
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