Quand Paris exfiltrait le gouvernement génocidaire rwandais
Par Raphaël Doridant
Billets d'Afrique, 23.03.21
À la mi-juillet 1994, une grande partie du gouvernement qui a encadré le génocide des Tutsis se réfugie dans la partie du Rwanda contrôlée par les troupes françaises de l’opération Turquoise. Paris encourage alors les autorités génocidaires à fuir au Zaïre et s’oppose à leur arrestation ou à leur mise en résidence surveillée pourtant préconisées par le représentant du Quai d’Orsay sur place et envisagées à l’ONU.
À la mi-juillet 1994, la déroute des Forces armées rwandaises (FAR) est totale face aux troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR), le mouvement politico-militaire essentiellement tutsi dirigé par Paul Kagame. Au fur et à mesure de son avancée, le FPR met fin au génocide perpétré depuis le 6 avril 1994 contre les Tutsis du Rwanda par le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), une grande partie des Forces armées rwandaises (FAR), les milices extrémistes hutues et une fraction de la population hutue. Face à la défaite imminente, la majeure partie du gouvernement génocidaire se réfugie entre le 14 et le 18 juillet 1994 dans la zone humanitaire sûre (ZHS) protégée par les soldats français de l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994).
Ce gouvernement avait été formé entre le 7 et le 9 avril 1994, à la suite de l’assassinat, le 6 avril, du président Juvénal Habyarimana, puis du meurtre, le lendemain, de la plupart des responsables politiques démocrates, en très grande majorité hutus, qui auraient dû assurer la transition institutionnelle. Constitué à l’ambassade de France, avec l’aval de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, le GIR respectait, à en croire ce diplomate, les accords d’Arusha, dont l’accord final signé en août 1993 prévoyait un partage du pouvoir entre la mouvance présidentielle, les partis de l’opposition démocratique et le FPR. Ce gouvernement était en réalité composé d’extrémistes hutus, ce qu’il n’a pas tardé à prouver.
Ses premières décisions, à la mi-avril, consistent en effet à remplacer le chef d’état-major des FAR, jugé trop modéré, afin de neutraliser les officiers opposés au génocide des Tutsis. Les préfets et les bourgmestres hostiles à l’extermination de leurs concitoyens tutsis sont par ailleurs destitués, certains tués. Le président par intérim, Théodore Sindikubwabo, et le premier ministre Jean Kambanda, accompagnés de plusieurs ministres, se rendent dans les préfectures du Sud pour appeler la population hutue à massacrer. Cela n’empêche pas le ministre des affaires étrangères du GIR, Jérôme Bicamumpaka, et son directeur des affaires politiques, l’idéologue extrémiste Jean-Bosco Barayagwiza, d’être reçus à Paris, le 27 avril 1994, par le premier ministre Édouard Balladur, le ministre des affaires étrangères Alain Juppé, et le conseiller « Afrique » du président Mitterrand, Bruno Delaye.
Les massacres de Tutsis, largement coordonnés par le GIR, suscitent début mai les premières réactions internationales, et, après avoir parlé à Bruxelles, le 15 mai, de « génocide », Alain Juppé reprend le mot à l’Assemblée nationale, le 18 mai, en précisant que « les troupes gouvernementales rwandaises se sont livrées à l’élimination systématique de la population tutsie [1] ». Pourtant, quand le président Sindikubwabo écrit à François Mitterrand, le 22 mai, pour demander une fois encore le soutien français, à un moment où la défaite militaire se profile face au FPR [2], Paris ne l’éconduit pas, mais lance l’opération militaro-humanitaire Turquoise, qui débute le 22 juin 1994 dans la partie du Rwanda encore tenue par le GIR. Forte de près de 3 000 soldats aux ordres du général Jean-Claude Lafourcade, la force Turquoise va progressivement s’installer au sud-ouest du Rwanda et créer début juillet, une « zone humanitaire sûre » destinée à faire barrage à l’avancée du FPR.
- La zone humanitaire sûre protégée par Turquoise recouvre la moitié sud de la préfecture de Kibuye, ainsi que la totalité de celles de Gikongoro et Cyangugu.
Après la prise de Kigali par le FPR, le 4 juillet 1994, la guerre apparaît clairement perdue pour le GIR. L’attitude de Paris se modifie alors à son égard. Désormais désigné comme « les autorités de Gisenyi », la ville du nord-ouest où il s’est replié, le GIR apparaît devenu bien embarrassant, d’autant plus que les États-Unis annoncent, le 5 juillet, leur intention prochaine de ne plus le reconnaître [3]. Le 6 juillet, l’ambassadeur Yannick Gérard, présent au Rwanda auprès de la Force Turquoise, préconise de « prendre publiquement et nettement nos distances », ajoutant assez cyniquement : « Leur seule utilité résidait dans la facilitation qu’ils pouvaient apporter au bon déroulement de l’opération Turquoise. Ils chercheront désormais à nous compliquer la tâche [4] ». Pour le Quai d’Orsay, désormais « le véritable interlocuteur côté gouvernemental est militaire [5] ».
Le sort du gouvernement génocidaire devient une préoccupation croissante pour les Français au fur et à mesure que le FPR s’empare du nord-ouest du Rwanda et se rapproche de Gisenyi. Le 11 juillet, le général Lafourcade annonce à la presse que « les ministres du gouvernement intérimaire rwandais [...] seraient le cas échéant accueillis dans la “zone humanitaire sûre”. [...] Si le gouvernement s’enfuit dans la zone opérationnelle, les soldats français les accueilleraient comme de simples réfugiés ». Il ajoute qu’« il serait du ressort d’une enquête internationale de déterminer qui est responsable des massacres commis au Rwanda [6] ».
Les membres du gouvernement intérimaire peuvent-ils vraiment être considérés comme de « simples réfugiés », comme le dit le général Lafourcade, alors que l’Organisation des Nations-Unies (ONU), longtemps réticente à regarder en face la situation au Rwanda, la qualifie maintenant de « génocide » ? Le représentant de la France aux Nations-Unies, Jean-Bernard Mérimée, a lui-même prononcé le mot, le 22 juin, lors de l’adoption de la résolution 929 du Conseil de sécurité autorisant l’opération Turquoise. Et le 28 juin, le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, René Degni-Ségui, reconnaît le génocide des Tutsis [7]. La création d’une commission d’enquête sur les massacres est prévue.
Le 7 juillet, quelques jours avant les propos du général Lafourcade, la demande a d’ailleurs été exprimée à l’ONU que les forces françaises « interviennent directement pour l’arrestation et la détention des auteurs des massacres », ce qui, pour le Quai d’Orsay, ne relève pas du mandat reçu par la France. Cependant, le ministère des affaires étrangères s’est dit disposé à « faciliter la tâche de ceux qui en seront chargés », c’est-à-dire à ses yeux « des policiers relevant de la MINUAR [8] ». Le 8 juillet, le FPR a demandé au président du Conseil de sécurité de l’ONU « une déclaration sur le concept de zone humanitaire sûre », où, selon lui, « les forces et les miliciens s’y trouvant devraient être désarmés et les responsables des massacres appréhendés [9] ». Le Quai d’Orsay a pour sa part demandé l’envoi rapide d’enquêteurs de l’ONU au Rwanda [10].
Le 11 juillet, le premier ministre Édouard Balladur et son ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, se rendent à New-York où ils affirment devant les Nations-Unies « la volonté de la France que les coupables des massacres soient identifiés et punis [11] ». Le 12 juillet, le Quai d’Orsay est en possession d’une liste des « personnalités accusées par le FPR d’être responsables des massacres ». En tête y figurent « tous les ministres du gouvernement intérimaire [12] ». Le souhait de Balladur que soient identifiés les responsables du génocide est donc exaucé. Le même jour, le général Roméo Dallaire, commandant la MINUAR, écrit à Paul Kagame pour lui transmettre un message du général Lafourcade dans lequel le commandant de l’opération Turquoise assure le chef du FPR que « les éléments militaires pro-gouvernementaux ne seraient pas autorisés à quitter la zone [humanitaire sûre] et seraient confinés dans leurs garnisons avec leurs armes [13] ». Le 13 juillet, le FPR adresse une lettre aux membres du Conseil de sécurité pour contester la présence française au Rwanda et demander « l’arrestation et la détention des personnalités du "gouvernement intérimaire" et des forces armées ainsi que le désarmement et la détention des soldats et miliciens [14] ». Une réunion du Conseil de sécurité est prévue le 14 juillet, à la demande de la Russie, pour « discuter de la juridiction devant laquelle les responsables des massacres seront traduits [15] ». Les Nations-Unies se préparent donc à juger les auteurs du génocide.
C’est dans ce contexte que le FPR s’empare, le 14 juillet de la ville de Ruhengeri, toute proche de Gisenyi, ce qui entraine le départ des premiers membres du GIR vers la zone Turquoise. La veille, le général Lafourcade a retransmis aux commandants des groupements Nord et Sud de Turquoise les instructions qui lui sont parvenues de Paris : « A priori, sauf menaces directes sur les populations, nous n’avons pas à arrêter ni à séquestrer personne [16] ». Lafourcade est averti le 14 juillet au soir de l’arrivée du président Sindikubwabo et de quatre ministres à Cyangugu, dans la ZHS. Il signale en effet, dans un « Point de situation du 14 juillet soir » :« Le problème le plus délicat à résoudre reste celui du Gouvernement Intérimaire. J’apprends ce soir qu’une partie de ce dernier s’est réfugié à Cyangugu (dont le Président). Je cherche à préciser l’information. Il est regrettable que cette situation, sensible, et qui avait fait l’objet de demande de conduite à tenir de ma part et de l’Ambassadeur [Yannick Gérard], n’ait pas été prise en compte à temps par notre diplomatie. J’attends désormais les ordres, mais la Force Turquoise aura un problème de plus à résoudre [17]. »
Les cinq membres du « gouvernement de Gisenyi » arrivés dans la zone humanitaire sûre sont identifiés dans l’ « annexe situation » du point de situation de l’état-major des armées concernant Turquoise daté du 15 juillet : « le Président et les ministres de l’Enseignement supérieur, de la Fonction publique, de la Jeunesse et de l’Agriculture se sont réfugiés hier Cyangugu ; ce soir, ils auraient été rejoints par le Premier Ministre et le Ministre de la Défense. » [18] Le Centre opérationnel interarmées (COIA) envoie par ailleurs ces informations à Dominique de Villepin, alors directeur de cabinet d’Alain Juppé, en ajoutant : « le conseil des ministres [du GIR] se réunira à Cyangugu le 15 soir [19] ».
Ce 15 juillet 1994, la pression sur les autorités françaises est maximale. D’une part, le secrétaire d’État Warren Christopher fait informer Paris que les États-Unis vont annoncer qu’ils ne reconnaissent plus le gouvernement intérimaire rwandais. Washington se fonde sur le rapport du 28 juin 1994 du rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme des Nations Unies selon lequel ce gouvernement a soutenu les massacres qu’il qualifie de génocide [20]. Le même jour, la Maison Blanche décide de fermer l’ambassade du Rwanda à Washington : « Nous ne pouvons autoriser les représentants d’un régime qui soutient des massacres génocidaires à rester sur notre sol », déclare le président Bill Clinton. La Maison Blanche ajoute que les Rwandais responsables des tueries génocidaires ou d’autre crimes contre l’humanité doivent être traduits en justice [21].
Mais le vrai danger provient du FPR, qui menace de pénétrer dans la zone Turquoise pour arrêter les membres du GIR. Selon l’AFP, c’est en réaction à cette déclaration de Kagame qu’un communiqué du Quai d’Orsay est publié disant que les autorités françaises « ne toléreront aucune activité politique ou militaire dans la zone sûre [22] ».
Sous couvert de ce communiqué visant à éviter une confrontation directe avec le FPR qui ruinerait la fiction du caractère humanitaire de Turquoise, se déroule, en coulisse, un bras de fer opposant, au sein de l’exécutif, le premier ministre Édouard Balladur et le président Mitterrand. Édouard Balladur en expliquera la raison en 1998 : « Il n’était pas question à ses yeux [ceux du président Mitterrand] de châtier les auteurs hutus du génocide et il n’était pas question aux miens de permettre à ceux-ci d’aller se mettre à l’abri au Zaïre [23] ». La possibilité de remettre les auteurs du génocide aux Nations Unies a bel et bien été discutée, comme l’indique une note du Quai d’Orsay du 15 juillet 1994. À propos de l’attitude à adopter à l’égard « des personnalités politiques de Gisenyi, dont la quasi totalité est jugée responsable des massacres », cette note indique qu’ « il n’existe pas de disposition prévoyant leur arrestation et leur jugement », mais ces personnalités ont été averties que « leur présence dans la zone n’était pas souhaitée ». Si elles y rentrent, « nous leur avons fait dire que nous serions amenés à les mettre en résidence surveillée jusqu’à remise aux Nations Unies [24] » .
Le 15 juillet en fin de matinée a lieu à Matignon une réunion de crise consacrée au Rwanda, présidée par le premier ministre Édouard Balladur. Y assistent entre autres les principaux ministres concernés, Alain Juppé (affaires étrangères), François Léotard (défense), Michel Roussin (coopération), leurs conseillers, ainsi que des conseillers de l’Elysée (le général Quesnot, chef de l’état-major particulier, et Bruno Delaye, conseiller « Afrique » de Mitterrand) [25]. Le sort du GIR y a été visiblement discuté. Les archives de l’Élysée conservent en effet une dépêche Reuters publiée dans l’après-midi. Un paragraphe y est signalé. Il reprend les déclarations d’une « source autorisée » à Paris à propos des ministres du GIR : « S’ils viennent à nous et que nous en sommes informés, nous les internerons. Il est hors de question qu’ils poursuivent leurs activités dans notre zone ». En marge figure cette annotation signée Hubert Védrine, à l’époque secrétaire général de l’Élysée : « Lecture du Président : ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre [26] ».
L’issue de l’affrontement entre Balladur et Mitterrand a reflété la pratique constitutionnelle de la Ve République, qui fait de la politique étrangère, et en particulier africaine, le domaine réservé du président. Même si l’ambassadeur Gérard avait clairement préconisé dans la journée du 15 juillet « une mise en résidence surveillée des intéressés à défaut d’une arrestation [27]] », en soulignant : « Puisque nous considérons que leur présence n’est pas souhaitable dans la zone humanitaire sûre et dans la mesure où nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée, en attendant que les instances judiciaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas [28]] », ce n’est pas la solution retenue à Paris.
Le 15 juillet 1994, à 18 h 22, un conseiller d’Alain Juppé, Bernard Emié, envoie à Gérard un télégramme diplomatique, avec un message à transmettre aux membres du GIR réfugiés à Cyangugu. Le cabinet d’Alain Juppé lui demande de « transmettre à ces autorités notre souhait qu’elles quittent la zone humanitaire sûre. Vous soulignerez que la communauté internationale et en particulier les Nations Unies devraient très prochainement déterminer la conduite à suivre à l’égard de ces soi-disantes autorités [29] » Paris fait donc clairement pression sur les ministres du GIR pour qu’ils quittent la zone Turquoise, en agitant la menace implicite d’une demande d’arrestation par l’ONU qui pourrait être adressée de manière imminente aux autorités françaises. Le cabinet de Juppé ajoute à l’attention de Gérard : « Le département ne souhaite pas que vous vous rendiez à Cyangugu pour rencontrer les autorités de Gisenyi qui s’y seraient réfugiées pour transmettre notre message alors même que la communauté internationale à New-York est en train de définir l’attitude à adopter à leur égard. Vous pouvez en revanche utiliser tous les canaux indirects, et notamment vos contacts africains, en ne vous exposant pas directement [...] [30] ».
L’ambassadeur Yannick Gérard se rebiffe contre l’ordre qui lui est donné. Il écrit à Paris : « Notre position est désormais publique et parfaitement claire. Je ne vois plus la nécessité d’aller mettre en garde indirectement les personnes visées. Diverses déclarations apparemment de sources autorisées françaises laissent entendre que ces membres du "gouvernement intérimaire" sont en résidence surveillée. Certains journalistes, ici, déduisent de notre communiqué du 15 juillet ("D’ores et déjà elle saisit les Nations unies et se tient prête à apporter son concours à toute décision des Nations unies les concernant") que nous nous opposerions donc à présent à leur fuite éventuelle de la Zone humanitaire sûre. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir m’indiquer si cette interprétation est la bonne. Pour ma part, je persiste à penser que ces membres du gouvernement intérimaire sont bien parmi les principaux responsables du génocide et que notre devoir, à présent, est de ne pas les laisser s’égailler dans la nature. Cette opinion, bien sûr n’engage que moi, mais je souhaiterais compte tenu de la mission dont le Département m’a chargé, qu’elle soit bien enregistrée au dossier de cette affaire [31] ».
Mais Paris choisit d’ignorer les arguments de Gérard [32]. Comme le prouve une note non signée trouvée aux archives diplomatiques et révélée par la commission Duclert, il s’agit pour les autorités françaises de faire partir le gouvernement génocidaire au plus vite, avant que le nouveau pouvoir à Kigali ne demande son arrestation : « Si, comme il est probable, certains membres du gouvernement sont déjà présents dans la zone, il est souhaitable de les en faire partir dans les plus brefs délais : leur présence ne sera pas longtemps cachée ; nous n’aurons pas la possibilité de les remettre aux Nations Unies, qui n’ont à ce stade créé qu’une commission d’enquête sur le génocide, sans pouvoir de contrainte de type policier. Nous risquons aussi, dès la formation d’un nouveau gouvernement par le FPR, d’être invités à remettre les intéressés aux nouvelles autorités. Mieux vaut prévenir ce risque en faisant partir les intéressés, ce qui dissuadera aussi les autres de rejoindre la zone sûre [33] ».
Cet ordre du Quai d’Orsay de faire partir le GIR au Zaïre, en toute discrétion et sans compromettre Paris, a vraisemblablement satisfait l’état-major des armées. Dans un point de situation concernant l’opération Turquoise daté du 15 juillet, le général Raymond Germanos, sous chef d’état-major chargé des opérations, jugeait en effet « souhaitable que des contacts diplomatiques soient pris pour que ces autorités quittent la ZHS [34] ».
Dans cette soirée du 15 juillet, à l’heure où le cabinet d’Alain Juppé donne ses instructions à l’ambassadeur Gérard, plusieurs ministres du GIR sont déjà présents à Cyangugu autour du président Sindikubwabo. Le lendemain, le premier ministre Jean Kambanda et le ministre de la défense les rejoignent, ainsi que la plupart des ministres [35]. Depuis Goma où il se trouve avec trois de ses collègues, le ministre du travail du GIR informe en effet que « le reste du gouvernement est parti à Cyangugu avec le président de la République [et qu’il] restera à Cyangugu et y entreprendra des activités politiques [36] ».
Une course de vitesse est engagée pour les autorités françaises. En effet, le 15 juillet dans l’après-midi, le représentant de la France à l’ONU a informé le Conseil de sécurité que « [l]a présence du “président” du “gouvernement intérimaire” du Rwanda et de quatre de ses “ministres” a été constatée à Cyangugu dans la Zone humanitaire sûre du sud-ouest du Rwanda. Les autorités françaises ont fait savoir officiellement qu’elles ne toléreront aucune activité politique ou militaire dans cette zone sûre, dont la vocation est strictement humanitaire, et qu’elles prendront toutes dispositions pour faire respecter les règles applicables dans cette zone ». Il a précisé : « Les autorités françaises se tiennent prêtes à apporter leur concours à toute décision du Conseil de sécurité concernant les personnes en cause. Elles sont à la disposition des Nations unies pour examiner avec elles les décisions auxquelles elles pourraient souhaiter que la France apporte son concours [37] ».
Le 16 juillet, 13 membres du GIR sur 19 se trouvent à Cyangugu. Il importe donc de gagner du temps vis-à-vis de l’ONU, en s’abritant derrière le mandat donné par la Résolution 929 du Conseil de sécurité. Celle-ci n’autorise ni n’interdit l’arrestation des génocidaires : elle n’en parle pas. Largement rédigée par la France qui s’est portée volontaire pour monter l’opération Turquoise sous couvert des Nations Unies, la résolution exclut seulement toute action d’interposition [38]. Mais la France n’était-elle pas tenue d’agir pour arrêter les auteurs d’un génocide, en vertu de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide qu’elle a signée ? Elle n’avait en tout cas pas attendu l’autorisation du Conseil de sécurité pour mettre en place, début juillet, la zone humanitaire sûre, dans le but de stopper l’avancée du FPR : elle avait bel et bien pris les devants et mis l’ONU devant le fait accompli.
Paris ne fait pas preuve de la même audace concernant l’arrestation du gouvernement du génocide. Dominique de Villepin avait déjà estimé le 13 juillet : « Il faut refiler le bébé à d’autres [39] ». Le 16 juillet, le directeur des Nations Unies et des organisations internationales du Quai d’Orsay, Hubert Colin de Verdière, considère que « [s]i des arrestations au niveau en question devaient être opérées, il reviendrait à des forces relevant directement du secrétariat général des Nations Unies d’y procéder [40] ». Il rappelle à Yannick Gérard que l’arrestation des personnes suspectées d’être responsables du génocide ne relève pas du mandat de la France : « Nous sommes comme nous l’avons répété hier, prêts à apporter notre concours aux décisions que prendraient les Nations unies à l’égard de ces personnes. Mais, notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre autorité et il n’est pas envisageable que nous ayons à le faire [41] ».
« Quoi qu’il en soit, estime le rapport de la commission Duclert, le caractère restrictif du mandat confié par les Nations unies semble en réalité très bien convenir à la France, puisqu’elle repousse la proposition américaine de l’élargir afin d’autoriser les forces Turquoise à se saisir des responsables présumés du génocide. [42] » Le 16 juillet au matin, le Quai d’Orsay est en effet informé par le représentant de la France à l’ONU que « nos collègues américains nous ont fait savoir à l’issue du conseil qu’ils seraient prêts à nous soutenir dans l’adoption d’une résolution élargissant le mandat de la force multinationale pour lui permettre l’arrestation et la détention des criminels [43] ». Hubert Colin de Verdière signale immédiatement à Yannick Gérard l’opposition du ministère des affaires étrangères : « La suggestion de diplomates américains qu’une résolution du Conseil de sécurité élargisse à cette fin le mandat des forces Turquoise ne nous paraît pas mériter d’être explorée [44] ». Selon le Quai d’Orsay, « [n]ous ne pouvons [...] pas nous transformer en policiers dans notre zone. Nous ne sommes pas favorables à l’extension de notre mandat à l’arrestation des responsables des massacres [45] ». Cette position est partagée le 18 juillet par le premier ministre Édouard Balladur qui « exclut que nos forces effectuent un travail de police dans la zone humanitaire pour livrer des criminels présumés au FPR [46] ».
Mais Washington est bien décidé à obtenir un mandat pour l’arrestation des auteurs du génocide. Ce même 18 juillet en effet, l’ambassadeur de France à Washington informe que « l’administration américaine nous a indiqué qu’elle travaillait à un projet de résolution des Nations unies appelant à la détention des personnes que l’on pourrait raisonnablement considérer comme impliquées dans la responsabilité des massacres, au Rwanda mais aussi dans les pays voisins [47] ». Le lendemain, la représentation française à l’ONU signale l’insistance des États-Unis pour l’adoption d’une telle résolution [48].
À l’évidence, comme le note le chercheur Jacques Morel, « le Conseil de sécurité aurait approuvé les arrestations si la France les avait opérées [49] ». La décision prise par Mitterrand, appuyé par Alain Juppé, malgré l’opposition de l’ambassadeur Gérard et la molle résistance du premier ministre Balladur, n’a pas été de « détenir et d’arrêter » le GIR mais au contraire de l’inciter et de l’aider à fuir au Zaïre.
Le 16 juillet 1994, selon ses dires [50] , le lieutenant-colonel Hogard, commandant du secteur Sud de Turquoise, rencontre à Cyangugu le président Sindikubwabo et le ministre des affaires étrangères du GIR. Il donne 48 heures à ce gouvernement pour passer au Zaïre, et lui interdit toute émission de radio depuis la ZHS, interdiction que le GIR ne respectera pas. Parallèlement, Hogard prend contact avec le commandant militaire zaïrois, le colonel Opango, afin que ce dernier ouvre la frontière pour accueillir le GIR. Ce que Képi Blanc, la revue de la Légion étrangère, résume de manière lapidaire : « l’EMT [état-major tactique du lieutenant colonel Hogard] provoque et organise l’évacuation au Zaïre du gouvernement de transition rwandais [51] ». Hogard expliquera en 2006 : « Provoqué, certainement. Organisé, dans la mesure où j’ai été voir mon homologue zaïrois pour leur dire de les accepter chez eux [52] ». Paris laisse donc la possibilité au gouvernement du génocide « de se replier vers le Zaïre avec le reste des FAR et leur armement afin d’y poursuivre la résistance hutue au nouveau régime mis en place à Kigali [le gouvernement multipartite dominé par le FPR] », selon les termes de la Direction du renseignement militaire (DRM) français [53].
Le 17 juillet, la cellule de crise interministérielle consacrée au Rwanda s’inquiète des déclarations publiques du GIR annonçant qu’il resterait au Rwanda pour y mener une action politique, alors qu’ils se sont engagés à partir pour le Zaïre dans les 48 heures. L’accent est mis sur l’urgence de ce départ : « La difficulté est que, si le nouveau gouvernement est formé à Kigali, l’une de ses premières demandes pourrait être la remise des membres du "gouvernement intérimaire". Il est très important que celui-ci ait déjà quitté notre zone à ce moment car, dans le cas inverse, nous ne pourrons justifier de ne pas les arrêter ou de les laisser fuir. L’attention du ministre de la Défense est fortement attirée sur l’importance de pousser le "gouvernement intérimaire" à quitter la zone au plus vite [54] ». Il ne fait pas de doute que le général Lafourcade et le lieutenant-colonel Hogard aient reçu des instructions en ce sens.
Le 17 juillet au soir, le président Sindikubwabo, son chef de cabinet, son chef du protocole et sa famille quittent Cyangugu en convoi routier en direction du Zaïre. La plupart des membres du gouvernement l’accompagnent [55]. Ils franchissent la rivière Rusizi qui marque la frontière entre le Rwanda et le Zaïre. Un témoin oculaire raconte : « J’ai vu la radio et le gouvernement passer au Zaïre en prenant le pont Rusizi 2. Le pont Rusizi 1 était submergé de monde qui fuyait au Zaïre et se faisait dépouiller par les militaires zaïrois. Donc le gouvernement et la radio sont passés par Rusizi 2. Le véhicule qui transportait la radio est tombé dans le fossé. Les gens ont aidé à dégager le véhicule. Dans le convoi, il y avait un motard de la gendarmerie, un véhicule de l’Orinfor [Office rwandais d’information], le véhicule avec la radio, des pick-up avec des soldats. Il y avait des véhicules militaires rwandais et des véhicules militaires français dans le convoi [56] ». Il s’agit bien d’une exfiltration. Pour leur part, le premier ministre Kambanda et le ministre de la défense Bizimana quittent Cyangugu le lendemain dans un hélicoptère de l’armée rwandaise pour se rendre à Bukavu, la ville zaïroise frontalière située de l’autre côté de la rivière Rusizi [57].
Au total, le président Sindikubwabo et 12 membres du GIR sont passés par Cyangugu. Sindikubwabo et deux ministres sont décédés avant que la justice ne puisse s’intéresser à leurs cas. Deux autres ont été acquittés par le TPIR, deux ont été condamnés en première instance puis acquittés en appel, et six ont été définitivement condamnés. Parmi eux, le premier ministre Jean Kambanda [58].
Le 19 juillet 1994, une fois le gouvernement génocidaire en sécurité au Zaïre, le représentant de la France à l’ONU suggère au représentant du GIR qui siège au Conseil de sécurité depuis le 9 avril de quitter son siège, ce qu’il accepte bien volontiers [59]. Aura donc perduré jusqu’à la dernière limite un soutien politique constant des autorités françaises au gouvernement du génocide, depuis sa constitution à l’ambassade de France à Kigali en avril 1994 jusqu’à son exfiltration au Zaïre en juillet.
Ce 19 juillet, à Bukavu, le premier ministre Kambanda et le ministre de la défense du GIR sont convoqués par le commandant militaire zaïrois du Sud-Kivu, le colonel Opango. Celui-ci leur fait part de sa lassitude d’attendre le passage de la frontière zaïroise par les unités des Forces armées rwandaises « qui s’étaient repliées à l’abri de la Turquoise [60] ».
Ce n’est pas la première fois que les FAR utilisent la zone Turquoise comme refuge face au FPR. Dès la création de la zone humanitaire sûre, plusieurs unités des FAR sont présentes dans le secteur contrôlé par les troupes françaises : un bataillon le 4 juillet, plusieurs unités autour de Gikongoro le 5 juillet, trois bataillons le 7 juillet (auxquels s’ajoutent quatre autres bataillons en limite externe de la zone), plusieurs bataillons et compagnies le 11 juillet. Le 13 juillet, des unités des FAR se replient vers Kibuye [61]. En outre, des « mouvements FAR », signalés sur une carte de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) le 15 juillet, partent de la ZHS et se dirigent vers le front [62], ce qui laisse penser que la ZHS sert aussi de base arrière à des unités des FAR qui s’y replient avant de retourner au combat, une violation claire du statut de la zone.
Le 17 juillet, le point de situation de l’état-major des armées concernant Turquoise indique que, suite à un accrochage avec le FPR, « le commandant du secteur [FAR] a ordonné à ses unités de se replier à quelques kilomètres à l’intérieur de la ZHS [63] ». Le 18 juillet, le mouvement s’amplifie, comme le note l’état-major des armées : « Trois bataillons des forces armées, deux bataillons de gendarmerie, ainsi que la compagnie territoriale de Nyanza, se regroupent en effet à Mabanza, Rugabano et Kibuye, c’est-à-dire à l’intérieur même de la zone humanitaire sûre. […] Par ailleurs, le colonel Muniyeragambo [nouveau commandant opérationnel des FAR] compte faire reculer ses troupes suffisamment loin pour éviter que le FPR ne tire sur des objectifs situés à l’intérieur de la zone humanitaire sûre. » [64] Il s’agit là à n’en pas douter d’une interposition des forces françaises, pourtant explicitement interdite par le mandat reçu de l’ONU. On comprend mieux pourquoi les FAR repliées dans le secteur de Cyangugu ne sont pas pressées de quitter le Rwanda.
Escortés par des militaires zaïrois, le premier ministre du GIR et son ministre de la défense retournent donc à Cyangugu pour transmettre au commandant des FAR le message du colonel Opango. « Sous la menace de fermeture, le colonel Musonera a fait franchir la frontière zaïroise à une troupe de près de 6 000 hommes [65] ». C’est donc une fraction notable des FAR, de l’ordre du quart des effectifs, qui fuit à travers la ZHS. Certaines unités sont désarmées par les militaires français, tandis que d’autres passent avec leurs armes – « 4 bataillons [des FAR] passeront et 6 autres seront désarmés [66] » –, en particulier à la faveur de la nuit [67].
Les FAR désarmées ne le sont souvent que pour la forme, car des instructions sont données de les réarmer ensuite : selon le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, un haut fonctionnaire habilité à lire les archives de l’Élysée y a relevé qu’« au cours de l’opération Turquoise, ordre avait été donné de réarmer les Hutus qui franchissaient la frontière ». Cet ordre a suscité des protestations de la part de soldats de l’opération Turquoise, puisqu’« il y avait plusieurs documents sur des cas de “droit de retrait” que des militaires auraient fait valoir pour ne pas obéir aux ordres. Il y avait aussi un document disant que les militaires sur place ne comprenaient pas cet ordre et ne souhaitaient pas l’appliquer ». Sur l’un de ces documents, le haut fonctionnaire dit avoir « vu une note dans la marge disant qu’il fallait s’en tenir aux directives fixées, donc réarmer les Hutus… L’auteur de cette note était Hubert Védrine » [68].
Par ailleurs, le capitaine Ancel rapporte qu’après la mi-juillet, sur l’aéroport de Cyangugu, il a reçu l’ordre de détourner l’attention de journalistes pendant qu’un convoi d’une dizaine de camions porte-conteneurs chargés d’armes passe derrière eux à destination des FAR qui à cette date sont réfugiées au Zaïre [69]. Lorsqu’Ancel en témoigne publiquement en 2014, la gêne du général Grégoire de Saint-Quentin, ancien du Rwanda comme lui, lui laisse penser qu’il ne s’agissait pas d’armes confisquées aux FAR, mais bien de nouvelles armes qu’on leur livrait [70].
La zone Turquoise reste dans les semaines suivantes très accueillantes aux FAR puisqu’une fiche de la DGSE du 11 août 1994, « largement diffusée auprès de l’Élysée et du gouvernement » selon le rapport de la commission Duclert, signale que « la majeure partie de l’ex-Garde présidentielle (GP) serait réfugiée dans la Zone humanitaire sûre (ZHS) [71] ». La Garde présidentielle, les assassins dont la DGSE disait début mai qu’il fallait condamner les agissements publiquement et sans appel… [72]
Quelles que soient les oppositions manifestées au sein du gouvernement, du Quai d’Orsay ou de l’armée, l’Elysée n’a pas l’intention de lâcher ses alliés, même s’ils ont commis un génocide. Il y va de l’influence de « la France » en Afrique, de la crédibilité de la « parole de la France » vis-à-vis des autres potentats du pré carré africain. Une fois les auteurs du génocide au Zaïre, les autorités françaises continuent, le 5 août, à s’opposer au souhait de Washington qui insiste « pour que "les États disposant de forces dans la région", c’est-à-dire la France et les Nations unies, soient chargés d’arrêter les suspects afin d’éviter "que des responsables importants des massacres [disparaissent] dans la nature" ». La commission Duclert note que « la réticence de la France prend la forme d’une protection des droits de la défense qui concerne aussi toute arrestation réalisée par la MINUAR [73] »
Un télégramme diplomatique dresse une liste d’arguties qui montrent la mauvaise volonté de Paris : « À qui seraient remis les suspects, étant entendu que les autorités rwandaises auraient de bons arguments à faire valoir au soutien de leur compétence pour les poursuivre et compte tenu des déclarations récentes des autorités de Kigali sur la nature des procès à venir ? De quelles garanties serait assortie la détention qui, en principe, ne devrait pas pouvoir se prolonger au-delà de quelques jours en dehors d’un contrôle judiciaire ? Qui apprécierait, et selon quels critères, le caractère raisonnable des soupçons portant sur tel ou tel ? Que ferait-on des personnes détenues si la création du tribunal chargé de les juger tardait à entrer dans les faits ? Qui déterminerait les conditions de la détention en l’absence de règles de procédure applicables devant la nouvelle juridiction ? Les forces de la MINUAR s’acquitteraient-elles volontiers d’une telle mission ? [74] » Le 10 août 1994, les États-Unis tentent à nouveau de convaincre la France, sans plus de succès, de « s’assurer de la personne de criminels qui risquaient de devenir incessamment introuvables [75] ».
Avec l’aide de la France, les génocidaires déchus se réfugient au Zaïre, par Bukavu et surtout par Goma, deux villes zaïroises où se trouvent respectivement l’état-major des forces spéciales de Turquoise et celui du général Lafourcade. Ils entrainent avec eux plus d’un million de Rwandais hutus, qu’ils utilisent comme bouclier humain. Quand le Rwanda brisé par le génocide des Tutsis est privé de tout, largement abandonné dans un premier temps par les bailleurs internationaux influencés par la France, les responsables du génocide emportent dans leur fuite l’armement, l’argent de la banque nationale du Rwanda, les radios, le matériel de l’administration et des entreprises publiques. Ils s’installent dans des camps au Zaïre, dans la région du Kivu, aux frontières du Rwanda. Non contentes d’avoir permis à ces génocidaires d’échapper à la justice internationale, les autorités françaises maintiennent leur alliance avec eux après la fin du génocide en leur fournissant de la nourriture, des armes, un entraînement militaire. Les auteurs du génocide préparent, avec le soutien français, la reconquête du Rwanda et multiplient les incursions dans ce pays. À l’été 1996, un rapport de l’ONU indique que 50 000 hommes se préparent à prendre le pays en tenaille depuis le Zaïre et la Tanzanie [77].
Le 4 juillet 1996, lors de son allocution commémorant la fin du génocide, le vice-président et ministre de la défense rwandais, Paul Kagame, avertit ceux qui sèment l’insécurité au Rwanda qu’au besoin il ira les chercher là où ils se trouvent [78]. Au début du mois d’août 1996, Kagame se rend à Washington où il rencontre des responsables du Département d’État à qui il explique que les camps de réfugiés doivent être démantelés, et que si l’ONU ne fait rien, quelqu’un devra s’occuper du problème [79] A l’automne 1996 éclate la première guerre du Congo.
Comme l’écrivent en 2000 les auteurs d’un rapport de l’Organisation de l’unité africaine sur le génocide des Tutsis : « On peut difficilement sous-estimer les conséquences de la politique française. La fuite des génocidaires au Zaïre engendra, ce qui était presque inévitable, une nouvelle étape plus complexe de la tragédie rwandaise et la transforma en un conflit qui embrasa rapidement toute l’Afrique centrale [80]« La politique menée par un petit cercle de dirigeants français rassemblés autour de François Mitterrand, une politique profondément inscrite dans la Françafrique, a donc permis le double désastre du génocide des Tutsis, puis de la « guerre mondiale africaine ».
Invité le 17 février 2021, avec François Graner, de l’émission « Débat du jour » sur Radio France Internationale (RFI), l’ancien commandant du groupement Sud de l’opération Turquoise, Jacques Hogard a répété une fois encore la version de la fuite du gouvernement génocidaire au Zaïre à laquelle il s’accroche depuis 1994 : « Le 16 juillet [1994], ce que je peux vous dire, c’est que je découvre l’arrivée dans Cyangugu de dignitaires du régime, c’est évident, du régime génocidaire, dont on ne sait pas encore exactement… dont on ne sait pas encore les responsabilités des uns et des autres, mais peu importe. [...] J’apprends l’affaire par mon officier de renseignement qui me prévient aussitôt, et je lui demande de préciser ce renseignement pour savoir qui il y a parmi ces personnes indésirables qui débarquent tout d’un coup, alors que je n’avais pas de mise en alerte particulière à ce moment-là. J’en rends compte évidemment au général Lafourcade, qui me dit avoir demandé à Paris des consignes fermes et claires. Nous n’avons pas ces consignes, et moi je lui dis de ma propre initiative, je lui dis : "Mon général, en tout cas, ce qui me paraît évident, c’est que ces gens-là ne doivent pas rester dans la zone humanitaire sûre, qui n’est pas un refuge, qui n’est pas une opportunité facile pour ces gens-là. Il est hors de question qu’ils restent." Et donc je lui dis : "Je vais les voir et je vais voir ce qu’ils veulent". Je suis allé voir à ce moment-là, avec une équipe de commandos parachutistes du 2ème REP, mon ancien régiment, je suis allé voir les personnalités en question. Je suis tombé, effectivement, sur Théodore Sindikubwabo, dont on apprendra après les responsabilités dans le génocide, et son ministre des affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, qui, arrêté quelque temps plus tard, sera finalement absous, élargi par le Tribunal pénal international. Je discute avec ces gens-là et ils me disent : "Nous voulons partir. Aidez-nous à partir. Fournissez-nous des avions. Nous partirons au moins jusqu’à Bangui, ou sinon vers l’Europe. Aidez-nous." Je dis : "Évidemment, il est hors de question de vous aider, et non seulement il est hors de question de vous aider, mais vous n’avez pas à rester ici". Donc à ce moment-là j’ai pris la décision de moi-même de leur dire de partir instantanément. »
Jacques Hogard prétend donc avoir découvert par hasard, le 16 juillet 1994, la présence à Cyangugu de membres du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) dont son supérieur le général Lafourcade avait pourtant signalé l’arrivée dès le 14 juillet au soir dans un message adressé à Paris...
Hogard avait les moyens d’arrêter le GIR
Sur RFI, Jacques Hogard laisse échapper une information essentielle : les militaires français étaient capables de procéder à l’arrestation du président et des ministres du gouvernement génocidaire. Il s’en défend dans un premier temps, expliquant qu’il n’avait qu’une trentaine de légionnaires sous ses ordres : « Je peux vous dire que dans la situation dans laquelle j’étais, avec les moyens que j’avais, en évaluant la situation, je n’ai pas imaginé une minute que j’allais me saisir par la force de ces gens-là. Ils étaient accompagnés d’une centaine de gardes armés ». Mais il enchaine immédiatement en signifiant clairement que les gardes présidentiels rwandais n’avaient aucune chance face à ses légionnaires : « [...] j’aurais évidemment déclenché un bain de sang. Je ne sais pas s’il en aurait beaucoup survécu de leur part. Je sais que moi, j’aurais eu quelques blessés, quelques tués. Ça fait partie du métier, bien sûr ».
Selon Guillaume Ancel, alors capitaine d’artillerie affecté à Cyangugu auprès du lieutenant-colonel Hogard, celui-ci « disposait d’au moins deux compagnies de combat affectées à son groupement (150 légionnaires chacune) et aurait pu être renforcé d’équipes des forces spéciales (le colonel Rosier disposait d’une centaine d’hommes) ou du groupement Nord, qui disposait même de blindés légers. Il pouvait bloquer le poste frontière de Rusizi que le groupement contrôlait et même demander un appui aérien dont j’étais un officier de guidage [81]. ». Outre ses 300 légionnaires, le lieutenant-colonel Hogard pouvait en effet compter sur des renforts venant de Bukavu, où se trouvait l’état-major des forces spéciales de Turquoise, sous les ordres du colonel Jacques Rosier. Plus de quatre cents militaires français au total : on comprend mieux pourquoi, sur RFI, Jacques Hogard ne doute à aucun moment qu’il aurait pu neutraliser la centaine de gardes présidentiels escortant le gouvernement génocidaire. S’il ne l’a pas fait, c’est uniquement parce qu’il n’avait pas reçu l’ordre d’ arrêter ce dernier.
Porter le chapeau à la place des politiques
La question qui se pose est de savoir pourquoi, encore aujourd’hui, contre toute évidence depuis que le télégramme de Bernard Emié à Yannick Gérard a été rendu public par Médiapart, Jacques Hogard continue de soutenir qu’il a pris l’initiative de dire aux membres du GIR de quitter la zone humanitaire sûre.
A l’époque, il paraît avoir été ébranlé par l’ordre reçu. D’après le témoignage de Guillaume Ancel, le soir du 18 juillet 1994, le lieutenant-colonel Hogard vient s’asseoir à côté de lui. « D’un air las, avec une voix étrangement basse, un peu comme s’il se parlait à lui-même, le commandant du groupement sud me dit son trouble. Je pense d’abord qu’il s’agit de l’incident avec les forces spéciales ou l’accrochage des troupes de marine, mais je comprends rapidement que le sujet est autre : il a dû accueillir aujourd’hui encore des membres du gouvernement rwandais en déroute, qui utilisent la zone humanitaire sûre pour protéger leur fuite vers le Zaïre. Certes, il est convaincu que ce n’est pas notre rôle de rendre justice, mais escorter poliment des décideurs qui ont de terribles responsabilités dans les massacres et "du sang jusqu’au cou", le tourmente. Il aurait pu les arrêter, il aurait même pu les neutraliser, mais ses ordres ne lui laissaient pas le choix. Il sait qu’il en verra d’autres, cependant il ne peut s’empêcher de se questionner sur cette mission et sur ces criminels que nous protégeons de fait. Je crois qu’il a déjà peur qu’un jour on ne le lui reproche [82] ».
Sur RFI, Jacques Hogard a contesté ce récit de Guillaume Ancel. Pourquoi persiste-t-il à vouloir porter le chapeau à la place des responsables politiques parisiens qui lui ont donné l’ordre d’inciter le gouvernement du génocide à fuir au Zaïre ? Cedant arma togae, dit l’adage romain : « l’épée le cède à la toge ». Autrement dit, le pouvoir civil prévaut sur la force militaire, a fortiori dans un pays qui se dit démocratique, comme la France. Dans ces conditions, l’armée n’a pas à couvrir les politiques. C’est pourtant ce que font Jean-Claude Lafourcade et Jacques Hogard. Pour quelles raisons les militaires qui s’expriment sur l’action de la France au Rwanda sont-ils, à de rares exceptions près [83], des officiers qui disent défendre l’honneur de l’armée à leurs yeux injustement sali par celles et ceux qui demandent à bon droit des comptes aux politiques ?
L’honneur de l’armée française
On ne peut s’empêcher de penser que les militaires qui ont fait honneur au drapeau français sont non pas ceux qui ont obéi à des ordres iniques, mais ceux qui ont pris des risques pour porter secours à des Tutsis menacés de mort, terrés dans leurs cachettes. Ceux qui, à Bisesero, ont pris l’initiative de déclencher le sauvetage de centaines de Tutsis en cours d’extermination, alors que leur situation était connue d’une hiérarchie militaire restée indifférente à leur sort, tant sur place qu’à Paris. Ceux qui ont protesté, allant jusqu’à faire valoir leur droit de retrait, quand l’ordre leur a été donné de réarmer les auteurs du génocide une fois ces derniers passés au Zaïre. Ces soldats qu’aujourd’hui encore, le gouvernement et l’état-major des armées ne mentionnent jamais.
[1] Rwanda - Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à une question d’actualité à l’Assemblée nationale.
[3] Ministère des affaires étrangères, Direction des affaires africaines et malgaches, Note, A/S Rwanda, Opération Turquoise. Création de la zone humanitaire sûre, 5 juillet 1994.
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