Je suis fatigué de parler, d’écrire, d’alerter. Mais comment faire autre chose que témoigner sur une affaire d’État comme le bombardement de la base française de Bouaké, qui a coûté, le 6 novembre 2004, la vie à neuf soldats français et à un soldat américain ? Ce bombardement qui a entraîné une quasi-guerre entre Paris et Abidjan, des dizaines de morts ivoiriens tués à bout portant par les militaires français… Ce bombardement qui, en sauvant la rébellion ivoirienne, a prolongé la guerre de plus de six ans, et conduit à la crise post-électorale de 2010-2011… Des morts, des milliers de morts !
Ce bombardement qui a conduit à une enquête judiciaire en France et à un dossier dont les pièces, mises ensemble, crient une chose : l’État français a sacrifié ses soldats pour avoir un prétexte pour renverser un président à l’étranger.
“Au début, je pensais que c’était un coup monté, un coup d’État pour se débarrasser du président ivoirien. Mais c’est pas possible que la France ait monté ça, c’est trop ignoble, trop inhumain”, a confié l’ancien militaire Alain Tournefier au journal La Nouvelle République fin mars 2021. Et pourtant, cette hypothèse est la seule plausible.
Pourquoi la colère n’explose-t-elle pas ? Pourquoi cet énorme scandale n’a jamais eu aucun effet sur Jacques Chirac, Michèle Alliot-Marie, Dominique de Villepin ? Parce que la presse française l’a volontairement mal raconté, se faisant ainsi complice de l’ignominie. Je vais donner dans les lignes qui suivent un premier exemple - d’autres suivront.
Le 3 mai dernier, l’avocat de Patrice Ouei, copilote ivoirien d’un des deux Sukhoï ayant survolé la base-vie française, sort du silence et fait des révélations dérangeantes. Je l’ai interviewé moi-même et vous pouvez lire ou relire notre échange ici… ou l’écouter ici…
Il dit plusieurs choses.
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Son client n’a jamais été convoqué, ni entendu. Aucun juge français n’a jamais voulu l’entendre.
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Son client n’a jamais été en fuite. Il n’a jamais quitté Abidjan, et son domicile a toujours été connu de l’armée et du gouvernement de son pays.
Des propos d’une grande importance. Depuis le début d’un étrange procès où aucun des mis en cause n’était présent, les journaux hexagonaux écrivaient que les trois accusés - les copilotes ivoiriens Patrice Ouei et Ange Gnanduillet, et le pilote biélorusse Yury Sushkin étaient “introuvables depuis des années”.
L’avocat de Ouei vient dire que non, son client n’était pas introuvable. Des propos qui peuvent être aisément vérifiés en deux ou trois coups de fil. Des propos dont je peux attester qu’ils sont vrais. Je suis allé enquêter sur cette histoire en 2015 et j’ai pu vérifier qu’effectivement Patrice Ouei et Ange Gnanduillet (qui est mort en 2016) étaient bien à Abidjan, et au sein de l’armée ivoirienne.
Mais après cette mise au point, une dépêche de l’AFP, notamment reprise par Mediapart, affirme à nouveau que les trois condamnés sont “introuvables depuis des années”. On est face soit à une immense paresse soit à un choix d’accréditer une thèse qui “arrange” l’État français.
La même dépêche affirme - ses auteurs n’ont manifestement ni le souci de la cohérence ni le sens du ridicule - que “ni la justice ivoirienne ni celle du Bélarus n’ont répondu aux mandats d’arrêt émis par la justice française à l’encontre des trois accusés”. Elle ajoute que “selon les autorités ivoiriennes, Ange Gnanduillet est décédé en 2015”. On peut donc être à la fois mort et introuvable. De plus, si les autorités ivoiriennes l’ont déclaré mort, pourquoi a-t-il été jugé à Paris ? Pour contenter les familles des victimes à peu de frais ? Passons.
Le FAIT est que les deux copilotes ivoiriens n’ont jamais été introuvables. Le fait est que l’État ivoirien, sous Alassane Ouattara, l’allié le plus proche de Paris sous Emmanuel Macron, a REFUSÉ de coopérer avec la justice française.
On résume. La France veut juger les personnes qu’elle estime coupable de l’attaque la plus meurtrière pour ses soldats depuis l’attentat du Drakkar au Liban en 1983. Alassane Ouattara - qui s’est par ailleurs débrouillé pour que son prédécesseur, présenté comme le commanditaire de ce crime, soit conduit à la Cour pénale internationale - refuse. Il n’y a pourtant aucun intérêt. Il refuse alors qu’il a été porté au pouvoir par l’armée française et que la France forme ses soldats. Rien ne se passe. Au point où Emmanuel Macron, quand il va en Côte d’Ivoire en décembre 2019, va se recueillir à Bouaké sur les lieux du drame. Sans les familles des victimes. Avec Alassane Ouattara. Qui serait donc l’homme qui protège les assassins des soldats français. Vous y croyez, vous ? C’est une insulte à l’intelligence des Français et à celle des Ivoiriens.
D’autant plus qu’au final, RFI et Le Monde nous expliquent que de toute façon, Patrice Ouei n’aurait pas pu, “aux yeux de la justice ivoirienne” être livré à la France en raison d’une loi d’amnistie de 2007. Mais voilà que le supposé amnistié réfute cette explication par la voix de son avocat. “M. Ouei considère qu'il n'a jamais commis de faute professionnelle, qu'il n'a jamais commis de faute en tant qu'individu. Donc, il n'est pas concerné par la loi d'amnistie”, m’a dit Maître Pierre Dagbo. Une loi d’amnistie qui de toute façon excluait, selon les autorités ivoiriennes de l’époque, “les crimes de guerre et crimes contre l’humanité”. Or on est en plein crime de guerre, là.
C’est de la pure folie.
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