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Françafrique. Tchad : une « transition » sous le signe de la répression (BdA)

par Emma Cailleau 3 Septembre 2022, 19:45 Tchad Répression Déby Macron Françafrique Collaboration France Néocolonialisme Articles de Sam La Touch

Tchad : une « transition » sous le signe de la répression
Par
Emma Cailleau
Billets d'Afrique

À peine plus d’un an après le décès d’Idriss Déby et la mise en place d’un Conseil Militaire de Transition (CMT) dirigé par son fils Mahamat Idriss Déby, dit « Kaka », le dialogue national qui vise à rassembler les différentes forces politiques et de la société civile dans un objectif de réconciliation, a de nouveau été repoussé et la transition s’annonce longue, sur fonds de tensions sociales, économiques et communautaires. Malgré la nature répressive du régime, le soutien français, témoigné dès l’annonce de la mort de Déby, perdure et suscite des critiques de plus en plus virulentes.

La manifestation du samedi 14 mai illustre bien la cristallisation des tensions autour de la présence française au Tchad. La coalition Wakit Tama, qui ras­ semble organisations de la société civile, partis et syndicats, avait appelé à une marche à Ndjamena pour protester contre « un faux dialogue national » et contre le soutien français au CMT. À la fin de cette marche, cinq leaders du mouvement ont été arrêtés puis transférés les jours suivants dans la prison de Moussoro. Le lendemain, l’avocat Max Loalngar, porte­parole de Wakit Tama, a été inter­ pellé. Ces six personnalités, poursuivies pour « attroupement en vue de troubler l’ordre public, atteinte aux biens et agression physique », ont été condamnées à un an de prison avec sursis et des dommages et intérêts et libérées, le 6 juin, après un procès expéditif boycotté par les avocats. Le dimanche 15 et le lundi 16 mai, des manifestations ont re­ pris à Ndjaména et se sont étendues à d’autres villes, comme Ati ou Abéché. D’autres arrestations ont eu lieu, dont celle de mineurs. L’ensemble des manifestations a été violemment réprimé. Les magistrats se sont mis en grève jusqu’au procès alors que les autres tentatives de grève et de manifestation pour la libération des personnes arrêtées ont été très limitées par la virulence du pouvoir en place. Depuis sa prise de pouvoir en avril 2021, le CMT s’est inscrit dans la continuité du régime précédent. Dès les premiers jours de règne, les manifestations ont été interdites ou fortement réprimées, les opposants traqués [1]. Loin de l’image du dialogue national inclusif prôné par le Tchad et ses partenaires, émettre une voix dissonante demeure un danger.

 

Sentiment anti-français ?

Si le gouvernement français, qui venait d’adouber le fils Déby lors de la cérémonie des funérailles de son père, en dépit du respect de la constitution, s’est senti contraint de réagir aux premières violences des forces de l’ordre lors de la manifestation du 27 avril 2021, il se distingue depuis par son silence. Pourtant, cette dernière manifestation le concernait tout particulièrement. Des banderoles et slogans dénonçaient le soutien français au CMT et appelaient la France à quitter le Tchad. En marge de la marche, douze stations Total de la capitale ont été vandalisées. Les jours suivants, à Abéché, la représentation consulaire française et la stèle du soldat inconnu ont été abîmées. Ces at­ taques envers des représentations françaises traduisent le ras­le­bol d’une population, prise au piège par son gouvernement soutenu par la France. Ces derniers mois, plu­ sieurs manifestations ont repris ces revendications. Les médias français qui ont traité le sujet se sont engouffrés dans la théorie du « sentiment anti­français », qui se répand en Afrique, sans questionner plus avant ce « sentiment » et ses réels ressorts. Le gouvernement tchadien a quant à lui été particulièrement irrité par l’ampleur de cette manifestation. Ministres et porte­paroles n’ont pas hésité à rappeler le rôle d’« ami » de la France, comme s’ils voulaient s’assurer de ne pas froisser : « Quiconque s’en prend à la France s’en prend également au Tchad », selon un ancien ministre d’Idriss Déby Itno (Médiapart, 26/05/22). Ces manifestations interviennent dans un contexte particulière­ ment sensible. Alors que la France se retire du Mali, où le groupe Wagner prend place, le fait que des manifestants aient brandi des drapeaux russes a alimenté des spéculations et accusations infondées. Pour autant, la société civile qui manifeste n’est nullement soutenue par la Russie. Le Tchad, qui craint l’influence de la Russie (présente dans les pays limitrophes, en Libye, au Soudan et en Centrafrique), avait alerté en septembre 2021 sur un risque d’ingérence russe suite à une attaque de son armée par des mercenaires en Centrafrique. Les manifestants ont donc trouvé un irritant efficace, qui échappe cependant à certaines analyses qui préfèrent le réduire à un sentiment anti­français, et non pas anti-­françafrique, et à la main mise de la Russie.

 

Soutien militaire

L’appel à manifester a eu lieu quelques jours après une conférence de presse dans laquelle Max Loalngar, porte­parole de Wakit Tama, dénonçait l’installation de nouvelles bases militaires françaises dans cinq villes du pays. Cette information a été démentie par l’ambassade de France, puis par le ministère de l’Intérieur auprès de Mediapart (26/05/22). Plusieurs déplacements de l’armée française ont pu alimenter ces allégations : la réparation d’un avion en panne pendant plusieurs mois à Ati, une mission conjointe de l’ambassade de France et de Barkhane dans le sud du pays début mai… Ces soupçons traduisent surtout la défiance grandissante envers l’ancienne tutelle colo­ niale. Il faut dire que les Tchadiens ont des raisons de s’interroger sur le rôle de la présence militaire française dans leur pays et de la remettre en question. Présente au Tchad de façon quasi continue depuis l’indépendance, l’armée française y a ses quartiers et survole quotidiennement le territoire. La France y dispose de trois bases, à Ndjaména, où se trouve le QG de l’opération Barkhane, à Faya­Largeau et à Abéché. Dans une interview relayée par le média Alwihda (03/06/22), le conseiller communication de la force Barkhane, le lieutenant-colonel Rémy, précise « La base qui est à Faya est une base présente dans le cadre des accords de défense et de coopération qui permet d’avoir une présence française en appui des forces tchadiennes (coopération, missions de partenariat, formation) ». Or, aucun accord de défense avec le Tchad ne figure sur la base de données du ministère des Affaires étrangères. Un accord similaire à ceux signés par d’autres pays du Sahel pourrait avoir été mis en place avec le Tchad en 2014, mais au­cune information publique n’apparaît des­ sus. Quant à l’accord de coopération militaire et technique signé en 1976, il en­ cadre la coopération militaire avec le Tchad mais ne couvre pas les bases militaires françaises (Billets d’Afrique, février 2019). Le conseiller écarte tout soupçon quant à des intérêts économiques et banalise l’appui aux forces tchadiennes. Pourtant, ces forces se caractérisent par leur violence et leur impunité, d’autant plus cette dernière année. La coopération militaire et policière française vient donc en appui à des forces de l’ordre aux pratiques violentes, et ce depuis de nombreuses années. L’ambassade de France affiche sur son site plusieurs formations ces derniers mois, dont notamment une auprès de la Garde nomade, particulièrement pointée du doigt dans les exactions. De plus, le Tchad est le pays où l’armée française est le plus intervenue depuis l’indépendance, pour faire et défaire les régimes, et dernière­ ment pour aider Idriss Déby face à une colonne de rebelles en février 2019. Cet épisode a marqué les esprits. Si la société ci­ vile ne soutient pas forcément les forces politico-­militaires, cette ingérence avait suscité une indignation d’une partie de la population. Alors que les caisses sont vides, entre les difficultés alimentaires liées à la guerre en Ukraine et le risque d’une période de sou­ dure particulièrement difficile, et une négociation sans fin pour la dette contractée auprès de la multinationale Glencore sur le pétrole, le Tchad ne bénéficie pas de l’envolée des prix du pétrole. Mais le CMT, dès sa prise de pouvoir, s’est engagé dans le renforcement de son armée et de son matériel. La coopération militaire et policière avec ce régime est un appui qui n’est pas sans conséquences.

 

Vers un dialogue national ?

Après la mort d’Idriss Déby, Emmanuel Macron avait envoyé des signaux forts de soutien au Tchad : présence aux obsèques puis réception à l’Élysée de Mahamat Déby le 6 juillet 2021. Le 6 mai 2022, lors d’un entretien téléphonique avec Mahamat Déby, Emmanuel Macron « a salué l’engagement de son interlocuteur pour la tenue du dia­ logue national dans des conditions inclusives et dans un calendrier rapproché », rapporte l’Élysée (Le Figaro, 06/05/22). Quelques jours plus tard, le CMT a annoncé un report dudit dialogue dans le cadre du duquel plusieurs opposants et militants de la société civile se sont vus offrir des postes. Des amnisties ont permis le retour d’exil d’anciens opposants ou combattants. Le CMT mène une opération séduction pour faire rentrer au pays. Mais l’objectif est­-il de rassembler ou d’étouffer les oppositions au nom d’une union nationale ? Il est difficile de croire à une transition quand la répression perdure et que la gestion des conflits locaux se fait uniquement par la violence.

La mise en place du dialogue national est particulièrement suivie et soutenue par la France et les États­-Unis. Alors que le mon­ tant estimé pour le mener est élevé (227 mil­ lions d’euros), la France apporte un soutien important pour l’appui au financement. En juillet 2021, elle a ainsi annoncé une aide de 15 millions d’euros dans un cadre bilatéral. Puis la diplomatie française a œuvré auprès de l’Union Européenne afin d’obtenir un financement à hauteur de 40 millions d’euros pour assurer une transition « crédible » (Africa Intelligence, 12/11/21). L’un des arguments de la diplomatie française était le maintien de la « stabilité » du pays… un argument bien connu depuis plus de vingt ans, qui a surtout justifié le soutien de régimes répressifs. En février 2022, un amendement à l’accord de suspension du service de la dette entre la France et le Tchad a été signé, un dispositif mis en place à la suite de la demande de plusieurs pays africains au­ près du Club de Paris, pour faire face au Covid 19. La France est le premier pays à accéder à la demande du Tchad. L’ambassadeur de France au Tchad, Bertrand Cochery précise : « Dans le cadre de la transition, le Tchad a besoin de marge de manœuvre et la France comme vous le savez est à vos côtés » (TchadInfos, 02/02/2022). Plus que de faire face à la pandémie, il s’agit bien de sou­ tenir le Tchad dans sa transition.

La France s’intéresse aussi de près au pré­ dialogue politico­-militaire. Après avoir été repoussées à plusieurs reprises, ces négociations qui visent à intégrer ces groupes au dialogue national ont commencé début mars à Doha, dans une certaine cacophonie. À tel point que le dialogue national a été re­ poussé à la demande des groupes rebelles, qui peinent à trouver un terrain d’accord avec le gouvernement, et qui sont eux­ mêmes aux prises avec leurs divisions in­ ternes. Suite au report, Emmanuel Macron a alors réitéré sa proposition de soutien au pré-­dialogue politico-­militaire en cours à Do­ ha, où le Quai d’Orsay a déjà envoyé un émissaire, Bruno Foucher. Le choix de cet émissaire n’est pas neutre : ambassadeur de France au Tchad en poste lors de l’intervention militaire française en soutien à Idriss Déby face aux groupes rebelles en 2008, des télégrammes diplomatiques révèlent son silence sur la disparition de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh le 2 février 2008. Peu après la manifestation du 14 mai, Bruno Foucher s’est rendu au Soudan où il a rencontré Mohamed Hamdan Dagalo (Hemed­ ti), vice­-président du Conseil de souveraineté du Soudan. Selon le journal en ligne Alwidha (17/05/22), Bruno Foucher a « souligné l’importance du rôle du Soudan dans le renforcement de la sécurité et de la stabilité au Tchad et dans la région en géné­ral, notant la nécessité pour le Soudan de contribuer à soutenir les efforts de réconciliation entre les Tchadiens ». La rencontre avec Hemedti est assez significative de l’intention de la France de jouer un rôle dans ces négociations. En effet, commandant d’une milice janjawid du Darfour, Hemedti connaît très bien le terrain du Darfour et des groupes politico-­militaires tchadiens qui s’y trouvent. La France, en perte de vitesse au Sahel, maintient toute son attention sur la légendaire « stabilité » du Tchad à travers sa « transition », tout en continuant à ignorer la violence du régime.

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