Coupe du monde au Qatar: géopolitique, argent et hypocrisie
Par Peter Schwarz
WSWS, 25.11.22
Le fait que le sport de haut niveau, y compris le football mondial, soit dominé par les intérêts de l’argent et du pouvoir n’est une surprise pour personne. Mais avec la Coupe du monde au Qatar, cette situation a atteint un nouveau palier.
L’attribution de la Coupe du monde à l’État du Golfe par la FIFA en 2010 a fait scandale à l’époque. Le Qatar est un pays qui n’a aucune tradition de football. Il compte 3 millions d’habitants, mais seul un sur dix est un citoyen qatari. La chaleur insupportable du pays a rendu impossible le calendrier estival habituel du tournoi. En outre, le pays est dirigé par un despote qui n’autorise même pas les formes rudimentaires de démocratie.
Il est clair que d’énormes sommes d’argent ont changé de mains et qu’on a exercé des pressions politiques massives en coulisses pour aboutir à cette décision. Mais le Qatar n’a pas été exceptionnel à cet égard. L’attribution de la Coupe du monde à l’Allemagne (2006), à l’Afrique du Sud (2010) et à la Russie (2018) a été entachée également de pots-de-vin et de corruption.
Depuis l’attribution de la Coupe du monde au Qatar, de gigantesques accords commerciaux ont été conclus. À elle seule, la FIFA prévoit des revenus de 7,5 milliards de dollars, soit 1 milliard de plus que lors de la dernière Coupe du monde en Russie. Le Qatar a investi plus de 200 milliards de dollars dans la Coupe du monde et les infrastructures: 8 milliards de dollars dans huit stades modernes et climatisés, 16,5 milliards de dollars dans 140 hôtels qui possèdent un total de 155.000 lits, 36 milliards de dollars dans un nouveau métro et 20 milliards de dollars dans des aéroports, des ports et des autoroutes.
Ces projets ont été construits par une énorme armée de travailleurs venus d’Asie, dans des conditions d’exploitation proches de l’esclavage. On peut citer entre autres des quarts de travail de douze heures et une semaine de travail de sept jours sous une chaleur étouffante; des logements indescriptibles; des salaires de misère, souvent retenus pendant des mois; des passeports confisqués et l’interdiction de changer d’emploi. Selon un rapport du Guardian britannique, 6.750 travailleurs originaires d’Inde, du Bangladesh, du Népal, du Sri Lanka et du Pakistan sont morts au Qatar dans les dix années qui ont suivi l’attribution de la Coupe du monde. Amnesty International a calculé que plus de 15.000 citoyens étrangers de tous âges sont morts entre 2010 et 2019. Dans 70 pour cent de ces cas, la cause du décès était inconnue.
Entre-temps, selon un représentant local de l’Organisation internationale du travail (OIT), dont le salaire est payé par le gouvernement qatari, les conditions se sont quelque peu améliorées. Un salaire minimum légal de 1.000 riyals (230 euros) par mois est désormais en vigueur dans l’un des pays les plus riches et les plus chers du monde!
Les entreprises occidentales ont largement profité du boom de la construction. Le bureau d’urbanisme allemand «Albert Speer und Partner» a élaboré le plan directeur de la Coupe du monde et les projets des huit stades de football. Albert Speer, décédé en 2017, est le fils de l’architecte et ministre de l’armement d’Hitler.
Le Qatar est également un investisseur recherché. L’émirat possède de nombreux biens immobiliers et hôtels de luxe en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne et il est un actionnaire important de Volkswagen, RWE, Deutsche Bank, Lagardère, Vivendi, Veolia, TotalEnergies et d’autres grandes entreprises. L’émirat a également acheté le club de football du Paris Saint-German et en a fait l’équipe la plus forte de France en acquérant des joueurs de classe mondiale coûteux tels que Messi, Neymar et Mbappé. Le Bayern Munich, l’actuel champion de la Bundesliga allemande, est parrainé par le Qatar.
Depuis l’imposition de sanctions contre le gaz et le pétrole russes, le Qatar est également devenu un exportateur de gaz liquéfié de premier plan. Le chancelier allemand Olaf Scholz, le ministre de l’Économie, Robert Habeck, et d’autres hommes politiques internationaux ont fait un pèlerinage à Doha cette année pour conclure des accords sur le GNL.
Ce qui est encore plus important pour les puissances impérialistes que les intérêts commerciaux, ce sont les objectifs géopolitiques qu’elles poursuivent au Qatar. Le petit État situé au milieu de la région contestée du Golfe, riche en énergie, constitue pour ces puissances une importante base politique et militaire.
Les États-Unis maintiennent leur plus grande base aérienne du Moyen-Orient à Al Udeid. Celle-ci a joué un rôle essentiel dans la guerre en Afghanistan, en Irak et en Syrie et elle se trouve à proximité immédiate de l’Iran. Le Qatar a participé à la guerre en Libye contre Mouammar Kadhafi avec ses propres avions de chasse et de transport. Il a soutenu les groupes terroristes islamistes qui ont alimenté la guerre civile en Libye et ont été utilisés plus tard en Syrie contre le régime d’Assad.
Si les politiciens, les médias et les responsables du football en Occident déplorent aujourd’hui la situation des droits de l’homme au Qatar et demandent l’égalité des droits pour les femmes et les homosexuels, c’est de la pure hypocrisie. Les États-Unis et leurs alliés européens ont tué un million de personnes dans les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie et en ont forcé des millions d’autres à fuir. En comparaison, les dirigeants autoritaires des monarchies du Golfe sont de petits criminels.
En ce qui concerne les puissances impérialistes, elles n’ont jamais remis le tournoi au Qatar en question. Le patron de la FIFA, Gianni Infantino, qui s’est installé à Doha il y a un an et a déclaré au début de la Coupe du monde lors d’une conférence de presse bizarre qu’il se sentait désormais Qatari, Arabe, Africain, homosexuel, handicapé et travailleur migrant, ne fait qu’exprimer cette attitude cynique de la manière la plus directe.
La situation est différente pour de nombreux fans de football, qui sont honnêtement outrés que la Coupe du monde se joue sur les os de leurs collègues travailleurs de pays plus pauvres. L’exploitation brutale des travailleurs de la construction a également touché une corde sensible chez eux, car ils sont eux aussi confrontés à des charges de travail croissantes et à des salaires en baisse. En Allemagne, un sondage représentatif réalisé en mai 2021 a révélé que 65 pour cent des personnes interrogées rejettent la participation de l’équipe nationale allemande à la Coupe du monde.
De nombreux détails sont désormais connus sur la manière dont la FIFA a vendu la Coupe du monde au Qatar en 2010. Vingt-deux des vingt-quatre fonctionnaires qui avaient voté à l’époque en faveur de la décision ont depuis été contraints de partir pour cause de corruption, et certains ont fini en prison. Des politiciens et des procureurs ont été évincés, et même Sepp Blatter, qui a dominé la FIFA comme un mafieux de 1998 à 2016, a dû quitter son fauteuil pour laisser la place à un autre magouilleur, Infantino.
Le fait que ces intrigues soient apparues au grand jour est le résultat de luttes de pouvoir et d’intrigues impérialistes.
À la veille du Congrès de 2015 de la FIFA à Zurich, les autorités suisses ont arrêté pour corruption sept responsables de la Fédération de football lors d’une intervention spectaculaire à l’hôtel de luxe Baur au Lac, à Zurich. Elles agissaient au nom de la justice américaine, qui avait ouvert une enquête sur la FIFA pour l’attribution de la Coupe du monde 2010.
La cible n’était pas tant la Coupe du Monde 2022 au Qatar que la Coupe du Monde 2018 en Russie, décidée lors de la même réunion de 2010. Après que les États-Unis ont porté un régime anti-russe au pouvoir en Ukraine en 2014 et que la Russie a annexé la Crimée, les États-Unis étaient déterminés à empêcher le tournoi de se dérouler en Russie. Ils ont échoué, mais les enquêtes ont déclenché une avalanche qui était difficile à maîtriser.
Les États-Unis avaient encore des comptes à régler dans le cas du Qatar. Après tout, ils s’étaient eux-mêmes portés candidats à l’organisation de la Coupe du monde 2022 et avaient envoyé une délégation de haut rang – dirigée par l’ex-président Bill Clinton et l’acteur Morgan Freeman – à Zurich. Selon des témoins oculaires, Bill Clinton a jeté en l’air des cendriers lorsqu’il a entendu le résultat du vote.
Le facteur décisif en faveur du Qatar a été – outre l’achat des voix de trois délégués sud-américains – le français Michel Platini et deux autres délégués, que Platini a influencés. L’ancienne star du football était, à l’époque, président de l’association européenne de football UEFA et on le considérait comme un successeur possible de Blatter à la FIFA. Quelques jours avant le vote de la FIFA, Platini a rencontré le président français Nicolas Sarkozy et l’émir du Qatar, Tamim Al Thani, qui l’auraient «convaincu» de voter pour le Qatar.
Blatter aurait représenté les intérêts des États-Unis à l’époque. Mais cela ne l’a pas sauvé, car il a continué à soutenir l’organisation de la Coupe du monde 2018 en Russie. Infantino aurait entretenu des contacts étroits avec la justice américaine et aurait témoigné cinq mois après le raid à Zurich devant un grand jury de New York qui enquêtait sur la FIFA. Il a également eu des contacts personnels avec le procureur fédéral Michael Lauber, le principal procureur de Suisse.
Deux jours après le raid de Zurich, Blatter a été élu à la tête de la FIFA pour un nouveau mandat, mais a dû démissionner trois jours plus tard en raison de la pression exercée par les États-Unis. Dans les huit mois précédant l’élection de son successeur, la justice suisse a également écarté son successeur le plus prometteur, Platini.
S’il a abandonné la plupart des 25 enquêtes pénales, le ministère public fédéral a accusé Blatter d’avoir versé 2 millions de dollars d’«honoraires de consultant» à Platini. Bien que la FIFA a été ensuite acquittée par un tribunal, la commission d’éthique de la FIFA a banni Blatter et Platini à vie, ouvrant la voie à Infantino, qui a été élu avec le soutien de l’association américaine. Le procureur suisse Lauber a également perdu son poste par la suite parce qu’il a rencontré Infantino en secret à plusieurs reprises après son élection alors qu’il enquêtait encore sur lui.
Une fois en poste, Infantino a bloqué l’enquête au sein de la FIFA et a fermé son comité d’éthique. Il est allé encore plus loin que son prédécesseur Blatter, notamment en tentant de sous-traiter tous les droits de la FIFA à un consortium dirigé par l’Arabie saoudite.
Les enquêtes zélées de la justice américaine ont également faibli faute de pouvoir empêcher la tenue de la Coupe du monde en Russie et après que la FIFA a attribué la Coupe du monde 2026 à l’Amérique du Nord.
Loretta Lynch, la procureure générale au sein du gouvernement Obama, qui a lancé en 2015 l’enquête contre la FIFA, est désormais à la solde de la FIFA et fait l’éloge de Infantino. En 2019, elle a rejoint le cabinet d’avocats Paul Weiss, qui a remplacé le cabinet d’avocats Quinn Emanuel pour représenter la fédération de football dans le scandale du FIFA Gate.
Rien ne s’oppose désormais à ce que la Coupe du monde se déroule au Qatar. Non seulement elle promet des affaires fantastiques, mais elle sert également de plateforme aux États-Unis et aux puissances européennes pour forger de nouvelles alliances contre la Russie et la Chine. Ce faisant, ils courtisent non seulement le Qatar, mais aussi toutes les monarchies du Golfe et en particulier l’Arabie saoudite. Ces dernières, jusqu’à présent, se trouvaient réticentes à compenser l’échec du gaz et du pétrole russes par des volumes de production plus élevés et à s’engager dans la voie de la confrontation avec la Chine.
En juillet, le président Joe Biden était le premier chef d’État occidental à rendre visite au dirigeant saoudien Mohammed bin Salman depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Lors du match d’ouverture de la Coupe du monde, Salman était assis aux côtés de Infantino et de l’émir du Qatar en tant qu’invité d’honneur. Entre 2017 et 2021, l’Arabie saoudite et le Qatar étaient au bord de la guerre.
L’indignation suscitée par l’exploitation meurtrière des travailleurs asiatiques est désormais minimisée. Les médias ont au contraire tourné leur attention presque exclusivement vers les droits des femmes et des homosexuels. Les reportages «critiques» se limitent à la question de savoir si les capitaines d’équipe seront autorisés à porter un brassard «One Love» ou divers insignes arc-en-ciel pour exprimer leur opposition à l’homophobie. Même ce geste purement symbolique s’est avéré trop fort, les associations nationales de football se pliant à l’interdiction imposée par la FIFA, qui ne veut pas que ses relations commerciales et politiques lucratives avec les despotes de la région du Golfe soient entravées.
Le double standard est évident. Les «droits de l’homme» se trouvent invoqués lorsqu’il s’agit de justifier des guerres impérialistes brutales – contre l’Irak, la Libye, l’Iran, la Russie, la Chine, etc. L’impérialisme n’en tient plus compte lorsqu’il s’agit de ses propres violations des droits de l’homme ou celles de dictateurs alliés.
Le football sert de moyen pour atteindre une fin. La pourriture du capitalisme, qui engendre partout les inégalités sociales, la guerre, le fascisme et la dégradation de l’environnement, contamine tous les domaines de la société, y compris la culture et le sport. Le progrès culturel et le vrai sport, qui ne sont pas soumis au commerce, ne sont possibles que dans le cadre d’une lutte pour le socialisme, pour une société qui place l’intérêt général au-dessus du profit particulier et par-delà les frontières nationales.
(Article paru en anglais le 25 novembre 2022)
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