Le péché originel de l’Europe
Par Nicolas Butor
Billets d'Afrique 15.10.22
Dans leur ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne [1], paru en 2014 et publié cette année en français aux éditions La Découverte, les auteurs suédois Peo Hansen et Stefan Jonsson montrent que l’exploitation de l’Afrique a joué un rôle central dans la construction européenne. Au cœur des négociations, l’Eurafrique.
À entendre les discours sur la question, la construction européenne a été pour les pays du Vieux Continent un effort commun de réconciliation et de paix après l’horreur des deux guerres mondiales. Dans leur ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, les historiens suédois Peo Hansen et Stefan Jonsson entendent proposer un autre récit de la genèse de la Communauté économique européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne (UE). Selon eux, l’intégration européenne est indissociable du colonialisme européen et s’est articulée autour d’un concept clé : l’Eurafrique.
L’idée d’Eurafrique est évoquée pour la première fois en 1923 par l’homme politique austro-hongrois Richard Coudenhove-Kalergi, qui y voyait l’opportunité donnée aux pays européens de dépasser les conflits et de s’unir en administrant ensemble les territoires coloniaux en Afrique. En 1931, l’ancien président du Conseil français George Caillaux résume ce projet ainsi : « L’Europe étayée par l’Afrique ; l’Europe réconciliée par l’Afrique » (p. 97). Cette union permettrait d’exploiter au mieux les ressources du continent africain et de résoudre certains des problèmes rencontrés par l’Europe (surpopulation, chômage…).
Malgré l’« utopisme » naïf de ses défenseurs, qui rêvent de projets pharaoniques (comme un barrage sur le détroit de Gibraltar imaginé par l’architecte allemand Hermann Sörgel), l’Eurafrique sera un temps « une doctrine officielle de politique étrangère » (p. 97). L’accès aux colonies françaises et britanniques sera même proposé à Hitler en pleine politique de l’apaisement, à partir de 1933.
Le rôle-clé de la France
Mais ce qui n’était qu’une lubie d’entre-deux-guerres resurgit après 1945 à la faveur du contexte international de la Guerre froide et des luttes anticoloniales. L’Eurafrique est alors apparue à une Europe fragilisée comme un moyen de transformer la domination coloniale pour mieux la maintenir tout en constituant une troisième superpuissance capable de participer au nouvel ordre mondial.
On trouve au cœur de ce nouvel élan une France soucieuse de mettre en valeur ses territoires africains. Les auteurs citent les projets du diplomate Eirik Labonne, qui pour mieux tirer profit des ressources africaines imagine une nouvelle organisation industrielle et stratégique des colonies françaises, plus réaliste que les grands projets d’avant-guerre mais si vaste qu’elle nécessiterait un financement « des nations européennes autrefois ennemies [qui] s’uniraient dans un acte de solidarité pratique » (p. 155).
Dès le début des années 50, les propositions des partisans de l’Eurafrique en France vont « servir de guide aux investissements et aux politiques visant à moderniser l’Union française » dont le destin dépendrait « d’une Union européenne qui prendrait en charge une partie des colonies et [...] prospérerait grâce aux immenses ressources, encore inexploitées, de l’Afrique ». (pp.156-157).
Réciproquement, les défenseurs de l’intégration européenne estiment que celle-ci ne peut se faire sans les colonies, à l’image du représentant français à l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe Raphaël Saller qui déclare en 1952 : « Aucune communauté politique européenne ne pourrait vivre [...] sans l’association des pays d’outre-mer qui ont des liens constitutionnels avec l’Europe. » (p. 169). Le 9 mai 1950, dans une déclaration considérée comme fondamentale dans le processus de construction européenne, le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman, l’un des « Pères fondateurs de l’Union européenne », appelle l’Europe à « poursuivre la réalisation d’une de ses tâches essentielles : le développement du continent africain » (p. 180). Dès mai 1956, en pleine négociation du futur traité de Rome donnant naissance à la CEE, la position officielle de la France est claire : pas d’entrée dans le marché commun sans les territoires d’outre-mer (TOM).
L’Eurafrique, métamorphose des colonialismes européen et français
Les auteurs montrent enfin que la question de l’intégration des colonies dans la CEE a été l’une des plus difficiles à résoudre. La France et la Belgique rêvent d’ « un marché commun eurafricain dans lequel ces territoires seraient pleinement intégrés » (p. 292), tandis que l’Allemagne et les Pays-Bas se montrent frileux sur le coût des investissements à réaliser, même s’ils sont d’accord sur le principe. A la veille de la signature du traité de Rome (25 mars 1957), le président du Conseil français Guy Mollet s’enthousiasme de la tournure des négociations : « aujourd’hui une union encore plus large est née : L’EURAFRIQUE » (p. 308).
En réalité, les fonds alloués aux TOM seront bien plus faibles que ce qu’espérait la France, et le concept d’Eurafrique disparaîtra vite des discours et des écrits ; mais sa constitution a entraîné l’intégration des colonies françaises à « une organisation supranationale dans laquelle les relations bilatérales franco-africaines [purent] être à la fois redéfinies et consolidées » (p. 349). Ainsi, l’Eurafrique a permis à la France d’entamer la métamorphose de son colonialisme. Et comme la Françafrique, l’Eurafrique n’est pas morte : malgré les indépendances, dix-huit Etats africains maintiendront leur association avec la CEE dans le cadre de la convention de Yaoundé (1963), prolongée par la convention de Lomé (1975-2000) puis par l’accord de Cotonou, signé en 2000 et toujours en vigueur.
Nicolas Butor
[1] Hansen P., Jonsson S. (2022). Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne (Habart C.,Trad.). La Découverte.