Comment Wagner a pillé l'or du Soudan. Une nouvelle guerre froide se joue en Afrique (Unherd)

Comment Wagner a pillé l'or du Soudan
Article originel : How Wagner plundered Sudan’s gold
Par Martin Plaut, ancien rédacteur en chef pour l'Afrique de la BBC World Service et chercheur principal à l'Institute of Commonwealth Studies. Il a conseillé les gouvernements britannique et étatsunien.
Unherd, 19.04.23

Une nouvelle guerre froide se joue en Afrique

Des avions bombardent la capitale du Soudan, Khartoum, des soldats occupent des maisons civiles et la plupart des hôpitaux du pays sont à court de fournitures de base. À première vue, l'Occident pourrait croire qu'il s'agit d'une guerre africaine comme les autres, l'aboutissement d'une lutte entre deux officiers de l'armée rivaux qui se disputent le contrôle du pays. Et, d'une certaine manière, c'est le cas.
 

Depuis le coup d'État de 2021, le Soudan est dirigé par un conseil de généraux, avec à sa tête les deux hommes au centre de ce conflit : le chef de l'armée Abdel Fattah al-Burhan et son adjoint devenu ennemi Mohamed Hamdan Dagalo (connu sous le nom de Hemedti), chef des forces paramilitaires de soutien rapide (RSF).

Al-Burhan et Hemedti représentent un clivage de longue date dans la société soudanaise, entre les populations vivant le long du Nil et celles de la périphérie marginalisée. Al-Burhan est une recrue traditionnelle de l'armée qui a gravi les échelons. Élevé dans une petite ville du nord du Soudan, il se tourne vers l'Égypte, dont il est l'allié.

Hemedti est très différent. Il est originaire de la région occidentale du Darfour et sa famille s'étend jusqu'au Tchad. Il appartient aux Rizeigat, une tribu arabe nomade, et s'est fait un nom avec la milice Janjaweed (littéralement "diables à cheval") en attaquant les Darfouriens sédentaires. En 2013, il a transformé les Janjaweed en RSF et n'a cessé d'étendre son pouvoir depuis lors. Aujourd'hui, il est l'un des hommes les plus riches du Soudan : un opérateur sans faille, avec de vastes avoirs miniers et immobiliers.

Ce conflit dépasse toutefois largement les deux personnalités qui en sont à l'origine. En effet, il existe un troisième personnage dans cette violente tragédie, un homme qui préfère regarder de loin.

Vladimir Poutine exerce déjà une influence sur une grande partie du Sahel aride par l'intermédiaire du groupe Wagner. Bien qu'il soit surtout connu pour ses activités actuelles en Ukraine, le groupe Wagner est également actif dans un certain nombre d'États africains, dont le Burkina Faso, le Mali, le Tchad et la Libye. Dans ce conflit, Hemedti est l'homme qui pourrait ajouter le Soudan à cette liste.

Pendant la guerre froide, l'Afrique a été transformée en un champ de bataille pour les superpuissances, l'URSS et les États-Unis s'affrontant de l'Égypte à l'Éthiopie en passant par l'Angola et le Mozambique. Depuis lors, Poutine a continué à considérer les conflits africains comme une voie d'accès bon marché au continent. Utilisant toutes les astuces possibles, des troupes sur le terrain à la propagande numérique, le groupe Wagner est devenu l'une des forces les plus puissantes du continent, s'alliant avec des dirigeants politiques et des milices en difficulté en échange d'argent liquide ou de concessions minières lucratives.

L'occasion pour Wagner de faire des incursions au Soudan s'est présentée en novembre 2017, lorsque le président soudanais de l'époque, Omar al-Bashir, s'est rendu à la résidence de Poutine à Sotchi. Publiquement, l'accord conclu par les deux dirigeants portait sur leur opposition commune "à l'ingérence des États-Unis dans les affaires intérieures des pays arabes" ; moins publiquement, il a ouvert la voie à l'extension du groupe Wagner au Soudan.
 

La forme que prenaient ces opérations n'est apparue clairement qu'en juillet dernier, après qu'une enquête de CNN a révélé que des avions russes avaient transporté de l'or soudanais hors du pays vers la ville portuaire syrienne de Lattaquié, où la Russie dispose d'une importante base aérienne. L'objectif supposé était simple : La Russie cherchait désespérément à renforcer ses réserves contre les sanctions occidentales de plus en plus punitives. Au total, CNN a estimé que jusqu'à 13,4 milliards de dollars d'or avaient disparu, bien que Bloomberg ait plus tard avancé le chiffre de 4 milliards de dollars. Quoi qu'il en soit, les sommes en jeu sont énormes.

Ces transactions étaient organisées par Meroe Gold, une filiale de M-Invest, propriété de Yevgeny Prigozhin, le chef du groupe Wagner. En retour, Prigozhin fournissait des formations et des armes à l'armée soudanaise et, de plus en plus, à Hemedti. Comme l'a souligné CNN, au début de l'année 2022, un jour après que la Russie ait lancé son invasion de l'Ukraine, Hemedti s'est envolé pour Moscou, "inaugurant une nouvelle phase dans les relations de RSF avec le groupe Wagner".

Ces informations ont été corroborées quelques mois plus tard, lorsque des journalistes du Monde et de l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) ont reçu un ensemble de documents relatifs aux activités de Wagner au Soudan. Leur publication a révélé l'ampleur de cette relation. Il a été démontré que M-Invest avait versé des millions de dollars à une société gérée par les services de renseignement militaire soudanais. Les dividendes pour Prigozhin étaient énormes. En contrepartie, Wagner a reçu l'autorisation d'atterrir sur une base militaire à Khartoum et d'utiliser "le code de signalisation de l'armée de l'air pour opérer à l'intérieur et à l'extérieur". Il s'agissait en fait d'une licence permettant de faire entrer des armes dans le pays et d'en faire sortir de l'or, sans que cela ne soit officiellement déclaré ou détecté.

Pendant un court laps de temps, ils ont réussi à s'en tirer - jusqu'en juillet 2020, lorsque les États-Unis ont sanctionné Meroe pour ses liens avec Prigozhin. Le mois dernier, le Conseil de l'Union européenne leur a emboîté le pas, affirmant que : "Ces sociétés, ainsi que Lobaye Invest Sarlu et Diamville en RCA (République centrafricaine), sont sanctionnées en raison de leur rôle dans le commerce illégal de l'or et des diamants pillés par la force aux négociants locaux."


Pourtant, ces mesures semblent avoir eu peu d'impact sur les activités des parties concernées : l'enjeu est tout simplement trop important. C'est aussi en partie la raison pour laquelle, en 2020, alors que la surveillance des entreprises étrangères de Wagner s'intensifiait, Meroe a cédé ses intérêts à une nouvelle société appelée Al Sawlaj for Mining Ltd, qui ne possède aucun actif et ne compte qu'un seul employé - un ancien directeur de Meroe Gold.

Bien que peu de gens aient remarqué ce changement à l'époque, le 13 avril, trois jours seulement avant que les derniers combats n'éclatent, Bloomberg a publié un article intriguant. Il en ressortait que les autorités soudanaises avaient accusé de contrebande d'or un ressortissant russe travaillant pour Al Sawlaj. Selon l'article, cela annonçait "une escalade dans la lutte de pouvoir qui couvait entre l'armée soudanaise et une milice rivale dont le chef a noué des liens étroits avec la Russie".

On peut probablement supposer que "le chef de la milice rivale" ayant des liens étroits avec le Kremlin était Hemedti. Au moment où sa confrontation avec al-Burhan a éclaté, on estime qu'il disposait de pas moins de 100 000 hommes. En d'autres termes, Hemedti était devenu un rival politique sérieux, avec une force militaire en plus. Et du point de vue de Moscou, il était plus docile qu'al-Burhan, qui était heureux de recevoir le ministre des affaires étrangères de Poutine, mais qui était loin d'être aussi proche de la Russie.

Au Soudan, il semble donc que nous ayons affaire à un nouveau conflit déclenché par une lutte pour les richesses et les armes d'un pays. Mais si c'était l'étincelle, le groupe Wagner était l'allumette. Une nouvelle guerre froide se joue en Afrique, et il est peu probable que l'Afrique en sorte gagnante.

Traduction SLT