L'esclavage des migrants africains est une activité importante en Libye grâce au financement de l'UE selon l'ONU
Article originel : Enslavement of African migrants ‘big business’ in Libya thanks to EU funding — UN
Par Alexander Rubinstein*
The Gray Zone, 17.04.23
Une enquête des Nations Unies a conclu que l'argent fourni par l'Union européenne à des entités étatiques en Libye a facilité des crimes contre l'humanité allant du travail forcé et de l'esclavage sexuel à la torture.
En soutenant financièrement les garde-côtes libyens et la Direction libyenne de la lutte contre les migrations illégales (DCIM), l'Union européenne s'est rendue complice de crimes contre l'humanité, selon un récent rapport de l'ONU.
Le 27 mars 2023, les Nations unies ont publié les conclusions d'une enquête de trois ans, confirmant que "la détention arbitraire, le meurtre, le viol, la réduction en esclavage, l'esclavage sexuel, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées" sont devenus une "pratique répandue" dans la nation autrefois prospère de la Libye, qui a été plongée dans la guerre civile par la guerre de changement de régime de l'OTAN il y a plus d'une décennie.
Si les crimes contre l'humanité sont largement répandus dans tout le pays, le rapport se concentre sur le sort des migrants et reproche à l'Union européenne d'avoir permis au gouvernement d'union nationale basé à Tripoli de commettre des exactions à l'encontre des Africains qui cherchent l'asile en Europe.
Le rapport indique dans son introduction : "La mission a constaté que des crimes contre l'humanité ont été commis à l'encontre de migrants dans des lieux de détention placés sous le contrôle effectif ou nominal de la Direction de la lutte contre les migrations illégales, des garde-côtes libyens et de l'appareil de soutien à la stabilité de la Libye. Ces entités ont reçu un soutien technique, logistique et financier de la part de l'Union européenne et de ses États membres, notamment pour l'interception et le renvoi des migrants.
En d'autres termes, plutôt que d'intercepter directement les migrants voyageant par bateau vers l'Europe, l'Union européenne a confié le sale boulot aux garde-côtes libyens. Une fois les migrants détenus par les garde-côtes, ils sont renvoyés en Libye et transférés dans des prisons officielles et des "prisons secrètes" où ils sont souvent exploités à des fins lucratives par le biais du travail forcé, de rançons ou de l'esclavage sexuel.
"Il existe des motifs raisonnables de croire que les migrants ont été réduits en esclavage dans les centres de détention de la Direction de la lutte contre les migrations illégales", indique le rapport, ajoutant que le personnel et les fonctionnaires de la DCIM et des gardes-côtes sont impliqués "à tous les niveaux", tandis que des fonctionnaires de haut rang sont "de connivence" avec les trafiquants et les passeurs, tant dans le contexte de la détention que de l'interception.
"La mission a également trouvé des motifs raisonnables de croire que les gardes ont exigé et reçu un paiement pour la libération des migrants. La traite, l'esclavage, le travail forcé, l'emprisonnement, l'extorsion et la contrebande ont généré des revenus importants pour des individus, des groupes et des institutions de l'État", affirme le rapport.
En 2017, les médias internationaux ont fait état de la reprise de la traite des esclaves en Afrique en raison des retombées persistantes de l'opération de changement de régime soutenue par l'OTAN pour déposer le dirigeant libyen Moammar Kadhafi. Les Nations unies viennent de confirmer que non seulement la pratique persiste, mais qu'elle a été rendue possible par l'UE.
"Le soutien apporté par l'UE aux garde-côtes libyens a conduit à des violations de certains droits de l'homme", a déclaré Chaloka Beyani, enquêtrice de l'ONU, à la presse. "Il est également évident que la DCIM est responsable de nombreux crimes contre l'humanité dans les centres de détention qu'elle gère. Le soutien que leur a apporté l'UE a donc facilité les choses. Bien que nous ne disions pas que l'UE et ses États membres ont commis ces crimes, le fait est que le soutien apporté a aidé et encouragé la commission de ces crimes".
Selon un rapport publié en 2021 par la Brookings Institution, l'UE a versé 455 millions de dollars aux garde-côtes libyens et à d'autres agences gouvernementales depuis 2015.
Par ailleurs, une enquête menée par The Outlaw Ocean Project et The New Yorker a révélé que l'argent de l'UE "finance tout, depuis les bus qui transportent les migrants capturés en mer du port jusqu'aux prisons, jusqu'aux sacs mortuaires utilisés pour les migrants qui périssent en mer ou pendant leur détention".
Selon leur enquête conjointe, la direction libyenne de la lutte contre l'immigration clandestine a reçu 30 Toyota Land Cruiser spécialement modifiées pour intercepter les migrants dans le désert du sud de la Libye, tandis que l'argent de l'UE a également aidé la DCIM à acheter 10 bus pour transporter les migrants captifs vers les prisons après qu'ils aient été capturés.
Le renversement violent du gouvernement de Kadhafi par l'OTAN et les bandes d'insurgés salafistes qu'elle a parrainées en 2011 a plongé la Libye dans un état de guerre civile, avec des pans entiers du pays pris d'assaut par des bandits alignés sur Al-Qaïda et ISIS. Alors que l'OTAN et ses supplétifs djihadistes s'acharnaient sur lui, Kadhafi a prévenu que son éviction entraînerait la déstabilisation de régions entières du continent et une nouvelle crise migratoire pour l'Europe, la Méditerranée se transformant en une "mer de chaos".
Le fils de Kadhafi a lui aussi lancé un avertissement à l'époque : "La Libye pourrait devenir la Somalie de l'Afrique du Nord, de la Méditerranée. Vous verrez les pirates en Sicile, en Crète, à Lampedusa. Vous verrez des millions d'immigrés clandestins. La terreur sera à côté".
L'enquêteur de l'ONU, le professeur Beyani, a attribué la crise actuelle de la Libye à une "contestation du pouvoir", faisant allusion au vide du pouvoir que l'Occident a créé en Libye avec sa guerre de changement de régime, tout en évitant d'y faire directement référence. Human Rights Watch a également évité de parler de l'intervention de l'OTAN en 2011 dans sa couverture du rapport de l'ONU, qu'elle a qualifié de "brutal et accablant". Cela s'explique peut-être par le fait que son directeur de l'époque, Ken Roth, était un partisan prolifique de l'assaut.
War crimes in Libya: UN calls for urgent end to human rights violation * FRANCE 24 English/ Crimes de guerre en Libye : L'ONU demande qu'il soit mis fin d'urgence aux violations des droits de l'homme * FRANCE 24 English
La transformation de la Libye en un paysage d'enfer anarchique a considérablement réduit le risque que les migrants potentiels vers l'Europe soient détectés par les autorités de l'UE. Le rapport de l'ONU estime que plus de 670 000 migrants étaient présents en Libye pendant certaines parties de son enquête.
L'absence d'un gouvernement central fort et stable à Tripoli a permis à toute une industrie de se développer avec l'exploitation des migrants comme modèle d'affaires. "La détention et le trafic de migrants sont des activités commerciales importantes en Libye. C'est un projet entrepreneurial", a déclaré M. Beyani à France 24 après la publication du rapport.
Alors que la Cour pénale internationale a inculpé le président russe Vladimir Poutine sur la base d'allégations élaborées par des chercheurs financés par le département d'État étatsunien, le nouveau rapport de l'ONU sur la Libye a été traité par les médias américains et européens comme une note de bas de page, malgré le rôle de l'Occident en tant que principal architecte du cauchemar que vit actuellement le pays.
* Alex Rubinstein est un reporter indépendant pour Substack. Vous pouvez vous abonner pour recevoir des articles gratuits de sa part dans votre boîte de réception ici. Si vous souhaitez soutenir son journalisme, qui n'est jamais placé derrière un paywall, vous pouvez lui faire un don unique via PayPal ici ou soutenir ses reportages via Patreon ici.
Traduction SLT
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