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L'œuvre de Shakespeare, écrite par une femme ? Entretien avec Aurore Évain (Blog de Mediapart)

par Sylvie Duverger 26 Mai 2024, 09:37 Shakespeare Sidney Evain Ecrivain Grande-Bretagne Culture Discrimination Allégations Articles de Sam La Touch

Boîte noire : aux questions, envoyées par mail, Aurore Évain a répondu par écrit.

Historienne du théâtre, Aurore Évain est partie sur les traces des autrices oubliées de l'ancien régime. Ce qui l'a conduite, notamment, à coéditer une anthologie du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime  (Classiques Garnier). Également comédienne et metteuse en scène, elle est la directrice artistique de la compagnie La Subversive. La Subversive, à laquelle nous devons de formidables mises en scène, telles celle de La Folle Enchère de Mme Ulrich, a besoin du soutien financier de celles et ceux qui souhaitent que les dramaturges oubliées du XVIIe siècle soient montées. Verrons- nous bientôt sur scène Laodamie de Catherine Bernard, autrefois jouée à la Comédie-Française ? Pour permettre à La Subversive de continuer à nous divertir intelligemment, à vous de jouer !

Sylvia Duverger. Vous vous êtes appuyée sur l’étude de Robin Patricia Williams, Sweet Swan of Avon: Did a Woman Write Shakespeare?, qui, en dépit de son solide étayage, a été publiée à compte d’auteur en 2006 et n’a pas été traduite. Elle a si bien établi la plausibilité de l’hypothèse que Mary Sidney, comtesse de Pembroke, soit l’autrice de l’œuvre usurpée par Shakespeare que vous en avez été profondément troublée, racontez-vous dans le prologue de votre livre. Cependant, auparavant, et bien que vous ayez fait resurgir le mot “autrice”, sorti de l’oubli les dramaturges françaises des XVIe-XVIIIe siècles et lancé les journées du matrimoine, son hypothèse a suscité des réserves chez vous, et vous avez mis du temps à la lire. J’aimerais que vous reveniez sur ce moment liminaire, lorsque vous découvrez le livre de cette chercheuse américaine, sur la passion qu’il a nourrie chez vous qui vous vouez à faire resurgir des dramaturges effacées par le sexisme des clercs, de la plupart des historiens de la littérature. Pourquoi est-ce si difficile ne serait-ce que d’imaginer qu’une femme puisse avoir composé une œuvre d’une portée universelle ?

Aurore Évain. Ayant étudié l’apparition des actrices professionnelles en Europe, j’avais conscience que l’entrée en scène des comédiennes fut plus tardive en Angleterre que sur le continent : la scène anglaise professionnelle demeura, jusqu’à l’interdiction totale du théâtre par les puritains en 1642, une scène masculine apparemment fermée à la mixité, reposant exclusivement sur la convention du travestissement.  Je n’ignorais pas, en revanche, que beaucoup de femmes de l’aristocratie étaient passionnées par le théâtre, comme dans les autres cours européennes, et que certaines, en tant qu’amatrices, furent de fait les premières comédiennes de la scène anglaise. J’étais également bien placée pour savoir que des femmes avaient écrit pour le théâtre dès la Renaissance, puisque j’ai édité et mis en scène certaines de leurs oeuvres. J’avais d’ailleurs déjà croisé le chemin de Mary Sidney. Malgré cela, cette hypothèse d’une femme à l’origine d’une telle œuvre, même pour moi, restait encore difficile à concevoir, car elle ébranle les fondations mêmes de l’Histoire littéraire, remet en cause son écriture et sa transmission, touche au tabou absolu du génie masculin : j’avais beau savoir que l’on avait effacé, dénigré, désattribué les œuvres de beaucoup d’autrices de théâtre, je n’imaginais pas qu’on ait pu à ce point construire un "grand homme de théâtre"  et élaborer ce mythe du génie littéraire sur autant de vides et si peu de faits… D’un point de vue scientifique, c’est stupéfiant, voire scandaleux. Il est généralement assez facile d’effacer une autrice et d’attribuer ses œuvres à un auteur, car on conserve beaucoup moins d’archives et de documents la concernant. Ici, c’est l’inverse : aucune archive ne permet de relier le William Shak. de Straford à l’œuvre littéraire qu’on lui attribue, et pourtant rien n’a empêché sa panthéonisation à l’échelle mondiale. Partir de rien et arriver à un tel universalisme autour de cette figure du génie théâtral est inimaginable. Plonger dans le livre de Robin Patricia Williams fut donc une expérience à la fois vertigineuse et familière : j’avais devant moi des mécanismes d’auctorialité et des procédés littéraires typiques des autrices de l’époque, et pourtant, tout au long de ces années, je n’avais jamais pu les voir en jeu dans le théâtre shakespearien, tant le masque du William Shak. de Stratford avait filtré ma réception, mis un écran entre ces pièces et moi.

 

Shakespeare l’usurpateur

À vous lire, on ne comprend pas du tout comment l’acteur Shakespeare a pu être considéré comme l’auteur de cette œuvre qui allie mélancolie et bouffonneries, considérations métaphysiques et allusions obscènes, qui expose, interroge et perturbe l’attribution différenciée des rôles et des places, des mérites et des désavantages entre les sexes et qui, ce faisant, parle à l’oreille de toutes les époques et de plus d’une culture. Vous le décrivez comme un coureur de jupons, un « traficoteur en tous genres ». Il ne possédait pas un seul livre : en un temps où les bibliothèques publiques n’existaient pas, sans mécène avéré, il semble impossible qu’il ait pu prendre connaissance des nombreuses sources auxquelles “son” œuvre a puisé…

Il y a en effet un abîme entre cet homme et le portrait-robot que l’on peut dresser de la personne à l’origine de l’œuvre shakespearienne : elle est polyglotte, extrêmement érudite, pratique l’alchimie, la fauconnerie, maîtrise parfaitement les us et coutumes de la grande aristocratie, se montre favorable à l’émancipation féminine, déteste la guerre, critique la soif de pouvoir et la tyrannie, etc. Notre William de Stratford-sur-Avon ne remplit aucune des cases : né dans un village, fils de gantier, il devient un acteur de second plan, et surtout un entrepreneur de spectacle habile à faire fortune, à une époque où le "show business" prend forme. Il est davantage occupé à faire des affaires plus ou moins véreuses et intenter des procès qu’à éduquer ses filles. Aucune trace concernant son éducation ou le soutien d’un mécène pour aider à son instruction ne nous est parvenue. Où aurait-il trouvé les nombreuses sources littéraire, philosophiques, politiques, ésotériques… qui ont servi à l’écriture de ces œuvres, et qui peuvent remplir huit  volumes entiers ?

En revanche, le profil de Mary Sidney correspond étonnamment : outre les éléments autobiographiques et sa formation intellectuelle, des coïncidences troublantes la relient au corpus shakespearien. Robin Patricia Williams a effectué un travail de recoupement remarquable. Informaticienne à la base, elle a croisé les sources et références shakespeariennes avec la vie de Mary Sidney et démontré que celle-ci avait eu accès à beaucoup d’entre elles, soit directement, soit via des proches, tels certains livres dédicacés ou restés manuscrits, accessibles uniquement dans son cercle. De mon côté, j’ai vérifié et poursuivi ce travail, notamment pour les liens avec la France ou dans le cadre de la Querelle des femmes, un débat de l’époque que je connais bien, et qui traverse l’œuvre shakespearienne.

En homme d’affaires avisé, l’acteur Shakespeare se serait contenté de refaire publier puis de publier des écrits ayant circulé sous l’anonymat, en précisant seulement qu’il y avait apporté des modifications. Il se serait donc présenté comme l’éditeur plutôt que comme l’auteur de ces textes ? Mais son auctorialité a-t-elle été questionnée de son vivant ?

Si Mary Sidney, ou un groupe dont elle ferait partie, a composé ces pièces, comment sont-elles parvenues à Shakespeare ? Ont-elles été jouées d’abord par la troupe de théâtre de la comtesse de Pembroke ?

Sur ces points, on ne peut malheureusement que conjecturer, en partant de ce que l’on sait des pratiques théâtrales et de cette entreprise du spectacle vivant qui sort de terre à l’époque. La majorité des pièces à l’époque sont anonymes, et c’est une pratique assez commune, notamment pour les acteurs, de s’approprier les pièces et de les publier sous leur nom, moyennent quelques modifications, corrections, ou réécriture de plateau. Le William de Stratford a pu être un courtier en pièces de théâtre, un intermédiaire entre la personne qui les a écrites et la troupe dont il était actionnaire, puis les éditeurs. L’a-t-on laissé faire, voire encouragé, afin de protéger l’anonymat de l’autrice ? A-t-il été engagé comme prête-nom pour permettre à ces pièces d’être jouées et lues par le plus grand nombre ? Les a-t-il retravaillées pour la scène publique ? On l’ignore, mais cela se raccorde à des pratiques de l’époque. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que les premières pièces shakespeariennes ont été jouées par les Hommes de Pembroke, la troupe appartenant à Mary Sidney et son époux, et que les acteurs étaient rémunérés par ses soins. Les premières éditions sont anonymes, puis font ensuite apparaître des mentions comme "nouvellement corrigée et augmentée par W. Shakespere" [sic]. Seulement ensuite apparaîtra la mention "par William Shake-speare", dans une orthographe qui ne correspond jamais à celle utilisée par l’acteur de Stratford, avec ou sans trait d’union selon les éditions (le recours à des traits d’union dans les pseudonymes pour faire des jeux de mots était en usage). Shake-Speare signifie littéralement "agiter ou brandir la lance". Or la lance était l'attribut de Minerva,  déesse de la sagesse et des arts, à laquelle fut souvent comparée Mary Sidney...

Les Stratfordiens aiment affirmer que cette mise en doute de l’identité littéraire du Barde n’aurait commencé qu’au XVIIIe, voire au XIXe siècle. C’est faux, les suspicions et remises en question s’expriment déjà à l’époque de Shakespeare, mais elles ne pouvaient s’afficher clairement. Démasquer un haut personnage, qui risquait beaucoup à être repéré comme la véritable personne à l’origine de ces œuvres, aurait pu coûter cher aux divulgateurs. Il faut bien avoir conscience que nous sommes alors dans une société de la censure, bien éloignée de nos modes de communication actuels. Tout le monde avance masqué : on s’exprime par messages cryptés, anagrammes, doubles sens, jeux de mots. Cela devient une forme littéraire en soi. Les sous-entendus à propos de Shakespeare relèvent de ces procédés, s’apparentant à un "secret de polichinelle". Quant aux hommages qui lui sont rendus, ils ne s’adressent jamais à la personne réelle, mais à la figure auctoriale que recouvre le nom Shakespeare.

Les pièces de Shakespeare ne furent-elles pas célèbres de son vivant ? ne fut-il pas reçu à la cour, anobli et le roi Jacques 1er ne devint-il pas le mécène des King’s men, la troupe qu'il dirigeait ou du moins dont il faisait partie ? Vous faites valoir dans votre livre que la majeure partie de ce qui a été écrit au sujet de Shakespeare ressortit à la pure spéculation. Ne craignez-vous pas que l’on vous rétorque que vous avez réduit sa surface à peau de chagrin, de telle sorte qu’il paraisse en effet tout à fait invraisemblable qu’il ait pu composer l’œuvre sur laquelle il a apposé son nom ?

À l’époque, Shakespeare n’était pas le "grand auteur" qu’il est aujourd’hui. Ben Jonson par exemple était plus réputé que lui : il sera même le premier à faire paraître son théâtre complet. On estime qu’environ 3 000 pièces ont été jouées durant la période shakespearienne, dont seulement 1 500 nous sont parvenues, 36 sont attribuées à Shakespeare, et 12 seulement ont été publiées de son vivant… Pour diverses raisons, fort bien expliquées par la journaliste Elizabeth Winkler dans  son ouvrage Shakespeare was a woman and other heresies, la bardolâtrie ne commencera que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et c’est à partir de là que va s’écrire la légende Shakespeare, telle qu’elle nous est encore transmise aujourd’hui.

Je ne réduis malheureusement rien à peau de chagrin : ce sont les biographes qui ont dilué et noyé dans des hypothèses et conjectures transformées en faits la biographie de cet homme qui, si l’on s’en tient aux sources, ne dépasse pas une page. Prenons pour exemple cette question de l’anoblissement : William Shak. de Stratford a été reçu à la Cour en tant qu’acteur de la troupe, au même titre que ses collègues, pour y jouer des pièces. Cela faisait partie de leur vie de saltimbanques au service du roi. Au départ, la troupe se nomme Lord Chamberlain’s Men, car elle est fondée sous la protection de ce lord chambellan en 1594. Il faut savoir que les acteurs, pour ne pas être associés à des voleurs et vagabonds, devaient s’organiser et se placer sous le patronage d’une personne haut placée. En 1595, William Shakespeare en fait partie et devient l’un des acteurs-actionnaires de cette troupe. Le lord en question meurt, son fils prend la suite, puis en 1603, Jacques 1er monte sur le trône, et la troupe passe sous sa protection, devenant les King’s Men. À aucun moment, Shakespeare n’est anobli par le roi pour service rendu à la littérature, ni même consacré en tant qu’auteur ! Il a juste renouvelé une demande d’armoirie faite puis abandonnée par son père vingt ans plus tôt. Elle lui fut accordée, mais un hérault déclara par la suite qu’elle le fut à tort, que le "joueur Shakespeare" en était indigne. Ces blasons étaient très recherchés à l’époque par des familles en quête d’ascension sociale. Le William de Stratford fit son possible pour en hériter de son père, sans qu’il y ait le moindre rapport avec sa prétendue activité littéraire.

 

"Je suis d’accord avec Shakespeare, mieux vaut se méfier des certitudes"

Que pensez-vous de l’argument consistant à accuser qui doute de l’auctorialité de Shakespeare et attribue cette œuvre à un·e aristocrate de ne pouvoir envisager qu’un simple roturier ait pu écrire cette œuvre géniale ?

 C’est un argument spécieux, qui consiste à ne prendre en compte qu’une partie du raisonnement. Un simple roturier (ou une simple roturière !) aurait pu écrire cette œuvre géniale. Je suis la première à évoquer la façon dont l’instruction, notamment celle des filles, était investie par les classes populaires pour permettre l’ascension sociale. D’ailleurs, les dramaturges Ben Jonson et Christophe Marlowe étaient respectivement fils d’un maître maçon et d’un cordonnier. Mais nous avons des traces de leur éducation, des bourses, des mécénats qu’ils ont obtenus pour accéder à l’université. Nous pouvons retracer leur parcours intellectuel, faire des liens avec leurs "maîtres à penser", et eux-mêmes ont remercié leurs tuteurs. Rien de tout cela dans le cas de William Shakespeare. Comment l’acquisition d’un tel savoir, de ces connaissances linguistiques, a-t-elle pu passer aussi inaperçue ? [1] Du reste, ces personnes qui accusent de "snobisme" les anti-stratfordiens se contredisent eux-mêmes en les considérant dans le même temps, au mieux, comme des "amateurs" » n’appartenant pas à leur cercle des "spécialistes" de Shakespeare, au pire, comme de naïfs conspirationnistes. Des personnalités comme Freud, Nabokov, Henry James, ou encore ces grands acteurs shakespeariens que sont Derek Jacobi et Mark Rylance, qui ont douté de l’identité littéraire de Shakespeare après avoir étudié ses œuvres de long en large, sont pourtant loin d’être des esprits crédules ! On devrait pouvoir au moins autoriser ce "doute" et les explorations qu’il suscite sans être accusé·e à tort de mépris de classe.

Comment s’explique que les universitaires admettent que la vie de Shakespeare nous demeure inconnue mais qu’ils (elles ?) persistent à juger inacceptable que l’on puisse questionner l’identité du plus admiré des écrivain·es anglais [2] ?

C’est un mystère ou plutôt un sujet d’étude en soi, sur le mécanisme de reproduction du savoir au sein des instances universitaires. Voilà 25 ans que je travaille sur les autrices du théâtre classique en France, et seulement deux ans que ce corpus d’œuvres commence à intéresser le corps universitaire français, qui, dans sa majorité, le considérait, au pire, avec dédain, au mieux, comme la production d’"autrices mineures". Heureusement, comme partout, il y a toujours une minorité d’esprit libres ou plus aventuriers qui tentent de sortir des sentiers battus pour explorer des terrains inconnus ou remettre en question des présupposés. C’est parmi ces personnes que, pour ma part, j’ai trouvé du soutien et pu poursuivre mon chemin intellectuel.

Après cette exploration de l’auctorialité de Shakespeare, quelle valeur accordez-vous à la recherche universitaire ? Quelle méthode recommandez-vous de suivre pour éviter de prendre des vessies pour des lanternes et quels conseils donneriez-vous à de jeunes chercheuses ?

Je suis d’accord avec Shakespeare, mieux vaut se méfier des certitudes… Les études shakespeariennes ont produit de grandes recherches, y compris chez les défenseurs de William Shakespeare. Ce qui est regrettable, c’est qu’elles s’interdisent d’autres pans de recherches passionnantes qu’ouvre la question de l’auctorialité. C’est tout sauf une question sans intérêt. En l’absence de preuves, les candidat·es sont nombreux (William de Stratford en est un comme un autre), et sont comme les facettes d’un kaléidoscope auctorial : des angles optiques qui éclairent chacun à sa façon l’œuvre shakespearienne. L’angle qu’offre Mary Sidney est particulièrement inédit et riche en nouvelles pistes de lecture. Elle réfléchit l’œuvre d'une autre lumière. Je conseillerais aux jeunes chercheuses de prendre tout ce que le savoir traditionnel a de bon à offrir, mais aussi d’ouvrir de nouvelles voies, de changer de perspectives, malgré les résistances. Affirmer quelque chose doit être un moyen pour déployer sa pensée, et non une fin en soi. L’autorité sur un sujet ne doit pas se muer en domination intellectuelle et en mépris.

 

Troublants parallèles

Vous établissez de nombreux parallèles entre la vie de Mary Sidney et l’œuvre de Shakespeare. Certaines pièces de Shakespeare, construites autour d’un couple gémellaire, et les sonnets dits de la procréation pourraient faire écho à la relation de Mary Sidney avec son frère, Philip Sidney, l’un des plus grands poètes et écrivains élisabéthains… Vous citez ce passage extrêmement intéressant de La nuit des rois :

“Je vois toujours mon frère vivant dans mon miroir ; traits pour traits, tel était le visage de mon frère ; il allait toujours dans ce costume : mêmes couleurs, mêmes ornements, car je l’imite en tout…”  (La nuit des rois, cité p. 59)

Mary n’aurait-elle fait le deuil de Philip qu’en poursuivant l’œuvre qu’ils avaient commencé à composer à quatre mains ?

Mary Sidney et son frère étaient extrêmement liés. Philip, de 7 ans son aîné, est mort à la guerre à l’âge de 32 ans. Ils s’étaient donné pour mission de créer de grandes œuvres en langue anglaise, capables de rivaliser avec les classiques grecs, latins et les best-sellers venus de France et d’Italie qui inondaient l’Europe. La "langue de Shakespeare" n’existait pas encore, et ce sont les Sidney qui en ont jeté les bases… À la mort de son frère, Mary a poursuivi seule, prenant la tête du plus grand cercle littéraire de l’histoire anglaise. Mais, au départ, il y a en effet ce couple quasi gémellaire, tel qu’on le retrouve dans les œuvres shakespeariennes, avec des allusions particulièrement troublantes dans La Nuit des rois. J’irais même plus loin : certaines pièces pourraient se lire comme la possibilité de recréer l’alchimie parfaite du féminin et du masculin à travers le couple qu’elle formait avec son frère, à mi-chemin entre la terre et le ciel. Le projet ésotérique est au cœur de l’œuvre shakespearienne : les pièces fonctionnent comme les creusets du processus alchimique, auquel Mary et Philipe furent initié·es, notamment auprès de John Dee, qui inspira le personnage de Prospéro dans La Tempête.

Outre sa relation avec son frère Philip, quels échos de la vie de Mary Sidney pourrait-on trouver dans le canon shakespearien ? 

 La vie de Mary Sidney est en étrange synchronicité avec l’agenda des pièces shakespeariennes. Ses relations avec son médecin et amant, ainsi qu’avec son fils aîné William Herbert trouvent des échos dans Tout est bien qui finit bien. La grotte de Cymbeline ressemble en tout point à celle qui était sous son château de Pembroke. Robin P. Williams a également croisé les personnages historiques des pièces shakespeariennes avec la généalogie de Mary Sidney, révélant qu’elles nous déploient sa lignée maternelle. Hamlet décrit les dernières innovations architecturales du château d’Elsinor au Danemark, où le médecin de Mary Sidney et l’époux de sa nièce séjournèrent. Et ce ne sont que quelques recoupements parmi de nombreux autres.

 

Du déshonneur d'être une autrice

Le premier recueil des œuvres auxquelles Shakespeare a lié son nom paraît après sa mort et il est étrangement dédié aux fils de Mary Sidney, dont rien n’atteste pourtant qu’il les ait jamais rencontrés ! Mary Sidney aurait elle-même, mais toujours anonymement, œuvré à cette publication, avancez-vous. La mort l’aurait interrompue et l’écrivain Ben Jonson, qui appartenait au cercle littéraire qu’elle et son frère avaient institué, en aurait quelques années plus tard repris l’édition.

Mary Sidney, épouse de Henry Herbert, comte de Pembroke, signa ses traductions de Pétrarque et des Psaumes ; d’une grande dextérité, elles furent remarquées ; elle devint également la première femme à publier la traduction d’une pièce de théâtre, Marc Antoine, du français Robert Garnier, pièce qui est d’ailleurs l’une des sources d’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, observez-vous. Mais elle ne put pas publier les élégies qu’elle composa à la mort de son frère bien-aimé. Pourquoi une femme, qui plus est une aristocrate proche du pouvoir, ne pouvait-elle signer les pièces de théâtre attribuées à Shakespeare ?

Pourquoi, même après la mort de Mary Sidney, aurait-il fallu continuer de taire qu’elle était l’autrice des écrits ayant paru sous le nom de Shakespeare ? Quel rôle son fils William Herbert aurait-il selon vous pu jouer à cet égard ?

À l’époque, même les actrices n’étaient pas les bienvenues sur la scène du théâtre professionnel. Mettre son nom sur une affiche ou sur la page de garde d’une pièce, éditée à l’époque dans de médiocres in-quarto, étaient inimaginable pour un aristocrate, et plus encore pour une femme de ce rang social. Une femme qui publiait était assimilée à une "femme publique". En affichant son nom, elle prostituait sa plume. En monnayant un livre, elle passait de main en main, nuisant gravement à sa réputation et celle de son clan. Deux siècles plus tard, Voltaire écrira encore : "Il me semble qu’une femme ne doit point sortir de sa sphère pour s’étaler en public, et hasarder une pièce médiocre… C’est le dernier des métiers pour un homme et le comble de l’avilissement pour une femme… ". La mort ne vient pas mettre un terme à cette question de la réputation, qui peut encore entacher celle des descendants. Ne pas oublier non plus que 20 ans après la mort de Mary Sidney, les théâtres seront fermés par les puritains, et il sera interdit d’écrire et de publier des pièces. C’est alors un art extrêmement sulfureux. Aucun membre de sa famille n’aurait pu se relever d’un tel scandale, et surtout pas ses deux fils, en très haute posture à la Cour. Il est donc probable qu’ils aient tout fait pour cacher et enterrer ce secret de famille, voire le "travestir"…

 

Sujet tabou au sein de l'université

En mai 2023, dans un article publié dans Slate, “Shakespeare was Shakespeare”, l’essayiste et historien des idées Isaac Butler balaie d’un claquement de langue l’hypothèse Mary Sidney : “one of the major female candidates, Mary Sidney, probably knew Shakespeare (the First Folio is dedicated to her sons), but there is zero evidence that she wrote the work published under his name”. Manifestement, il n’a pas pris la peine de lire Robin P. Williams…

L’argument d’Isaac Butler se retourne aisément : il n’y a pas plus de preuves que William Shakespeare de Stratford l’ait écrite… Les Stratfordiens partent du principe fallacieux qu’ils n’ont pas à "prouver" que ce William "Shakespere" a écrit cette œuvre, et qu’il leur suffit d’attaquer tous les autres candidats, même si les arguments en faveur de leur auctorialité sont bien plus vraisemblable. Cela se comprend : leur candidat arriverait dans le peloton de queue, donc ils préfèrent ne pas s’avancer sur ce terrain, et se faire les chantres d’une vérité scientifique, qui ne repose en réalité sur aucun fait attesté.  

Quel écho a pu avoir jusqu’ici l’ouvrage de Robin P. Williams ? Les cercles shakespeariens s’y sont-ils intéressés ? Ont-ils jugé nécessaire de reprendre l’enquête sur l’auctorialité de Shakespeare, dont la première mise en doute est, rappelez-vous, le fait d’une femme, Delia Bacon… qui fut déclarée folle ? La thèse que Robin P. Williams a soutenu en 2014 à l’université de Brunel, à Londres, a porté sur les lectures en public de Shakespeare et les pratiques éditoriales à son époque. Il demeure impossible de développer au sein de l’Université un travail de recherche développant avec rigueur et érudition l’hypothèse que Shakespeare serait un prête-nom ? d'autant plus si l'on explore la possibilité qu'une autrice se soit cachée derrière ce nom ? 

À ce jour, le sujet est encore tabou au sein de l’université. Le professeur William Leahy avait lancé un programme de recherche sur l’auctorialité shakespearienne à l’université de Brunel en 2021 et publié sur le sujet, mais après son départ, ce programme semble n’avoir pas été poursuivi. En revanche, la professeuse Ros Barber, qui enseigne au département d'anglais et d'écriture créative du Goldsmiths College de l'Université de Londres, est très active sur le sujet. Enfin, parmi les personnes informées de ce débat et se positionnant en faveur d’un·e autre candidat·e que l’homme de Stratford, la candidature de Mary Sidney est de mieux en mieux prise en considération. Du chemin a été parcouru depuis Delia Bacon : j’ose espérer qu’on n’enverra pas Robin P. Williams ou moi-même à l’asile…

En revanche, les attaques se sont déplacées ailleurs : la journaliste Elizabeth Winkler, qui avait fait paraître en 2019 un article dans The Atlantic posant la question de l’auctorialité féminine de Shakespeare, autour de la candidate Emilia Bassano, a été traitée de conspirationniste, et pire de négationniste (je viens moi-même de subir cela sur X). Remettre en question l’identité de Shakespeare, témoigne-t-elle, équivalait pour certains à nier l'Holocauste. Ces attaques furent si violentes, qu’elle a voulu comprendre ce phénomène et a publié cet essai très instructif Shakespeare was a Woman and Other heresies, analysant les mécanismes qui peuvent conduire à autant de virulence, de réactions irrationnelles et disproportionnées [3].

 

Qui ose affirmer détenir la vérité ?

Aristocrate versée dans l’art poétique tout autant que dans la chimie et l’alchimie, Mary Sidney pratiquait aussi la fauconnerie ou le bowling sur gazon. Avez-vous fait vous-même à votre tour des découvertes qui corroborent l’hypothèse explorée par Robin Patricia Williams ?

J’ai poursuivi les liens du cercle Sidney avec la France, autour des figures de Marguerite de Valois et Marie de Gournay. Mes lectures des pièces de Shakespeare au prisme de la Querelle des femmes et ce que je connais de l’écriture des autrices du théâtre classique m’ont également permis de développer des analyses corroborant une écriture féminine et ancrant l’œuvre shakespearienne dans ce débat majeur, à l’époque, autour de l’égalité entre les sexes. J’ai également suivi la piste de l’alchimie et de l’ésotérisme, qui sont aussi, me semble-t-il, un maillon de l’écriture shakespearienne, une sorte de sous-script. J’y lis de plus en plus un féminisme chrétien, qui se relie avec des textes d’autrices de l’époque.  Enfin, j’ai beaucoup vérifié et poursuivi des recoupements avec les sources. Robin P. Williams nous y invite à la fin de son essai. Elle a créé la Mary Sidney Society pour permettre le développement des recherches, et une revue, The Cygnet.

Robin P. Williams a-t-elle d’autres disciples que vous ?

Je ne me sens pas une "disciple" . Du reste, la thèse concernant Mary Sidney circulait déjà dans les années 1930, sous la plume de l’universitaire Gilbert Slater.  Ce qui me séduit dans l’approche de Robin P. Williams, c’est justement cette invitation à déployer les recherches et les hypothèses avec méthode et sérieux, mais sans jamais chercher à affirmer et transmettre une vérité. Elle dépose ses hypothèses et ses trouvailles, les argumente et les source, puis propose à chacun et chacune de se positionner vis-à-vis de la question, d’être auteur ou autrice de sa/son propre "Shakespeare". J’ai souhaité dans mon livre conserver cette façon de transmettre : nous sommes imbibé·es de Shakespeare depuis notre jeunesse, à travers l’éducation, et surtout via la culture populaire. Il est important que chacun·e puisse se réapproprier la figure "Shakespeare", avoir accès à cette question de l’identité littéraire, déduire ses propres conclusions, sans laisser une doxa universitaire, qui sur cette question n’a pas fait ses preuves, décider à sa place et dénigrer tout point de vue alternatif. Elizabeth Winkler a déclaré : “J’en suis venue à considérer la question de l’identité littéraire de Shakespeare comme une sorte de métaphore du problème de l’Histoire – de la manière dont nous savons ce que nous pensons savoir du passé. C'est aussi une métaphore du problème de l'autorité : qui a le pouvoir de déterminer la vérité sur le passé.” Je partage ce point de vue. Shakespeare nous tend un miroir, qui nous emmène plus loin encore que la simple question auctoriale, afin de penser plus largement notre rapport au savoir, à la connaissance et au doute.

 

En 2023, le New York Times s’est intéressé à votre conférence-spectacle sur la possible auctorialité de Mary Sidney, aristocrate versée dans l’art poétique tout autant que dans la chimie et l’alchimie et qui pratiquait la fauconnerie ou le bowling sur gazon. Et contrairement à Robin P. Williams, mais comme Elisabeth Winkler, vous êtes publiée par une maison d’édition. À votre avis, quelles sont les raisons pour lesquelles l’hypothèse d’une géniale autrice à la Renaissance a malgré tout gagné en crédibilité entre 2006 et aujourd’hui ?

Il y a eu de grandes avancées dans la remise en lumière du matrimoine en quinze ans, au point que ces recherches menées de façon souvent isolée et confidentielle dans les années 1990 et 2000 ont fini par éclore au sein même de l’université, auprès du grand public et via des médias mainstream. Ce nouveau moyen de transmission du savoir qu’est Internet a beaucoup joué, en permettant de contourner les structures du savoir qui restaient fermées à l’histoire des femmes et du genre. Sans cet outil, j’aurais mis beaucoup plus de temps pour légitimer mes proches recherches sur le mot "autrice" et les autrices du théâtre classique, et accéder à la recherche de Robin P. Williams. Au moment où j’ai commencé mes travaux, à la fin des années 1990, Robin P. Williams entamait les siens sur Mary Sidney. Et le point de rencontre s’est fait en 2013, via un article en ligne de la revue féministe américaine, MS Magazine, qui me fit prendre connaissance de son ouvrage. Il aura néanmoins fallu 10 ans, une conférence-spectacle et une maison d’édition féministe française, Talents Hauts, pour que Mary Sidney alias Shakespeare soit publié en France. C’est à la fois long… et court, vu d’où l’on vient. Mais il est vrai que nous arrivons depuis deux ans à cette étape où les supports plus traditionnels de la transmission (nés de l’imprimerie !) s’ouvrent à cette question. Mary Sidney joua un rôle important, en son temps, dans cette bascule du passage de la culture du manuscrit à celle de l’imprimé, qui fut au cœur de la fabrique de l’écrivain de théâtre. Aujourd’hui, le débat autour de son auctorialité est rendu possible à un autre point de passage et de va-et-vient, celui entre l’imprimé et le numérique.

 

Une auctorialité collective ?

Robin P. Williams n’est pas la première à avoir pensé que Mary Sidney ait pu prendre une part active à l’œuvre shakespearienne. Comme vous l'avez rappelé, en 1931, Gilbert Slater l’a en effet incluse dans le groupe des sept écrivain·es qu’il estimait s’être dissimulé·es sous le masque de l’acteur stratfordien (Francis Bacon, Edward de Vere, Sir Walter Raleigh, William Stanley, Christopher Marlowe, Mary Sidney et Roger Manners).

L’hypothèse d’un collectif d’auteurs et autrices n’est pas absurde. L’œuvre shakespearienne comporte une dimension polyphonique, des tensions apparentes [4] qui pourraient s’expliquer par une pluralité d’auteurs et d’autrices.

A 25 ans, Philippe Sidney tombe sur le champ de bataille. Il était l’un des plus grands écrivains élisabéthains et Mary collaborait avec lui. Laissée seule à la tête du cercle de Wilton house, l’académie de lettré·es qu’ils avaient fondée, elle poursuivit leur œuvre et "recréa à l’anglaise un modèle de matronage par l’aristocratie féminine qui fleurissait en France et en Italie", selon le spécialiste de son œuvre, Gary F. Waller, que vous citez ; elle a donc pu écrire avec les lettré·es dont elle était proche le “canon shakespearien” (les œuvres dont on ne doute pas qu’elles soient de “Shakespeare”).

Robin P. Williams prend-elle en considération l’idée d’une pluralité auctoriale ? Et vous-même, que pensez-vous de l’hypothèse d’un collectif dont Mary Sidney aurait été la cheffe d’orchestre, et peut-être aussi la pianiste ou le premier violon ?

Robin P. Williams considère moins l’hypothèse du collectif, mais décrit l’importance du cercle littéraire que met en place Mary Sidney dans sa demeure à Wilton House et dont elle est la cheffe de file. Gilbert Slater, quant à lui, défend l’écriture collaborative, tout comme le fit Delia Bacon, et accorde là encore une place importante à Mary Sidney. Pour ma part, je suis assez tentée en effet par une constellation d’auteurs et autrices, dont elle aurait été l’étoile alpha. J’en suis notamment convaincue pour le recueil des sonnets. Concernant les pièces, j’y lis cependant un schéma narratif très cohérent, y compris entre des pièces apparemment très différentes, relevant de registres variés. Il est probable qu’il y ait eu de l’écriture à plusieurs mains, "de plateau" et/ou "de salon", notamment dans les dialogues, mais en suivant une ligne dramaturgique assez constante. Si l’on veut trouver une équivalence aujourd’hui, on pourrait sans doute la chercher du côté de l’écriture scénaristique, notamment au sein des studios de série.

 

Shakespeare, un·e féministe ?

Parmi les raisons qui donnent à penser que l’acteur Shakespeare n’était pas l’auteur de l’œuvre qu’il s’est attribuée, en faisant notamment republier sous son nom des pièces qui avaient jusque-là paru anonymement, il y en a une que je trouve tout particulièrement convaincante : l’incompatibilité entre la dimension féministe de cette œuvre, d’une part, et, de l’autre, l’absence complète d’instruction donnée par le Stratfordien à ses filles et à sa petite-fille, aucune d’entre elles n’ayant même appris à lire !

Les personnages féminins créés ou recréés par Shakespeare sont dotés d’une épaisseur et d’un relief que l’on ne trouve pas chez les autres auteurs de la Renaissance anglaise, faites-vous valoir. Dans ses pièces, les femmes savent lire, elles sont intelligentes, décidées plutôt que timorées… Quels sont les personnages féminins qui sont selon vous les plus intéressants ?

Les spécialistes de Shakespeare, y compris dans les rangs des Stratfordiens, reconnaissent l’étonnante liberté d’action et de pensée des personnages féminins. Mais, traditionnellement, on s’arrête surtout aux figures masculines (Hamlet, Roméo en tête de podium), sans vraiment prendre en compte la violence négative voire toxique qui s’en dégage, et on passe à côté de la complexité des personnages féminins et de leur force de rébellion. Cette dimension féministe explique sans doute l’importance, très tôt, du lectorat féminin de Shakespeare, qui devait y retrouver ses marques… Le premier essai critique de l’œuvre shakespearienne date de 1664 : il est signé par une femme, Margaret Cavendish, elle-même autrice de théâtre. Elle écrit à propos de l’auteur : "On pourrait penser qu’il a été métamorphosé d’homme en femme". Virginia Woolf évoquera également "l’esprit androgyne" de Shakespeare. Pour ma part, j’y retrouve des thèmes, des rapports femmes-hommes, des actions féminines assez typiques des autrices de théâtre du XVIIe siècle sur lesquelles je travaille. Une façon aussi d’interroger les excès de l’autorité masculine et la violence qui en découle. De fait, tous les personnages shakespeariens m’intéressent, tant leurs parcours répondent aux défis existentiels de l’humanité. Concernant les personnages féminins, je trouve, au cœur du théâtre classique, le cynisme de la brillante et spirituelle Béatrice dans Beaucoup de bruit pour rien très libérateur. Libre, indépendante, elle pose sur la scène élisabéthaine la question de l’égalité au sein du couple. Tout un chapitre de mon livre est ainsi consacré à ces femmes intelligentes, solidaires, globe-trotteuses, entrepreneuses, etc., qui défient les normes féminines de leur temps. La complexité de Cléopâtre dans Antoine et Cléopâtre est également d’une modernité fascinante. Enfin, le destin de Desdémone, victime de féminicide, après s’être rebellée contre un père raciste, pour vivre en couple mixte avec Othello, lui-même cible d’un masculiniste blanc, confronté de son côté au mépris de classe, nous décline déjà, dans une dramaturgie vertigineuse, ce que nous appelons aujourd’hui l’intersectionnalité.

 

La multiplicité de points de vue sur les femmes (et les hommes) dans l’œuvre de Shakespeare, ce qui relève en elle de la « querelle des femmes » et d’une dimension féministe, ont-ils été souvent relevés et étudiés avant que Robin Patricia Williams (?) et vous vous y soyez intéressées ? En quoi cette œuvre relève-t-elle d’un female gaze ?

Beaucoup de chercheuses en études de genre aujourd’hui pointent le féminisme (ou le "proto-féminisme") de Shakespeare. Robin P. Williams liste ainsi toutes les caractéristiques émancipatrices ou subversives de ces personnages féminins. Longtemps, les universitaires l’ont justifié en expliquant que c’était dû au fait qu’ils étaient joués par des acteurs travestis, mais on ne trouve pas une telle liberté de traitement chez les autres dramaturges de l’époque. Il s’agit bien d’une spécificité shakespearienne. En outre, plus encore que cette valeur émancipatrice des personnages féminins, ce qui me saute désormais aux yeux, c’est à quel point la "Querelle des femmes" parcourt toute l’œuvre : Shakespeare, dans ses tragédies comme dans ses comédies, met en scène ce long débat intellectuel opposant détracteur·rices et défenseur·euses de l’égalité des sexes, en prenant manifestement fait et cause pour les femmes. Consentement, héritage, autorité parentale, pouvoir, mariage, couple, origine du mal… tout est traversé par cette question. Pourtant, au fil des éditions critiques, jusqu’à présent, je n’ai rien lu à ce sujet, comme si c’était anecdotique. La Querelle des femmes est pourtant un axe majeur de la dramaturgie shakespearienne. Le fait de pouvoir envisager une autrice derrière le masque Shakespeare a libéré mon regard : le female gaze de l’œuvre a pu opérer, car il devenait envisageable.
 

Pensez-vous que Le Dressage de la rebelle ait été composé par la même personne que celle à laquelle nous devons Le conte d’hiver, Othello, Beaucoup de bruit pour rien… ? Vous semble-t-il possible de voir dans cette pièce une mise à nu de la domination masculine et du gaslighting ? Y en a-t-il des lectures féministes ?

Le Dressage de la rebelle (longtemps traduit à tort par La Mégère apprivoisée), pour un public contemporain, semble en effet plus problématique, car son héroïne Catharina s’apparente à une version "dressée" de Béatrice, dont elle partage l’esprit libre, indépendant et rebelle. Mais cela nécessite de remettre en contexte cette pièce. Les lectures féministes, de plus en plus nombreuses, y voient la mise en scène du "gasligthing". Taming est le terme employé pour le dressage des faucons : la pièce décrit les méthodes de manipulation et de contrainte utilisées par un homme rustre pour soumettre une femme qui aspire à rester libre. Il faut aussi avoir conscience que cette pièce est inspirée de sources textuelles beaucoup plus sadiques à l’égard de la femme, dans un contexte culturel où l’épouse battue était quasiment une norme : or, nous avons affaire ici à un homme qui "dresse" sa femme sans violence physique. Un public adepte des mises en scène sadiques de la violence domestique a dû se sentir frustré… Si la pièce n’est pas franchement  "#metoo-compatible" pour nous aujourd’hui, elle a le mérite d’avoir considérablement transformé, voire renversé la matière des satires misogynes et misogames qui fleurissaient à l’époque. De plus, si la rebelle est (en apparence) dressée, sa sœur, faussement soumise au début de la pièce, fait bien, à la fin, ce qu’elle veut, avec qui elle veut. J’y lis une envie manifeste de mettre en jeu les stratégies de fausse soumission à l’ordre patriarcal et marital, qui permettent aux femmes de garder le pouvoir et de conserver leur libre-arbitre en situation d’oppression. D’ailleurs, tout le propos de l’avant-pièce donne cette clé de l’histoire, dans une mise en abîme qui en dit long : la pièce est en fait jouée devant un chaudronnier ivrogne et dupé, à qui l’on fait croire qu’il est un riche seigneur marié à une lady faussement obéissante, qui n’est autre qu’un page travesti. Il assiste à la représentation de cette histoire soi-disant prescrite par des médecins pour le guérir de sa mélancolie… Les derniers mots de la pièce reviennent au beau-frère de Catharina, qui trouve "étonnant qu’elle se soit laissé ainsi apprivoiser". N’était-ce qu’une feinte ? ou une fiction enchâssée dans une autre, pour s’amuser d’un pauvre ivrogne qui, plongé dans les vapeurs de l’alcool, se prend pour un roi ? D’ailleurs, continuons de filer la métaphore, et si William Shakespeare avait lui aussi fini par croire être le véritable auteur de la pièce ?!
 

Plusieurs des pièces de “Shakespeare” mettent sur le devant de la scène des couples fille-père qui sont le plus souvent dysfonctionnels (Ophélie-Polonius, Desdémone-Brabantio, Juliette-Capulet, Catharina-Battista (Le Dressage de la rebelle), Le Songe d’une nuit d’été, La Tempête (heureuse exception, mais la fille ne peut faire d’autre choix amoureux que celui que son père a orchestré), Le roi Lear…). Quelle lecture féministe pouvons-nous faire de ces relations père-fille(s) ou fille(s)-père ?  

La rébellion des filles face à l’autorité paternelle est un motif récurrent dans l’œuvre shakespearienne. On ne retient que le caractère romantique de Juliette et Desdémone, en jeunes filles éperdues d’amour pour leur prince charmant, mais ce sont avant tout de très jeunes femmes qui défient des pères tout-puissants pour épouser l’homme de leur choix. À travers le père, c’est la loi patriarcale qui est ainsi défiée, celle qui sous-tend la domination masculine dans la société. Le cas du Roi Lear est particulièrement intéressant, car on y aborde la question du patrimoine. On fait généralement passer Cordelia pour une fille vertueuse entièrement dévouée à son père, qui a fauté d’avoir été trop sincère. J’entends pour ma part un discours plus complexe : celui d’une fille qui déclare disposer de la moitié de son cœur et de ses biens. Dans le système patriarcal de Lear, une fille équivaut à une dot, et donc à un bout de terre. Cordelia, la seule des sœurs à ne pas encore être mariée, et qui est courtisée par deux hommes, vient s’interposer et y inscrire son libre arbitre. Elle refuse de devenir une propriété, ne tolère pas que l’affection soit monnayable et que le mariage soit ainsi réduit à une transaction. Lear n’est pas tant sénile que cela, ni simplement furieux de ne pas entendre le fameux "my heart belongs to daddy"… : sa colère est en effet justifiée dans une logique patriarcale. Cordelia tente de déjouer les règles à la fois d’un jeu paternel particulièrement humiliant pour les trois sœurs, mais également d’une économie patriarcale. Encore célibataire, elle est la seule à pouvoir poser des limites à ce marché d’alliance, où les filles ne sont qu’un moyen de transférer les biens du père aux gendres. Lear veut comme héritiers les fils qu’il n’a pas eus, et a déjà fait son marché : il a partagé son royaume en trois bouts de gâteaux, destinés aux trois époux de ses filles. Dès lors que sa fille déclare disposer de la moitié d’elle-même et pouvoir l’offrir à un autre homme, il la déshérite, car le partage des terres et des femmes doit se faire entre hommes. Sa réaction est terrible, mais cohérente, surtout si, selon la traduction choisie, on entend que Cordelia refuse tout simplement de se marier pour lui rester fidèle, contrairement à ses sœurs. Or, pas de mariage, pas d’héritage, car, pour une fille, il ne peut être que dot. Lear, au début de la pièce, n’attend pas de l’amour de la part de ses filles, il n’exige que de la soumission. Plus qu’une réflexion sur la vieillesse et le pouvoir, cette perspective ouvre sur une remise en cause plus politique d’un système patriarcal reposant sur ce "patrimoine", qui a déjà englouti, en ce début d’époque moderne, le matrimoine. Au cœur de ce pouvoir économique patrimonial, Lear ne trouve plus le chemin du cœur, devient aveugle aux siens et un déraciné errant sur ses propres terres.
 

Vous citez Mme de Staël qui en 1802 affirme : "La recherche de la vérité est la plus noble des occupations, et sa publication, un devoir". Est-ce votre devise ?

Je pense que cette devise aurait pu être celle de Mary Sidney. Elle a été très impliquée dans le passage d’une culture du manuscrit à celle de l’imprimé, en éditant notamment les œuvres de son frère après sa mort. Germaine de Staël se montre en cela sa digne héritière. Pour ma part, je le vis moins comme un devoir que comme une nécessité.

 

 

NOTES

1. (Notes de S. Duverger)

Polyglotte et brillante traductrice, Mary Sidney fut en outre fondatrice, avec son frère le poète Philip Sidney, d’une académie qui, s’inspirant de celle de Marguerite de Valois (évoquée dans Peines d’amour perdues de "Shakespeare") était destinée à donner à la littérature anglaise ses lettres de noblesse ; elle est aussi l'inventrice d’une quarantaine de néologismes (qui figurent tous dans les écrits shakespeariens). Éléments tirés de Mary Sidney alias Shakespeare.

2. Voir la note 3 de l’article de Wikipédia consacré en français à “La paternité des œuvres de William Shakespeare”

3. Pareille mise en doute, observait The Guardian en juin 2023, passe pour le plus grave des blasphèmes dont on puisse se rendre coupable à l’encontre de la culture britannique. En 2023 la critique littéraire Elizabeth Winkler a fait paraître Shakespeare Was a Woman and Other Heresies. Elle y interroge des spécialistes de Shakespeare et explore les raisons pour lesquelles soulever la question de son auctorialité est tenue pour sacrilège ; elle cherche également qui pourrait se cacher derrière ce qu’elle aussi estime être un prête-nom. L’œuvre parue sous ce nom, souligne-t-elle, comme Aurore Évain, comporte pléthore d’identités masquées et déguisées et montre que les choses ne sont que rarement ce qu’elles paraissent être. En 2019, dans un article paru dans The Atlantic, elle avait fait l’hypothèse de la participation d’Emilia Bassano Lanier à la rédaction de certaines des pièces de Shakespeare, et fut violemment dénigrée. On l’a accusée de n’avoir pas pris connaissance des recherches universitaires menées sur le sujet. “Il est obscène de suggérer que le dieu de la littérature anglaise puisse être un faux dieu” observait-t-elle dans The Guardian l’été dernier. L’hypothèse que le génie élisabéthain ait été une femme suscite désormais du moins des réactions…

4.  Par exemple, entre Le dressage de la rebelle et Beaucoup de bruit pour rien ; elle allie les contraires, les dimensions spirituelle et existentielle, les questions politiques sont contrebalancées par une propension aux jeux de mots et allusions obscènes…

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