Un certain nombre de personnes ont des réserves sur le rôle que Wikileaks et Julian Assange aurait joué dans les élections présidentielles américaines de 2016. La publication par Wikileaks d’emails de la candidate démocrate Hillary Clinton aurait joué un rôle important, sinon décisif, dans la défaite d’Hillary Clinton et le succès de Donald Trump. En outre, la Russie aurait joué un rôle dans tout cela, des enquêtes ont été menées sur l’ingérence présumée de la Russie dans ces élections. Hillary Clinton elle-même et ses équipes de campagne et collaborateurs ont bâti tout un récit pour imputer leur défaite à cette ingérence et aussi en partie aux révélations de Wikileaks, associant parfois les deux, puisque une partie des emails auraient été obtenus par un piratage des ordinateurs du parti Démocrate ( DNC = Democratic National Commitee) soit disant par des hackers russes. Une partie importante de la presse, notamment marquée démocrate, a alimenté abondamment ce récit ( ou a été elle-même abondamment alimentée par l’équipe de la campagne Clinton).
Cette perception continue malheureusement aujourd’hui à régner dans des milieux européens, de gauche comme du centre ou de droite, ce qui entraîne chez eux des réticences dans l’expression d’un soutien à Julian Assange. C’est d’autant plus regrettable que rien de tout cela n’était présent dans le procès en extradition d’Assange tenu à Londres à la demande des Etats-Unis. Ce dossier n’est absolument pas inclus dans la demande d’extradition des États-Unis contre Assange. Aucune poursuite ne peut être engagée à cet égard.
Enormément de confusion , d’ignorance, de méconnaissance du dossier ou carrément de mauvaise foi sont ici à l’œuvre, et hélas parfois de la part de personne qui devraient pourtant être bien informées.
Ce qui suit doit servir de mise au point. Un texte avait déjà été écrit en 2020. Il est aujourd’hui confirmé par des développements supplémentaires intervenus aux USA depuis cette date.
RESUME
- Beaucoup de gens confondent deux affaires : celle de l’affaire de la messagerie privée d’Hillary Clinton, et celles des emails du parti démocrate.
- Wikileaks n’est pas à la base de l’affaire des emails de la messagerie privée d’Hillary Clinton. C’est un scandale dont elle est entièrement responsable et qui lui a valu une longue enquête du FBI et du congrès. Ces emails ont été officiellement publiés, repris par de nombreux médias et mis en ligne notamment par Wikileaks.
- Wikileaks a diffusé, l’été et l’automne 2016, des emails du parti démocrate et de la campagne d’Hillary Clinton. Ils ont été piratés sur les serveurs du parti démocrate, publiés d’abord sur un site en Roumanie, et transmis à Wikileaks. La source du piratage reste indéterminée, malgré de longues enquêtes du FBI et d’un procureur spécial qui citent des hackers russes proches du pouvoir.
- la première affaire, de la messagerie privée de Clinton, a sans doute affecté plus durablement et fortement la campagne de Clinton et sa réputation
DEVELOPPEMENTS
1. les révélations sur les emails d’Hillary Clinton.
Il y deux grandes affaires relatives aux emails d’Hillary Clinton, dont la diffusion publique par Wikileaks aurait pénalisé la candidate démocrate aux élections présidentielles de novembre 2016. Mais il y a une grande confusion à ce sujet. Beaucoup de gens confondent l’affaire des courriels privés d’Hillary Clinton avec les révélations de WikiLeaks
1.1 L’affaire des courriels privés de Clinton est probablement ce qui a coûté le plus cher à la candidate démocrate et Wikileaks n’a rien à voir avec ça. On trouvera un excellent résumé de cette affaire ici ou dans le document annexé.
Hillary Clinton a utilisé son courrier électronique privé pendant des années lorsqu’elle était secrétaire d’État. La même adresse mail était utilisée pour son rôle de secrétaire d’État, et à des fins privées, pour la Fondation Clinton, pour ses affaires privées ou familiales, en violation des règles dictées par le gouvernement, et malgré plusieurs avertissements.
Et lorsque le Congrès et le FBI ont ouvert une enquête en 2014, et que le FBI lui a demandé une copie de son serveur privé, Clinton les a fait lanterner par diverses manœuvres d’obstruction. Il lui a fallu beaucoup de temps pour fournir cette copie, qu’elle a purgée de 30 000 courriels qu’elle prétendait être « privés » et effacés ou jetés.
Cette saga a duré plusieurs années. En juillet 2016 ( à quelques mois des élections donc, et juste avant la convention démocrate de désignation de la candidate), le FBI a conclu que, s’il y avait eu de graves manquements d’Hillary Clinton, il n’était pas opportun cependant de la poursuivre.
Mais voilà qu’à dix jours du scrutin présidentiel, James Comey, le directeur du FBI, annonce le 28 octobre 2016 que l’agence a réussi à mettre la main sur une série d’emails « effacés » et qu’il rouvre et relance cette enquête . Fureur du clan Clinton, tandis que Donald Trump se frotte les mains. Depuis des mois déjà, il pointait le refus de Clinton de communiquer l’entièreté de ses emails , et la traitait de corrompue dans chacun de ses meetings.
Et comble de l’affaire, une semaine plus tard, le 6 novembre, à deux jours de l’élection, le directeur du FBI Comey annonce qu’il re-clôt à nouveau l’enquête ! Entretemps, le mal était fait. Clinton a donc offert un bâton à Trump pour la battre parce que le candidat républicain l’a ouvertement accusée de cacher des choses. [1]Et le FBI a curieusement interféré dans l’affaire.
WIKILEAKS n’a rien à voir avec cette saga.
Simplement, au printemps 2016, comme de nombreux autres médias, Wikileaks a utilisé la procédure du Freedom of Information Act (FOIA = loi sur l’obligation pour l’Etat ou le Congrès de communiquer des documents ) pour obtenir communication de ces emails.
Une partie de ces mails étaient déjà mis en ligne sur le site du département d’Etat.
Ensuite Wikileaks les a tous mis en ligne de façon très ordonnée le 16 mars 2016 et a créé un moteur de recherche permettant de naviguer plus facilement dans ces emails.
Voir https://wikileaks.org/clinton-emails/
1.2. Les autres emails dont il sera question ne doivent pas être donc confondus avec les premiers. Il s’agit d’emails piratés du parti démocrate ( et son comité directeur, le DNC), que Wikileaks a reçus d’une source inconnue et a diffusé par phases. Il y a eu deux grandes vagues, l’une en juillet 2016, l’autre en octobre-novembre. Une partie de ces emails avaient d’abord été publiés en avril sur un site créé en Roumanie, Dcleaks.
Le piratage aurait été effectué par des hackers russes, liés au pouvoir. Mais malgré de nombreuses enquêtes, cela reste incertain. Le rapport du procureur spécial Mueller et celui du Comité du renseignement du Sénat américain ont enquêté sur l’ingérence présumée de la Russie dans les élections de 2016. Dans ce contexte, Assange aurait été en contact avec des personnes de la campagne Trump ou des proches de Trump.
Certains commentaires sur ces allégations sont nécessaires
- L’enquête du procureur Mueller sur cette affaire reste viciée à plusieurs égards. Il identifie les auteurs du piratage comme étant très probablement des services russes, mais ne fournit aucune preuve à cet égard. Il est basé sur le rapport d’une société privée (« Crowdstrike ») qui a été recrutée par le Parti démocrate, mais le président de cette société a déclaré devant la commission ad hoc du Sénat qu’il ne savait pas qui avait piraté et qu’il n’avait aucune preuve à cet égard. Il convient également de rappeler que ni Mueller ni le Comité judiciaire du Sénat n’ont jamais interrogé Assange. Pourtant, Assange était prêt à témoigner (sans citer ses sources).
- le rapport du Procureur Mueller conclut qu’une collusion entre l’équipe de Trump et la Russie , pour dévaloriser Clinton et soutenir Trump, n’est pas prouvée. Des ingérences d’origine russe sur les réseaux sociaux sont cependant établies. A noter que c’est fréquent, à toute époque et niveaux.
- Depuis lors, une enquête de l’inspection générale du Ministère de la Justice sur l’enquête du FBI a été réalisée. Elle comporte de nombreuses critiques.
- Le fait que Wikileaks ait reçu et publié les emails DNC ne suggère en aucun cas une participation au piratage du Parti démocrate. Personne ne l’affirme d’ailleurs, sauf que le comité du parti a tenté de le faire croire.
- La seule décision judiciaire dans cette affaire a blanchi Assange et Wikileaks [2]. Le juge de New York a rejeté les allégations du Parti démocrate contre eux. Wikileaks n’a pas participé au piratage des ordinateurs du parti. Et il est légal et légitime, en tant qu’organe de presse, de publier les informations qu’il a reçues, même si elles sont le résultat d’un piratage. (D’autres médias les ont également publiés).
- Assange a eu des contacts avec des gens dans l’environnement de Trump comme il l’a fait avec beaucoup d’autres de tous les côtés. Certains médias ont même inventé des rencontres fictives avec des personnes transmettant des informations qui pourraient provenir des Russes. En juillet 2016, il avait annoncé publiquement un calendrier pour la diffusion de ses informations, avant que les proches (douteux) de Trump ne « s’approprient » cette annonce et prétendent avoir des informations privilégiées à cet égard (les intermédiaires et les déclarations de seconde et troisième main sont incroyablement nombreux dans cette affaire cas). Il n’y a aucune raison de soupçonner Wikileaks d’une conspiration.
- Il y a également eu des allégations selon lesquelles l’une des vagues de révélations de WL a été faite volontairement le jour même où le scandale des déclarations de Trump sur son image de la femme a éclaté, et ce pour faire oublier ce scandale. C’est faux, comme l’a montré la journaliste Stefania Maurizi de la Repubblica. [3]
- Les gens ne parlent pas beaucoup du contenu de ces e-mails. Ils ne semblent pas aussi explosifs qu’ils en ont l’air. Beaucoup des faits embarrassants qui pouvaient en découler pour Clinton étaient généralement déjà couverts par la presse américaine. Néammoins ils ont confirmé des soupçons qui régnaient : le comité directeur du parti démocrate ne voulait pas de Sanders comme candidat et a outrageusement favorisé Clinton. Et cela malgré que Sanders avait, selon plusieurs sondages, plus de chances de l’emporter face à Trump que Clinton. Si les révélations de juillet 2016 n’ont cependant pas pu renverser le vote à la convention du parti démocrate, elles ont cependant forcé la direction du parti démocrate à démissionner en août 2016.
- On rappellera que tous les emails sont authentiques, aucun faux ne s’y est glissé.
- Plusieurs responsables d’autres médias ont déclaré que s’ils avaient, eux, reçu ces mails, ils en auraient aussi parlé. Comment apprécier les publications ? Si vous les faites, on vous accuse d’interférer dans la campagne électorale. Si vous ne le faites pas, ou si vous le faites plus tard, après l’élection, on peut aussi vous reprocher de ne pas l’avoir fait, de n’avoir pas informé le public, les électeurs, d’éléments importants et utiles sur les candidats, surtout dans le cadre d’une élection.
2. Influence de ces révélations sur le résultat des élections
- Pour rappel, c’est le système électoral américaine qui a permis à Trump de gagner l’élection, puisque Hillary Clinton avait trois millions de voix d’avance sur Trump. Elle a perdu dans certains états clés essentiellement parceque les démocrates n’y ont pas tenu leurs promesses économiques et sociales. Plusieurs observateurs avaient d’ailleurs pronostiqué la victoire de Trump bien avant les révélations de Wikileaks de l’été et l’automne 2016
- Il est évidemment probable que les scandales autour des emails de Clinton ne lui aient pas fait du bien. Mais beaucoup d’analyses pointent surtout le scandale de la messagerie privée de Clinton (première catégorie d’emails) , qui s’est étalé sur plusieurs années, et les contradictions, contrevérités l’inconscience et la désinvolture de Clinton qui ont affecté plus durablement et profondément son image de Clinton. C’est d’ailleurs surtout sur ce scandale que Trump s’est acharné, la qualifiant en permanence de corrompue.
3. Il y a un autre aspect à ce qui était appellé le « Russiagate ».
C’est tout le travail d’une éventuelle ingérence russe sur les réseaux sociaux, notamment via un organisme russe appellée Internet Research Agency ou IRA. Active sur les réseaux sociaux ,avec de faux comptes et des publicités . Voir cet article : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/06/05/ingerence-russe-dans-l-election-americaine-les-publicites-facebook-decortiquees_5309838_4408996.html
Et le camp Trump a lui aussi abondamment utilisé les manipulations des réseaux sociaux, notamment grâce aux informations de Facebook sur les profils de 50 millions d’utilisateurs...
Wikileaks n’a strictement rien à voir avec cela
4. Le Russiagate et la construction médiatique des raisons de la défaite de Clinton.
Hillary Clinton elle-même et ses équipes de campagne et collaborateurs ont bâti tout un récit pour imputer leur défaite au soi-disant Russiagate à cette ingérence et aussi en partie aux révélations de Wikileaks, associant parfois les deux, puisque une partie des emails auraient été obtenus par un piratage des ordinateurs du parti Démocrate ( DNC = Democratic National Commitee) soit disant par des hackers russes. Une partie importante de la presse, notamment marquée démocrate, a alimenté abondamment ce récit ( ou a été elle-même abondamment alimentée par l’équipe de la campagne Clinton), qui a gonflé l’affaire, même si des contacts de l’équipe Trump avec des russes sont bien établis.
Avec le recul, les enquêtes complémentaires ont sérieusement miné la théorie du Russiagate. Il est apparu que l’équipe de Clinton avait engagé des enquêteurs privés qui ont rédigé un rapport (le rapport Steele) qui a lui-même alimenté les médias, Clinton se référant ensuite aux médias dans une boucle rétroactive ! Le fameux rapport s’est révélé avoir été basé sur les révélations d’une personne qui elle-même était tuyautée par un proche de Clinton, bref le serpent qui se mord la queue. Pendant trois ans de grands médias ont alimenté tout ce récit, se basant aussi sur les contradictions de Trump qui semblait craindre l’impact de l’enquête Mueller. Aujourd’hui, plusieurs de ces grands médias ont fait machine arrière.
On lira avec intérêt l’étude en quatre partie publiée par la « Columbia Review of Journalism » qui effectue un vaste retour sur toute cette affaire :
Looking back on the coverage of Trump - Columbia Journalism Review (cjr.org)
En outre la page Wikipedia consacrée à cette affaire est assez bien faite : https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_Russiagate
5. Assange et Russia Today
On entend aussi parfois qu’Assange est proche de la Russie parcequ’il a présenté un programme sur la chaîne Russia Today, pour laquelle il aurait travaillé donc.
C’est une façon malhonnête de présenter les choses.
En 2012, Assange est en liberté surveillée sous bracelet électronique dans une maison de la banlieue londonienne, dans l’attente de décision sur sa possible extradition vers la Suède. Wikileaks est étranglé financièrement par le blocus des grands opérateurs mondiaux visa, master card, bank of amrica, paypal, etc … qui ont suspendu les possibilités de financement du site par des dons qui transitent par ces canaux.
Pour trouver des ressources financières, Assange crée une société de production audiovisuelle qui produit un programme TV, « the World Tomorrow » , des entretiens d’une demi-heure chaque fois, d’Assange avec des personnalités diverses dans le monde, réalisés par liens vidéos. La société vend ensuite ces entretiens aux télévisions, sous forme de programmes clés sur porte. N’importe quelle TV pouvait les acheter.
Russia Today les a achetées, et – beaucoup oublient (délibérément ?) de le dire – le groupe italien de l’Espresso ( pas vraiment proche de Moscou…)
Assange n’a en rien « travaillé » pour Russia Today. Et ces programmes sont bien intéressants (soumis à aucune censure …).
Voir https://worldtomorrow.wikileaks.org/news.html
6. Et même la Catalogne !
Une autre accusation était qu’Assange avait même été accusé de promouvoir l’indépendance catalane et que son analyse avait été largement publiée dans les médias russes. Assange n’a pas non plus appelé à l’indépendance catalane, tout au plus a-t-il appelé dans un tweet au respect du choix des Catalans, sans aborder la question séparatiste, et à qualifier, comme le font de nombreux médias, la réaction espagnole au référendum de « répression ». En ce qui concerne une éventuelle instrumentalisation par la Russie, cette idée a été avancée notamment par un journaliste espagnol. Il est obsédé par la Russie, il est membre du Conseil de l’Atlantique, une organisation dédiée à la défense d’un axe atlantique solide et éternel et qui voit aujourd’hui la main de la Russie partout. Ce journaliste a été licencié d’El Païs. [4]
7. Prorusse parceque antiaméricain ?
Pour ceux qui croient que Wikileaks est caractérisé par l’anti-américanisme, il convient de rappeler que dans ses premiers rapports en 2008 qui comprenaient des propositions visant à détruire Wikileaks de diverses manières, les agences de renseignement américaines déclarent que « le but déclaré de Wikileaks est de dénoncer les pratiques contraires à l’éthique et illégales, la corruption d’entreprises et les régimes oppressifs en Asie, l’ancien bloc soviétique, La Chine, l’Afrique subsaharienne et le Moyen-Orient révèlent... Les gouvernements de la Chine, de la Russie, d’Israël, de la Corée du Nord, de la Thaïlande, du Zimbabwe et d’autres pays ont ensuite bloqué l’accès à Wikileaks et ont voulu enquêter et poursuivre le site » et tous ceux qui alimentent le site, écrivent les services américains. [5]
Marc Molitor
journaliste, ex-RTBF
[1] https://www.atlantico.fr/decryptage/2867279/pourquoi-les-emails-d-hillary-sont-bien-une-affaire-d-etat-gerald-olivier
https://www.lesechos.fr/2016/10/emails-dhillary-clinton-trois-affaires-en-une-223106
[2] https://defend.wikileaks.org/2019/08/03/dnc-lawsuit-dismissed/
Et https://www.documentcloud.org/documents/6225696-DNC-Trump-7-30-19.html : United States District Court – Southern District of New York – Democratic National Committee against the Russian Federation et al. (30 juillet 2019
[3] https://blogs.mediapart.fr/segesta3756/blog/241019/l-interieur-de-wikileaks-travailler-avec-l-editeur-qui-change-le-monde