Le mythe du "sentiment anti-Français"
Par Roger Esso-Evina
Le club de Mediapart
« Reprendre le contrôle du récit sur l’Afrique », telle est désormais la bataille que la France, en désespoir de cause, livre sur l’autre versant d’« une guerre qui ne dit pas son nom » : la guerre informationnelle.
LE MYTHE DU « SENTIMENT ANTI-FRANÇAIS » (2/3)
Point n’est besoin des Russes ou des « néo-panafricanistes » pour souffler sur les braises du « sentiment anti-français ». Le comportement du premier des Français, à lui tout seul, suffit à l’attiser. Il faut dire qu’en matière de politique africaine de la France, Emmanuel Macron est entré dans cette affaire comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Sa « convocation », le 4 décembre 2019, des chefs d’Etat des pays du G5-Sahel au sommet de Pau est un modèle du genre « disruptif » qu’il affectionne et dans lequel il excelle[i]. C’est sur le mode de l’injonction publique qu’il s’est adressé à ses « pairs » africains, tous ou presque de la génération de son père. Le ton est comminatoire : la condescendance, l’arrogance, le paternalisme autoritaire, rien de la panoplie comportementale de celui que de nombreux observateurs présentent comme « un gamin »[ii] n’est épargné à des séniors qu’il tient à tort ou à raison pour ses « obligés ». L’humiliation publique qu’il leur inflige va soulever à travers les pays du G5-Sahel et au-delà, un tollé qui aura le don de fédérer pouvoirs et oppositions, hommes de culture et hommes de la rue, dans une sorte d’union sacrée contre ce qui sera vécu comme une insulte à l’endroit de leurs Etats et un mépris absolu à l’égard des africains.
Le fond de l’affaire ? La contestation africaine de la présence militaire française en Afrique, qui, on l’a vu, est déchiffrée dans l’hexagone comme une manifestation du « sentiment antifrançais » : "Je ne peux ni ne veux avoir des soldats français sur quelque sol du Sahel que ce soit alors que l'ambiguïté persiste à l'égard des mouvements antifrançais parfois portés par des responsables politiques". Ainsi parlait Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse du 4 décembre 2019, en marge du sommet de l'Otan. Mais au juste, que pointe cette contestation africaine ? L’inefficacité et l’illégitimité de la présence de l’armée française qui remettent au goût du jour la pertinence de la question que posait en son temps Raphaël Granvaud : « Que fait (encore) l’armée française en Afrique ? »[iii]
Le 19 mai 2017, lors de sa visite aux troupes françaises stationnées à Gao, au nord du Mali, Emmanuel Macron déclarait à la presse : « L’opération Barkhane ne s’arrêtera que lorsque les terroristes seront éradiqués dans la région, et la souveraineté pleine et entière des Etats rétablies »[iv]. Rendu à l’heure du bilan, à presque dix ans d’intervalle, force est de constater que, l’opération Barkhane s’achevant, les « terroristes » seront plus nombreux que jamais, faisant la loi sur des pans entiers des territoires qui échappent toujours au contrôle des forces gouvernementales des Etats du Sahel. Par le menu, le journaliste Rémi Carayol relate dans son dernier ouvrage[v] ce qui s’apparente à la « chronique d’un échec annoncé ». Il n’est du reste pas un observateur averti qui ne se soit rendu à cette évidence : « L’échec de la France en Afrique n’est pas une illusion d’optique, mais bien un échec complet ! »[vi] Au demeurant, les vues convergent quant à considérer que la défaite essuyée sur le plan militaire par la France en Afrique pose fondamentalement la question de la pertinence de sa politique africaine ; étant entendu que « l'armée française est l'un des principaux instruments au service d’une politique qui vise au maintien de l’ordre néocolonial mis en place à partir des années 1960 »[vii]
Le glas serait-il aujourd’hui en train de sonner pour le temps où, s’appuyant sur des « accords de défense » léonins, la France s’octroyait pour son armée des bases sur le territoire de ses anciennes « possessions », à partir desquelles elle s’autorisait au gré de ses intérêts, des interventions militaires dans « son pré carré » sans avoir à en rendre compte ? Quoiqu’il en soit, l’évolution actuelle et en profondeur du contexte géopolitique, du fait notamment de l’entrée en jeu de nouveaux acteurs tels que les « puissances émergentes » qui contestent à la France le statut de « mâle alpha » qu’elle s’est arrogé en Afrique francophone ; et, surtout, l’irruption d’une nouvelle génération d’Africains déterminés à prendre leur destin en main, ont fini par mettre à mal une domination quasiment sans partage de la France sur ses ex colonies, l’acculant à chercher désormais les voies et moyens de sortir de la crise de légitimité de sa présence sur le continent noir.
Pour conjurer la déroute de la politique africaine de la France, des critiques en nombre ont maintes fois été formulées. « Encore faudrait-il aussi que l’Élysée accepte d’écouter des analyses critiques de ses interventions. Rien n’est sur ce point acquis : pour l’instant, les décideurs politiques ont souvent donné le sentiment de basculer dans une certaine forme d’autisme »[viii]. C’est précisément cette « forme d’autisme » de l’exécutif qu’un groupe de 94 parlementaires, toutes couleurs politiques confondues, dénoncent dans une lettre ouverte au président de la République, publiée dans le magazine Le Figaro.[ix] Prétendant ne pas être des « nostalgiques de la françafrique », les auteurs affirment cependant ne pas se résigner à la « disparition progressive [de la France] de l’ensemble du continent » et demandent au président de la République de « remettre à plat [la] vision [hexagonale] de l’Afrique et son lien avec la France ». Comme il fallait s’y attendre, cette lettre ouverte n’aura guère plus d’écho qu’une lettre morte, car « la réalité est que la France ne fait que récolter les conséquences de son allergie systématique à toute critique rationnelle et légitime de ses menées impérialistes en Afrique et de son incapacité à considérer les citoyens africains comme des zoon politikon […] Hermétiques à l’idée de revoir le fond de leur politique, les autorités françaises s’emploient à reprendre le contrôle du récit sur l’Afrique »[x]
« Reprendre le contrôle du récit sur l’Afrique », telle est désormais la bataille que la France, en désespoir de cause, livre sur l’autre versant d’« une guerre qui ne dit pas son nom » : la guerre informationnelle. « L’important dans une guerre informationnelle est d’avoir la main sur les opinions publiques »[xi]. Il s’agit de suggérer à l’opinion publique un narratif alternatif, de « façonner une opinion publique favorable à l’initiative politique […] par l’utilisation de divers moyens médiatiques et ressources informationnelles. […] La guerre de l’opinion publique consiste à faire de l’« orientation cognitive » des publics, à exciter leurs émotions et à contraindre leur comportement. L’idée est donc d’imposer un récit. »[xii]
Relativement neutralisée dans l’Hexagone, la critique de la politique africaine de la France est en revanche très vive en Afrique où elle s’exprime à travers un discours anti-françafrique qui enflamme les esprits, allume la rébellion sur le continent noir et menace à terme embraser et rallier à sa cause l’opinion publique dans son ensemble. Pour reprendre la main sur les opinions publiques, une espèce de contre-discours qui à la vérité couve sous la cendre depuis les origines de la françafrique, sera rallumé. C’est le « sentiment antifrançais » [xiii], un « narratif alternatif » dont la toxicité et le caractère viral ne sont plus à démontrer. Il s’inscrit dans une stratégie discursive particulièrement efficace qui procède par démonétisation et substitution. Infiltré dans l’opinion publique, il investit le « discours anti-françafrique » et le démonétise en occultant les raisons pertinentes qui le sous-tendent tout en grossissant par un effet de loupe l’émotion qui naturellement accompagne tout mouvement populaire ; en même temps, il travestit l’objet du « discours anti-françafrique » en substituant à la catégorie très négativement connotée « françafrique », celle plutôt positive de « français », de telle sorte que cette dernière apparaisse comme la cible de l’hostilité que suscite la première. Désormais hors-champ, la politique africaine de la France est ipso facto mise hors de cause[xiv] tandis qu’est pointée du doigt une « main extérieure » qui tirerait les ficelles au bout desquelles s’agitent, tels des pantins, des Africains en proie à la francophobie. « Quand la faute personnelle est l’objet d’un déni culturel, c’est l’autre qu’il faut alors accuser. »[xv]
Roger Esso-Evina
Douala, Cameroun
Notes
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[i] Dans ce registre « disruptif » propice au « retour du refoulé colonial », entrent également la séquence ahurissante de Ouagadougou où le chef d’Etat français fraichement élu brouille la frontière entre la familiarité et le mépris en interpellant, au milieu des rires des étudiants de l’université Joseph Ki-Zerbo, son homologue burkinabé sur la climatisation ; les stéréotypes sur la fécondité des femmes africaines qui serait à l’origine de la surpopulation et du sous-développement ; sans parler de la blague conjecturale du « kwassa Kwassa », – sorte d’embarcation empruntée par des migrants clandestins – qui « pêche peu mais amène du comorien ».
[ii] Le chanteur malien Salif Keita n’est ni le seul, ni le premier à avoir ainsi qualifié Emmanuel Macron. Déjà le 11 mai 2018, le philosophe Michel Onfray déclarait sur les antennes d’Europe1 que Macron était « un gamin ». Plus tard, le 23 décembre 2018, un autre philosophe, Luc Ferry, estimait sur les ondes de Sud Radio qu’« on a mis un gamin à l’Elysée et on va le payer très cher ». Le 7 décembre 2023, Laurence Rossignol écrira pour sa part sur son compte X : « Macron président, c’est un gamin de 10 ans avec une panoplie du petit chimiste, mais de la vraie nitroglycérine et de vraies allumettes. »
[iii] Raphaël Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ? Héritage colonial et stratégies de domination, éditions Agone, collection Dossiers noirs 23, octobre 2009, 480 p.
[iv] Anne-Charlotte Dusseaulx, « Emmanuel Macron en chef des armées au Mali », Le Journal du Dimanche, 19 mai 2017.
[v] Rémi Carayol, Le mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ?, La Découverte, Paris, 2023, 326 pages.
[vi] Christine Holzbauer, « La Politique de la France en Afrique est un échec complet », Entretien exclusif avec Bertrand Badie, Financial Afrik, 28 août 2022
[vii] Raphaël Granvaud, op. cit.
[viii] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « La France au Sahel : les raisons d’une défaite » Dans Études 2022/6 (Juin), pages 19 à 28, Éditions S.E.R., Article disponible en ligne à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-etudes-2022-6-page-19.htm
[ix] Tribune collective, « Après la Françafrique, sommes-nous condamnés à l’effacement de la France en Afrique ? », Le Figaro, 07 août 2023.
[x] Fanny Pigeaud, Ndongo Samba Sylla, « Derrière le « sentiment antifrançais », la révolte contre la Françafrique. L’Afrique en quête de souveraineté », dans Revue du Crieur 2022/1 (N° 20), pages 94 à 111, Éditions La Découverte. Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2022-1-page-94.htm
[xi] Xavier Eutrope, « L’important dans une guerre informationnelle est d’avoir la main sur les opinions publiques », entretien avec Maud Quessard, La revue des médias, 16 mars 2022.
[xii] Paul Charon, « Maitriser le récit : l’enjeu de la guerre informationnelle chinoise », www.areion24.news, 12 aout 2021.
[xiii] « L’idée d’un « sentiment antifrançais » ressurgit régulièrement dans la presse française. C’est le cas, en réalité, chaque fois que des manifestants africains s’en prennent à l’« impérialisme » ou au « néocolonialisme français » : au Sénégal en 1968 ; à Madagascar en 1972 ; au Dahomey (Bénin) en 1973, etc. Ce thème revient lors de la guerre au Congo dans les années 1990, pendant la crise en Centrafrique en 1997 et, plus encore, au cours de la crise ivoiriennedu début des années 2000. ». Sous la direction de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe, Une histoire de la Françafrique. L’Empire qui ne veut pas mourir, Éditions du Seuil, 2021, et août 2023, pour la postface inédite, pp 1251-1252.
[xiv] Les effets de ce stratagème ont été soulignés par Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, op. cit. : « L’expression « sentiment antifrançais », omniprésente mais rarement discutée, suffit à elle seule à dénaturer les critiques dont sont l’objet les acteurs français actifs sur le continent africain (la diplomatie, l’armée, les entreprises, etc.). Car cette formulation, qui n’a aucune valeur analytique, relève de la propagande : elle laisse penser, à tort, qu’il existerait une hostilité contre tout ce qui est « français », voire un « sentiment anti-Blanc ». Fort prisée des milieux dirigeants français, cette expression travestit ainsi le sens et la portée de la contestation. » -/- On lira également à ce propos et avec intérêt l’article de Saïd Bouamama intitulé « Réveil anticolonial africain et retour des argumentaires coloniaux en France », cdtm.org, 17 février 2022, dont voici un extrait : « réduire [le mouvement d’opposition à la politique économique française et européenne en Afrique] à un « sentiment anti-français » revient consciemment ou non à le dépolitiser, à le renvoyer à une dimension uniquement subjective, voire à le renvoyer à l’irrationalité. De même la contestation de la politique française de lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Ouest ou la critique de ses buts de guerre sont réduites au même « sentiment anti-français » avec les mêmes conséquences de dépolitisation d’une contestation sociale. »
[xv] Jacques Arènes, « Tous victimes ? », dans Études 2005/7-8 (Tome 403), pages 43 à 52.