L'Afrique de l'Ouest est le dernier terrain d'essai de l'intelligence artificielle de l'armée étatsunienne
Article originel : West Africa is the Latest Testing Ground for US Military Artificial Intelligence
Par Scott Timcke *
MintPress News
Dans sa préparation à la compétition entre grandes puissances, l'armée étatsunienne modernise ses techniques d'intelligence artificielle et d'apprentissage automatique et les teste en Afrique de l'Ouest.
Deux soldats des Forces armées du Niger dans un centre d'entraînement militaire étatsunien. Robert Timmons | DVIDS
NIAMI, NIGER (L'Afrique est un pays) - Une caractéristique frappante de l'engagement militaire étatsunien en Afrique de l'Ouest est l'absence d'une vision stratégique observable pour un état final souhaité. En théorie, la présence étatsunienne dans les conflits à plusieurs niveaux de la région s'articule autour de la mise en place d'une "coopération en matière de sécurité" avec les partenaires étatiques afin d'améliorer les capacités de lutte contre le terrorisme, en fournissant ostensiblement une protection aux communautés que les États ne peuvent pas assurer. Parallèlement, l'armée étatsunienne est généralement la principale entité diplomatique pour les engagements bilatéraux de haut niveau. Le résultat est que l'armée étatsunienne soutient l'autorité publique des États faibles, bien que de manière ad hoc et en passant d'une crise à l'autre. Quelles que soient les raisons de la présence étatsunienne, l'opinion publique ne soutient guère ces opérations : environ 60 % des citoyens étatsuniens ne considèrent pas ces types de conflits comme une menace pour la sécurité et plus de 90 % s'opposent aux invasions étatsuniennes, même si des armes de destruction massive étaient utilisées. "Pour la première fois de mémoire récente", écrivent les spécialistes étatsuniens des relations internationales, John Mearsheimer et Stephen Walt, "un grand nombre d'Etatsuniens remettent ouvertement en question la grande stratégie de leur pays." Même au sein du ministère de la Défense, ces doutes continuent de surgir périodiquement. Comme l'a déclaré l'ancien secrétaire à la défense Mark Esper en février 2020 devant la commission des services armés de la Chambre des représentants, les forces conventionnelles au Niger, au Tchad et au Mali "[ont] besoin de rentrer chez elles pour se préparer à la compétition entre grandes puissances". En raison de la fatigue de la guerre, les États-Unis ont eu recours à "l'externalisation du fardeau stratégique et opérationnel de la guerre vers des substituts humains et technologiques", créant ce que certains spécialistes appellent une forme de "guerre de substitution". Un exemple d'"externalisation du fardeau de la guerre vers les machines" est l'outil créé par la Defense Innovation Unit et déployé sur la base aérienne d'Al Udeid au Qatar en 2017. Tout au long de son déploiement, cet outil a surveillé et combiné rapidement les flux de médias sociaux en Syrie avant de relayer ces informations aux pilotes et aux troupes au sol, qui les ont ensuite utilisées pour identifier, suivre et frapper des cibles dans cette zone d'opérations. Le général Joseph Votel, alors commandant du Commandement central étatsunien, s'est vanté du succès de ce modèle et a indiqué qu'il serait reproduit "dans les opérations futures."
Le centre d'opérations aériennes combinées (CAOC) de la base aérienne d'Al Udeid, au Qatar. Joshua Strang | US Air Force
Dans sa préparation à la compétition entre grandes puissances, l'armée étatsunienne modernise ses capacités interarmées de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR) aéroportées en explorant les utilisations de l'intelligence artificielle et des techniques d'apprentissage automatique pour l'identification des cibles. L'objectif final est de "connecter les capteurs ISR dans tous les domaines de combat (espace, air, terre, mer et cyber) directement avec les commandants et les systèmes d'armes, en partageant les données à une vitesse accélérée". Au Niger, ce projet s'est matérialisé par le déploiement de la nouvelle variante Block 5 du MQ-9 Reaper, un drone utilisé pour la première fois en Syrie en 2017. Les principales mises à niveau du Block 5 incluent la capacité d'intégrer et de combiner plusieurs flux de données, ainsi que de traiter ces données plus rapidement. Depuis 2018, les États-Unis ont pareillement armé leurs drones au Niger. De cette façon, l'Afrique de l'Ouest rejoint la Syrie comme un endroit devenu un banc d'essai pour cette nouvelle vague de technologies ISR.
Le programme de modernisation ISR fait suite à des investissements militaires étatsuniens antérieurs dans la région avec des projets comme le Partenariat transsaharien de lutte contre le terrorisme, une aide militaire de 353 millions de dollars. Actuellement, H.R. 192, ou la loi sur le programme de partenariat transsaharien de lutte contre le terrorisme, est un projet de loi bipartisan visant à codifier ce partenariat. En 2015, l'armée étatsunienne a commencé la construction d'une base aérienne à Agadez, au Niger, à côté d'une installation militaire nigérienne. D'un coût de 110 millions de dollars, Agadez "présente une option attrayante à partir de laquelle baser des actifs ISR ... étant donné sa proximité avec les menaces dans la région et la complexité d'opérer avec la vaste distance de la géographie africaine", écrit Nick Turse, un journaliste de surveillance de premier plan des affaires militaires étatsuno-africaines. Les forces étatsuniennes ne sont pas censées avoir une mission de combat directe au Niger, mais leur rôle ISR signifie qu'elles soutiennent les troupes locales qui entreprennent des opérations de contre-terrorisme contre Boko Haram et des groupes similaires. Ce soutien a conduit à un engagement tactique étatsunien connu publiquement et à des pertes au combat.
Ces initiatives militaires contribuent au statut du continent africain en tant que site d'expérimentation de longue date qui traverse les époques coloniale et postcoloniale (néocoloniale, NdT). Plus récemment, depuis la publication du rapport Berg, l'Afrique a été un terrain d'expérimentation pour la pensée néolibérale qui imprègne l'économie du développement, préconisant des politiques d'ajustement structurel alors que la plupart des investissements étrangers directs sont concentrés dans les économies d'extraction de ressources. Cette pensée a eu tendance à ne pas reconnaître les dommages durables causés par le colonialisme sur le continent. L'expérience coloniale du Niger a été particulièrement vicieuse, la violence militaire française ayant été utilisée pour "pacifier" le territoire. Cette tendance s'est poursuivie pendant la période qui a précédé l'indépendance du Niger en 1960, les forces militaires françaises réprimant l'opposition afin que l'État français puisse consolider son contrôle sur les gisements d'uranium découverts entre 1957 et 1967 et sur d'autres minéraux utiles aux industries de haute technologie. Aujourd'hui, l'uranium provenant des mines françaises représente environ 70 % des exportations du Niger, mais les exonérations fiscales signifient qu'une faible partie de cette valeur revient à l'État ou à ses citoyens.
C'est dans ce contexte que le Niger fournit une bonne étude de cas de l'intersection entre les luttes foncières des pauvres ruraux et la présence militaire étatsunienne. La plupart des Nigériens sont des agriculteurs de subsistance dont les droits fonciers sont incertains. Le pays est sujet à de fréquentes sécheresses et à de graves pénuries alimentaires, conditions qui ont été exacerbées par le changement climatique. En 2004, 9% des Nigériens (environ 870 000 personnes) étaient réduits en esclavage ou vivaient comme des travailleurs asservis. Comme il existe peu de canaux politiques officiels ou de moyens de résolution des conflits, les conditions sont propices aux rébellions rurales. Médiatisées par la religion, ces rébellions sont antagonistes à l'égard d'un État incapable de fournir des services de manière cohérente ; en effet, les groupes rebelles se présentent comme une contre-autorité gouvernementale viable face à la faiblesse de l'État nigérien. Mais pour les États-Unis, aider l'État nigérien à réprimer ces rébellions est codé comme du contre-terrorisme, un geste rhétorique qui ne comprend pas les moteurs fondamentaux du conflit local tout en soutenant les forces mêmes qui causent ces rébellions.
Une façon de penser les opérations de l'armée étatsunienne au Niger est de les voir comme des laboratoires de guerre, testant de nouvelles formes d'observabilité et de létalité guidées par le regard algorithmique de l'État U.S, dont les composants sont construits à partir des types de métaux et de minéraux qui sont extraits des mines du Niger. On peut soutenir qu'en raison de la non-observation stratégique, l'Afrique de l'Ouest est propice à l'essai de ces systèmes d'armes et à l'évaluation de la manière dont ils forment une sorte de "formation prédatrice" qui s'étend des frontières aux arrière-pays du monde.
* Scott Timcke étudie les questions de communauté, de classe et d'inégalité sociale. Son deuxième livre, Algorithms and The End of Politics (Bristol UP) est sorti en février 2021.
Traduction SLT
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