La fin du pluralisme au Moyen-Orient
Article originel : The End of Pluralism in the Middle East
Par Craig Murray
Craig Murray, 6.12.24, Beyrouth.
Un véritable changement sismique au Moyen-Orient semble se produire très rapidement. Au fond, c’est une affaire du diable – la Turquie et les États du Golfe acceptent l’anéantissement de la nation palestinienne et la création d’un Grand Israël en échange de l’anéantissement des minorités chiites de Syrie et du Liban et de l’imposition du salafisme dans le monde arabe oriental.
Cela signifie aussi la fin des communautés chrétiennes du Liban et de la Syrie, comme en témoignent l’abattage de toutes les décorations de Noël, la mise au rebut de tout alcool et l’imposition forcée du voile sur les femmes à Alep.
Hier, des avions de combat US Warthog ont attaqué et gravement épuisé les renforts qui étaient, à l’invitation du gouvernement syrien, en route vers la Syrie depuis l’Irak. Les frappes aériennes israéliennes constantes et quotidiennes sur l’infrastructure militaire syrienne depuis des mois ont été un facteur majeur de démoralisation et de réduction de la capacité de l’armée arabe syrienne du gouvernement syrien, qui s’est tout simplement évaporée à Alep et à Hama.
Il est très difficile de voir le vent tourner en Syrie. Les Russes doivent maintenant soit renforcer massivement leurs bases syriennes avec des troupes au sol, soit les évacuer. Face aux exigences de l’Ukraine, ils peuvent faire la dernière, et on rapporte que la marine russe a déjà mis les voiles depuis Tartous.
La vitesse de l’effondrement de la Syrie a pris tout le monde par surprise. Si la situation ne se stabilise pas, Damas pourrait être assiégée et l’Etat islamique (EI) de retour sur les collines au-dessus de la vallée de la Bekaa dans une semaine, compte tenu de la vitesse de leur avancée et des courtes distances impliquées.
Une nouvelle attaque israélienne sur le sud du Liban, coïncidant avec une invasion salafiste de la vallée de la Bekaa, paraîtrait alors inévitable, car les Israéliens souhaiteraient évidemment que leur frontière avec leur nouveau voisin syrien de style taliban soit aussi au nord que possible. Il pourrait s’agir d’une course pour Beyrouth, à moins que les Etatsuniens n’aient déjà organisé qui en héritera.
Ce n’est pas un hasard si l’attaque contre la Syrie a commencé le jour du cessez-le-feu Liban/Israël. Les forces djihadistes ne veulent pas être vues comme combattant aux côtés d’Israël, même si ce sont des forces qui ont été bombardées sans relâche par Israël et que le Hezbollah est épuisé de combattre Israël.
Le Times of Israel n’a aucune réticence à dire la partie tranquille à haute voix, contrairement aux médias britanniques :
En fait, les médias israéliens donnent beaucoup plus de vérité sur les forces rebelles syriennes que les médias britanniques et étatsuniens à l’heure actuelle. Voici un autre article du Times of Israel :
Bien que HTS se soit officiellement séparé d’Al-Qaïda en 2016, il reste une organisation jihadiste salafiste désignée comme organisation terroriste aux États-Unis, dans l’UE et dans d’autres pays, avec des dizaines de milliers de combattants.
Son essor soudain soulève des inquiétudes quant à la possibilité qu’une prise de contrôle de la Syrie pourrait la transformer en un régime islamiste de type taliban, avec des répercussions pour Israël à sa frontière sud-ouest. D’autres, cependant, voient l’offensive comme un développement positif pour Israël et un nouveau coup porté à l’axe iranien dans la région.
Comparons cela aux médias britanniques, qui du Telegraph et Express au Guardian ont fait la promotion de la version officielle selon laquelle non seulement les mêmes organisations, mais aussi les mêmes personnes responsables de tortures et d’exécutions massives de non-Sunnis, y compris des journalistes occidentaux, sont maintenant des libéraux câlins.
Rien n’est plus évident que le cas d’Abu Mohammad Al-Jolani, parfois appelé Al-Julani ou Al-Golani, qui est maintenant promu dans les médias occidentaux comme un leader modéré. Il était le chef adjoint de l’Etat islamique, et la CIA a en fait une prime de 10 millions de dollars sur sa tête ! Oui, c’est la même CIA qui le finance et l’équipe et lui donne du soutien aérien.
Les partisans des rebelles syriens tentent toujours de nier qu’ils ont le soutien d’Israël et des États-Unis – malgré le fait qu’il y a presque une décennie, il y avait un témoignage ouvert du Congrès étatsunien qui disait : Jusqu’à présent, plus d’un demi-milliard de dollars avait été dépensé pour aider les forces rebelles syriennes et les Israéliens ont ouvertement fourni des services médicaux et autres aux djihadistes ainsi qu’un soutien aérien efficace.
Une conséquence intéressante de ce soutien conjoint OTAN/Israël aux groupes djihadistes en Syrie est une autre perversion de l’état de droit interne. Pour prendre le Royaume-Uni comme exemple, en vertu de l’article 12 de la loi sur le terrorisme, il est illégal d’exprimer une opinion qui soutient ou peut amener quelqu’un d’autre à soutenir une organisation interdite.
L’abus de cette disposition par la police britannique pour persécuter les partisans palestiniens qui auraient encouragé le soutien aux organisations proscrites Hamas et Hezbollah est notoire, avec même des références prétendues tangentielles conduisant à l’arrestation. Sarah Wilkinson, Richard Medhurst, Asa Winstanley, Richard Barnard et moi-même sommes tous des victimes notables, et la persécution a été grandement intensifiée par Keir Starmer.
Pourtant, Hay’at Tahrir Al-Sham (HTS) est également un groupe proscrit au Royaume-Uni. Mais les médias traditionnels britanniques et les médias musulmans britanniques font ouvertement la promotion et la louange de HTS depuis une semaine – franchement beaucoup plus ouvertement que je n’ai jamais vu quiconque au Royaume-Uni soutenir le Hamas et le Hezbollah – et pas une seule personne n’a été arrêtée ou même avertie par la police du Royaume-Uni.
Cela en soi est le plus fort des indices que les services de sécurité occidentaux sont entièrement derrière l’attaque actuelle contre la Syrie.
Pour le compte rendu, je pense que c’est une loi épouvantable et personne ne devrait être poursuivi pour avoir exprimé une opinion de l’une ou l’autre façon. Mais l’application politiquement partiale de la loi est indéniable.
Lorsque tous les médias d’entreprise et d’État de l’Ouest diffusent un récit unifié selon lequel les Syriens sont ravis d’être libérés par HTS de la tyrannie du régime d’Assad – et ne disent rien du tout sur la torture et l’exécution des chiites qui les accompagnent, et la destruction des décorations de Noël et des icônes – il devrait être évident pour tout le monde d’où cela vient.
Pourtant – et il s’agit d’une autre répercussion intérieure au Royaume-Uni – un nombre très important de Musulmans au Royaume-Uni soutiennent HTS et les rebelles syriens, en raison du financement pompé dans les mosquées britanniques par des sources saudas et salafistes émirates. Ceci est lié à l’influence du service de sécurité britannique également exercée par les mosquées, tant par des programmes de parrainage et des « think tanks » au profit de leaders religieux approuvés que par le programme coercitif exécrable Prevent.
Les médias musulmans britanniques qui ont été ostensiblement pro-palestiniens – comme Middle East Eye et 5 Pillars – soutiennent avec enthousiasme les alliés syriens d’Israël pour assurer la destruction de la résistance au génocide des Palestiniens. Al Jazeera alterne entre des articles détaillant le terrible massacre en Palestine et des articles vantant les rebelles syriens qui amènent la domination alliée à Israël en Syrie.
Parmi les mécanismes qu’ils utilisent pour concilier cela, il y a un refus de reconnaître le rôle essentiel de la Syrie dans la fourniture d’armes à partir de l’Iran au Hezbollah. Dont les jihadistes ont maintenant coupé l’approvisionnement, pour le plus grand plaisir d’Israël, et en conjonction avec des frappes aériennes israéliennes et étatsuniennes.
En dernière analyse, pour de nombreux Musulmans sunnites tant au Moyen-Orient qu’à l’Occident, la haine sectaire des chiites et l’imposition du salafisme semblent être plus fortes que d’empêcher la destruction ultime de la nation palestinienne.
Je ne suis pas Musulman. Mes amis musulmans sont presque entièrement sunnites. Je considère personnellement que la division persistante au sujet de la direction de la religion il y a plus d’un millénaire est profondément inutile et une source de haine continue.
Mais en tant qu’historien, je sais que les puissances coloniales occidentales ont consciemment et explicitement utilisé la scission sunnite/chiite pendant des siècles pour diviser et régner. Dans les années 1830, Alexander Burnes rédigeait des rapports sur la façon d’utiliser la division du Sindh entre les dirigeants chiites et les populations sunnites pour aider l’expansion coloniale britannique.
Le 12 mai 1838, dans une lettre de Simla exposant sa décision de lancer la première invasion britannique de l’Afghanistan, le gouverneur général britannique Lord Auckland incluait des plans pour exploiter la division chiite/sunnite à la fois au Sindh et en Afghanistan afin d’aider l’attaque militaire britannique.
Les puissances coloniales le font depuis des siècles, les communautés musulmanes continuent de tomber dans le piège et les Britanniques et les Etatsunierns le font en ce moment même pour poursuivre leur remodelage du Moyen-Orient.
En termes simples, de nombreux Musulmans sunnites ont subi un lavage de cerveau pour haïr les Musulmans chiites plus qu’ils n’aiment ceux qui commettent actuellement le génocide d’une population majoritairement sunnite à Gaza.
Je parle du Royaume-Uni parce que j’ai été témoin de cette situation lors de la campagne électorale à Blackburn. Mais il en va de même dans le monde musulman. Aucun État dirigé par des Musulmans sunnites n’a levé le petit doigt pour empêcher le génocide des Palestiniens.
Leur leadership utilise le sectarisme anti-chiite pour maintenir le soutien populaire à une alliance de facto avec Israël contre les seuls groupes – l’Iran, les Houthis et le Hezbollah – qui ont en fait tenté d’apporter un soutien pratique aux Palestiniens dans la résistance. Et contre le gouvernement syrien qui a facilité l’approvisionnement.
Le marché non dit mais très réel est celui-ci. Les puissances sunnites accepteront l’anéantissement de toute la nation palestinienne et la formation du Grand Israël, en échange de l’annihilation des communautés chiites en Syrie et au Liban par Israël et les forces soutenues par l’OTAN (y compris la Turquie).
Il y a, bien sûr, des contradictions dans cette grande alliance. Les alliés kurdes des États-Unis en Irak ne seront probablement pas satisfaits de la destruction par la Turquie de groupes kurdes en Syrie, ce que Erdoğan tire du rôle militaire très actif joué par la Turquie dans le renversement de la Syrie – en plus d’étendre le contrôle turc sur les champs pétrolifères.
Le gouvernement irakien, favorable à l’Iran, aura encore plus de difficulté à réconcilier les États-Unis avec la poursuite de l’occupation de certaines parties de son pays, car ils se rendent compte qu’ils sont la prochaine cible.
L’armée libanaise est sous contrôle des États-Unis, et le Hezbollah a dû être grandement affaibli pour avoir accepté le cessez-le-feu désastreux avec Israël. Les milices fascistes chrétiennes traditionnellement alliées à Israël sont de plus en plus visibles dans certaines parties de Beyrouth, bien que l’on puisse se demander si elles seraient assez stupides pour faire cause commune avec les djihadistes du Nord. Mais si la Syrie devait tomber entièrement sous le joug des jihadistes – ce qui peut arriver rapidement – je n’exclus pas que le Liban puisse suivre très vite et s’intégrer dans une grande Syrie salafiste.
Comment les Palestiniens de Jordanie réagiraient à ce tournant désastreux des événements, il est difficile d’être sûr. Le royaume hachémite britannique est la destination désignée pour les Palestiniens de Cisjordanie qui ont été nettoyés sur le plan ethnique dans le cadre du plan du Grand Israël.
Tout cela représente potentiellement la fin du pluralisme au Levant et son remplacement par le suprématisme. Un Grand Israël ethno-suprémaciste et une Syrie salafiste religieux-suprématiste.
Contrairement à de nombreux lecteurs, je n’ai jamais été un fan du régime d’Assad ou aveugle à ses violations des droits humains. Mais ce qu’elle a fait, c’est indéniablement maintenir un État pluraliste où les traditions religieuses et communautaires historiques les plus étonnantes – y compris sunnites (et beaucoup de sunnites soutiennent Assad), chiites, alaouites, descendants des premiers Chrétiens, et locuteurs d’araméen, la langue de Jésus – ont pu coexister.
Il en va de même pour le Liban.
Ce dont nous sommes témoins, c’est la destruction de cette situation et l’imposition d’une règle à la saoudienne. Tous les petits éléments culturels qui témoignent du pluralisme – des sapins de Noël aux cours de langue, en passant par la viticulture et le vin –, ont été détruits à Alep et pourraient l’être aussi à Damas et à Beyrouth.
Je ne prétends pas qu’il n’y a pas de véritables démocrates libéraux parmi l’opposition à Assad. Mais leur importance militaire est négligeable, et l’idée qu’ils pourraient influencer un nouveau gouvernement est une illusion.
En Israël, qui se faisait passer pour un État pluraliste, le masque est levé. L’appel à la prière des Musulmans vient d’être interdit. Les membres de la minorité arabe à la Knesset ont été suspendus pour avoir critiqué Netanyahu et le génocide. Chaque jour, de nouveaux murs et portes sont construits, non seulement dans les territoires illégalement occupés mais aussi dans l’« État d’Israël » lui-même, pour faire appliquer l’apartheid.
J’avoue avoir eu une fois l’impression que le Hezbollah était lui-même une organisation religieuse-suprématiste ; la tenue et le style de sa direction paraissent théocratiques. Puis je suis venu ici et j’ai visité des endroits comme Tyr, qui a été sous le gouvernement local élu du Hezbollah pendant des décennies, et j’ai constaté que les vêtements de bain et l’alcool sont autorisés sur la plage et que le voile est facultatif, alors qu’il y a des communautés chrétiennes complètement non molestaes là-bas.
Je ne verrai plus jamais Gaza, mais je me demande si le règne du Hamas m’aurait surpris de la même façon.
Ce sont les États-Unis qui promeuvent la cause de l’extrémisme religieux et de la fin, dans tout le Moyen-Orient, d’un pluralisme sociétal semblable aux normes occidentales. Ceci est bien sûr une conséquence directe du fait que les États-Unis sont alliés aux deux centres religieux-suprémacistes d’Israël et de l’Arabie saoudite.
Ce sont les USA qui détruisent le pluralisme, et c’est l’Iran et ses alliés qui défendent le pluralisme. Je n’aurais pas vu cela clairement si je n'était pas venu ici. Mais une fois que je l’ai vu, c’est terriblement évident.
Beyrouth 6 décembre 2024