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En Afrique, les riches ont gagné Par Bertrand Livinec Mondafrique
Dans son ouvrage intitulé « Pourquoi les riches ont gagné » paru en janvier 2014, Jean-Louis Servan-Schreiber dresse le portrait d'une époque mondialisée où les inégalités se sont fortement accrues. En Afrique notamment, les riches sont devenus les maîtres du jeu.
Depuis les années 1980, les inégalités se creusent sur tous les continents. Dans son dernier ouvrage « Le Capital au XXIème siècle », l'économiste Thomas Piketty relève que la période actuelle est marquée par une très forte concentration du capital sans équivalent depuis la seconde guerre mondiale.
L’Afrique n’est pas en reste. Les inégalités ne cessent d’augmenter et la pauvreté n'a pas reculé comme il l'était espéré malgré une croissance moyenne forte ces dernières années. Le coefficient de Gini*, utilisé par les organismes internationaux pour évaluer les écarts dans la répartition des revenus, atteint des sommets dans de nombreux pays africains. Il reste par ailleurs largement supérieurs aux coefficients des Etats-Unis et des pays de l'Union Européenne.
Des politiques au point mort
Devant ces mauvais résultats, les organisations de lutte contre la pauvreté et les inégalités n’ont d’autre choix que de constater leurs échecs.
Prenons une sélection de déclarations récentes d'organismes internationaux :
La Banque Mondiale, le 7 octobre 2013 :
« Tandis que les taux de croissance de l’Afrique continuent de grimper, la région étant de plus en plus prisée pour les investissements et le tourisme, Africa’s Pulse note que la pauvreté et les inégalités y demeurent « à un niveau inacceptable, tout comme l’est la lenteur des progrès accomplis en vue de leur réduction ». Près d’un Africain sur deux vit dans la pauvreté extrême aujourd’hui. » (1)
Le PNUD, en janvier 2014 :
« Actuellement, le 1% des plus riches de la planète contrôle 40% des richesses du monde, tandis que la moitié la plus pauvre de l'humanité ne contrôle guère plus de 1% des richesses. « Si cette situation n'est pas corrigée, cette disparité risque de saper les fondements mêmes du développement, des progrès économiques et de la paix sociale » (2)
Le FMI, en février 2014 :
« Il ressort des données macroéconomiques rétrospectives utilisées dans ce document que, en moyenne, dans l’ensemble des pays et au fil du temps, les mesures que les pouvoirs publics ont généralement prises pour redistribuer le revenu ne semblent pas avoir pesé sur la croissance. En dehors de considérations éthiques, politiques ou sociales plus largement, l’égalité qui en résulte semble avoir contribué à une croissance plus rapide et plus durable. En termes clairs, il ne semble guère établi qu’il existe un « arbitrage fondamental » entre redistribution et croissance. Dans bon nombre de cas, il semble donc improbable qu’il soit justifié de ne rien faire face à des inégalités élevées. » (3)
L'OMS rappelait déjà, en Août 2008, que croissance n'est pas forcément synonyme d'équité et de progrès dans la santé :
« La croissance économique permet d’améliorer le revenu dans de nombreux pays, mais l’augmentation de la richesse nationale ne suffit pas à elle seule pour améliorer la santé dans un pays. Faute d’une répartition équitable des avantages, la croissance nationale peut même exacerber les inégalités. » (4)
En substance, toutes ces organisations tiennent des propos convergents : en Afrique, les inégalités sont fortes, injustes et les mesures adoptées jusqu’à présent se sont montrées bien souvent contre-productives.
Dans le même temps, au fil des ans, le nombre de milliardaires en Afrique n’a cessé d'augmenter, indiquant une importante inégalité de répartition des bénéfices de la croissance.
On peut ainsi se demander si les États africains et les organisations internationales sont réellement en capacité de réduire les inégalités sur le continent. Comme le note à juste titre Servan-Schreiber, certains pays très pauvres d’Afrique ont réalisé des progrès dans les domaines de la santé, de l'éducation ou sont parvenus à réduire la pauvreté. Mais l'effet de levier reste, indéniablement plus fort pour les pays plus riches.
Néolibéralisme
Depuis une trentaine d’années, l’Afrique Sub-Saharienne est devenue une zone géographique très néolibérale, voire pour certains pays, en situation d'oligarchie financière. Il convient à ce titre de rappeler les programmes d'ajustement structurels mis en place en Afrique dans les années 1980 sous la pression de ces mêmes grands organismes financiers internationaux qui s’inquiètent aujourd’hui des inégalités sur le continent. L'objectif central de ce vaste chantier de réformes était de favoriser l'expansion du secteur privé et l'émergence d'une classe moyenne à travers la libéralisation des services publics et la dérégulation des économies. Une vision parfaitement résumée en 2001 par Robert Zoellick, le représentant spécial pour le Commerce des Etats Unis, dans un discours prononcé devant la fondation américaine "Heritage" à Washington :
«Nous devons agir maintenant si nous voulons agir sur les tendances mondiales en faveur des marchés privés, de la compétition économique, de la déréglementation, de la limitation des impôts, du commerce ouvert et des politiques pour la flexibilité du travail. »
En Afrique, l'impact de ces programmes a été désastreux pour la santé des populations, les capacités d’intervention des Etats africains ayant été sérieusement diminuées.
C'est pourtant bien cette philosophie qui a largement triomphé depuis les années 1980 et qui reste toujours très largement dominante sur le continent. Or, pour réduire les inégalités, il est nécessaire de conduire des politiques publiques fortes, à caractère systémique, passant notamment par des politiques fiscales plus équitables. Les riches, tout comme leurs capitaux, ont une capacité de mobilité forte. Ils peuvent s'installer là où les politiques fiscales sont les plus favorables. Une possible menace, qui explique l’influence exercée par les riches entrepreneurs africains sur le pouvoir et les politiques publiques de leurs pays. Cette compétition fiscale s'exerce dans le cadre de la mondialisation, touche tous les états, et laisse les populations sur le bord de la route.
Des indices d'évaluation déféctueux
Pourtant, de nombreux indices économiques servant à évaluer les performances économiques des pays d’Afrique relèguent au second plan, voire ignorent, le thème des inégalités. L’indice Ibrahim, créé par la Fondation Ibrahim du nom du milliardaire anglo-soudanais qui l’a fondée, tente d’évaluer le degré de bonne gouvernance des pays en fonction de plusieurs critères. Les résultats sont pour le moins étonnants. L’Afrique du sud, la Namibie ou encore le Botswana sont classés parmi les pays assurant une très bonne gouvernance, alors que les inégalités y sont spectaculaires. Plusieurs questions s’imposent : un pays à fortes inégalités peut-il réellement être considéré comme « bien gouverné » ? La stabilité sociale qu’apporte une meilleure répartition des richesses n’est-elle pas une nécessité à l’instauration de la démocratie et de la bonne gouvernance ? Pourquoi des indices internationaux censés donner la bonne voie aux pays sur la conduite des affaires ne proposent-ils pas de tenir compte des inégalités dans leurs scores ?
L’explication est peut-être avant tout idéologique. Ce même indice Ibrahim, donne des scores ayant une corrélation élevée avec l'Indice de la fondation américaine Heritage basée à Washington qui revendique une idéologie très néolibérale et fait la promotion de la libre entreprise à travers le monde.
En fait, la plupart de ces indices mettent l'accent sur la lutte contre la corruption et pour la transparence et sont largement diffusés dans la presse internationale. A ce sujet, Antoine Garapon note ainsi dans un article de la revue Esprit de février 2014 ("La peur de l’impuissance démocratique") :
« Tous ces nouveaux acteurs mondialisés – grandes institutions internationales qui ont la main sur les dispositifs de prévention et de répression (principalement la Banque mondiale et l’OCDE), administration américaine (Department of Justice notamment), ONG, cabinets d’avocats et entreprises – partagent une même vision de la corruption. Une vision très économique en ce qu’elle n’en considère que la dimension « business » (…). »
Finalement, bien que tout le monde s'inquiète des inégalités, les États et la plupart des organismes internationaux continuent à promouvoir des politiques qui en tiennent peu compte. Ce qui est bon pour les plus riches finira par profiter aux plus pauvres…
Nous pourrions également critiquer l'Indice de Développement Humain (IDH) du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) qui, dans son calcul, prend en compte le revenu national brut par habitant mais non les inégalités ; or la qualité de vie peut être singulièrement différente pour les populations de deux pays ayant le même IDH mais de grands écarts de coefficient de Gini.
De nombreuses études montrent pourtant que la compression des inégalités est bénéfique, bien sûr, pour les aspects sociaux (éducation, santé, etc...) mais également pour la croissance économique. Les inégalités impliquent des risques notamment en matière de cohésion sociale, de vraies bombes à retardement pour la stabilité des Etats en Afrique.(5) On peut aussi démontrer qu'il est possible d'allier la libre entreprise, l'innovation, un haut degré de transparence, la richesse économique avec de faibles inégalités de revenus, comme ont pu le faire les pays scandinaves ; c'est un modèle alternatif que les férus du néolibéralisme refusent bien entendu d'envisager.
En conclusion, on peut considérer que la situation des inégalités en Afrique est aujourd'hui particulièrement inquiétante, dans un contexte qui reste marqué par la pauvreté. Si la tendance se poursuit, c'est-à-dire l'incapacité des principaux acteurs (états, institutions internationales) à comprimer les inégalités, on peut craindre des progrès médiocres de la part des économies africaines, des progrès décevants sur le plan social pour les populations et, in fine, des difficultés à instaurer la démocratie et la bonne gouvernance sur le continent. Pour atteindre ces objectifs, il serait peut être nécessaire que les africains disposent déjà de meilleurs outils leur permettant de s'assurer que la croissance observée dans leurs pays est correctement répartie. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
* Coefficient de Gini : le coefficient de Gini est une mesure statistique de la dispersion d'une distribution dans une population donnée, développée par le statisticien italien Corrado Gini. Le coefficient de Gini est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l'égalité parfaite et 1 signifie l'inégalité totale. Ce coefficient est très utilisé pour mesurer l'inégalité des revenus dans un pays.
(2) http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=31929&Cr=développement&Cr1=#.UybzjCgtlT4
(3) http://www.imf.org/external/french/np/blog/2014/022614f.htm
(4) http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2008/pr29/fr/
(5) cf. Joseph Stieglitz "Le prix de l'inégalité", Richard Wilkinson et Kate Pickett "Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous"