La traque des biens mal acquis au Congo-BrazzavillePar : Véronique Poujol Paperjam
La famille Sassou N’Guesso, à la tête du Congo Brazzaville, avait notamment pris le contrôle d’une banque et d’une entreprise de béton. Des documents saisis par la justice montrent comment les actifs en vadrouille au Luxembourg ont été rapatriés. D’autres sont encore bloqués. Entre le Congo et la France, les entités luxembourgeoises apparaissaient un peu partout dans les volumineux dossiers.
L e 22 novembre 2011, à 9h05, une perquisition est menée au 41, avenue du X Septembre, siège de l’étude d’avocats Lorang & Wingerter, en présence du bâtonnier, du juge d’instruction Christian Scheer et de trois officiers de police judiciaire assistés d’un agent du service des Nouvelles technologies de la PJ. Les enquêteurs emportent avec eux une quantité impressionnante de documents ainsi qu’un disque dur. Ils étaient venus sur commission rogatoire du juge français Roger Le Loire du Tribunal de Grande instance de Paris, enquêtant depuis 2008 sur les «biens mal acquis» des dirigeants du Congo Brazzaville, accusés d’avoir utilisé la place financière de Luxembourg pour dissimuler une partie de leurs richesses. Officiellement, la société luxembourgeoise visée est la SCI St Philibert, domiciliée à l’étude.
Selon l’ordonnance de perquisition et de saisie, il s’agissait «de rechercher et de saisir tous documents et objets sous quelque forme que ce soit en relation avec l’exécution utile de la commission rogatoire internationale (…) et notamment tous les documents commerciaux, comptables, financiers et bancaires faisant un lien avec la famille Sassou N’Guesso». Les pièces saisies concerneront aussi d’autres sociétés que St Philibert, car les enquêteurs identifient «différentes sociétés liées à la famille N’Guesso». Le voile va alors se lever sur une partie de l’empire financier offshore de l’entourage proche du dirigeant congolais, construit à partir de la place financière de Luxembourg.
Les enquêteurs exhumeront, outre des certificats vierges de bénéficiaires économiques, des instructions de paiement à un avocat canadien, un certain Stéphane Saintonge, concernant la Southern Cross Finance (SCF), société que l’on retrouve majoritairement dans le capital de La Congolaise de Banque (ex-Caisse pour l’agriculture, l’industrie et le commerce – Caic), privatisée en 2004. SCF est la seule entité qui présente des liens juridiques directs avec cette banque. Mais, d’après des documents saisis par la justice, d’autres structures luxembourgeoises entrent en jeu: Eurafrique, ancien nom du Groupement financier de développement (GFD), qui avait financé l’achat de la participation de l’établissement de crédit. GFD fut mis en liquidation judiciaire le 8 mars 2010 à la demande du procureur d’État, faute d’adresse connue, mais la faillite fut rabattue quelques mois plus tard après une bataille épique pour payer les impôts en retard et remettre en ordre la comptabilité.
Une troisième société luxembourgeoise, Eurorating (devenue Edmundston Valley), apparaît dans le dossier de La Congolaise de Banque, que la famille N’Guesso contrôlait à 64%, derrière des hommes de paille et une série de montages fiduciaires (apparaissant dans les documents saisis par la justice luxembourgeoise et partiellement transmis à Paris).
On observe qu’un tri sélectif semble avoir été opéré par le juge d’instruction luxembourgeois avant de transmettre les documents en France. Par exemple, des pièces renseignant sur la participation majoritaire dans La Congolaise de Banque et des montages ayant permis au clan d’en prendre le contrôle ne figureraient pas au dossier français sur les biens du Congo Brazzaville, un État qui tire sa richesse de ses réserves pétrolières (4 milliards d’euros par an, selon le président Denis Sassou N’Guesso lui-même).
Amazones de l’Économie et zones d’ombre luxembourgeoises
Les documents trouvés au Luxembourg laissent en tout cas peu de doute sur la proximité de Denis Sassou N’Guesso avec au moins deux sociétés: Edmundston Valley et Edenor, cette dernière étant placée en liquidation judiciaire mais disposant de biens immobiliers en région parisienne, ce que sa liquidatrice, Marthe Feyereisen, a confirmé dans un entretien à paperJam. Différents «contrats de fiducie» datés du 6 juin 2009 fournissent la démonstration noir sur blanc que le président se déclarait lui-même comme le «bénéficiaire économique» de ces deux sociétés et qu’il a donné des procurations à deux de ses filles, Arlette Ninèle Ngouelondélé et Julienne Johnson Sassou N’Guesso Issongo. Toutes les deux font partie de ce que les Congolais de l’opposition ont appelé les «Amazones de l’Économie».
Des perquisitions dans le cadre de l’enquête sur les biens mal acquis étaient intervenues à leur domicile parisien en février 2013, selon des informations de médias français.
Les organisations de lutte contre la corruption et les opposants politiques au clan N’Guesso avaient déjà identifié en partie les structures au Grand-Duché, ce qui avait d’ailleurs motivé, après leur plainte à Paris (toujours en cours d’ailleurs), la demande d’entraide du juge Le Loire aux autorités grand-ducales. La perquisition a permis de reconstituer le puzzle, de retrouver en partie l’origine des avoirs, depuis le début des années 2000, lorsqu’un certain Alain Garros, patron de la fiduciaire GT Turner, a mis en place des structures destinées à cacher l’identité de ses bénéficiaires économiques.
Garros (dont le nom est également apparu dans le dossier contre Jean-Pierre Maas, fondateur de PIP, le fabricant de prothèses mammaires à base d’un gel frelaté) s’est suicidé en janvier 2007, laissant derrière lui de nombreux clients «politiquement exposés» ou «sensibles», auxquels il avait servi de prête-nom dans des sociétés qu’il administrait. Une partie du fonds de commerce fut repris par l’un de ses anciens employés, mais beaucoup de structures restèrent «en friche», sans domicile ni comptabilité en ordre de marche. Cela conduira le Parquet luxembourgeois, dans le cadre de son nettoyage des sociétés boîtes aux lettres, à en placer certaines (dont Edenor et Finanzgesellschaft der Sieben Ozeane, celle-ci ayant des participations dans la Compagnie des ciments congolais) en liquidation judiciaire.
Ce fut d’ailleurs le point de départ, avec la nomination d’une liquidatrice, Me Marthe Feyereisen, de l’intérêt que la justice luxembourgeoise marqua pour les montages juridiques réalisés par Alain Garros et pour ses fréquentations dans les cercles de la «Françafrique». Dans une lettre du 2 août 2009 adressée à la liquidatrice, le dirigeant d’IBS Compta, qui avait hérité de certains dossiers chauds à la mort de Garros avec lequel il avait longtemps travaillé, raconte que son ancien patron l’avait «informé dans le temps que le bénéficiaire économique de Finanzgesellschaft lui (avait) été présenté par la Banque générale du Luxembourg en 2001». Il explique aussi avoir servi des postes d’administrateur ad interim, le temps d’une restructuration des sociétés.
Deux morts suspectes
Le Parquet économique et financier s’intéressa lui aussi, en septembre 2009, à la société luxembourgeoise Edenor (en faillite) et à l’une de ses participations, la SCI Le Vesinet-Berteaux, propriétaire d’un manoir en région parisienne, acheté d’abord par le frère du président congolais et repris par le clan à son décès, dans des circonstances qui interpellèrent la justice luxembourgeoise. Une information judiciaire pour faux a été ouverte, des avocats et des anciens comptables ont été inquiétés, mais l’affaire déboucha sur un non-lieu.
Toutefois, la famille N’Guesso n’est pas parvenue à convaincre le Parquet général de revenir sur sa décision de mettre Edenor en liquidation (comme elle le fit pour une autre société). Au tribunal, elle invoqua «le manque de collaboration des actionnaires/bénéficiaires économiques» et le manque d’organisation interne de la société.
Les enquêteurs de la Police judiciaire s’interrogèrent aussi, mais longtemps après les faits, sur les circonstances de la mort de Garros: l’homme, que l’on disait fragilisé psychologiquement après quelques mois de prison en France, s’était défenestré en janvier 2007 de son appartement… au Limpertsberg. Son compagnon, qui avait pris le relais de la fiduciaire, fut retrouvé lui aussi mort dans le même appartement luxembourgeois, six mois plus tard et dans d’énigmatiques circonstances. L’autopsie, ordonnée par le juge d’instruction, conclut à une overdose, mais des doutes ont toujours taraudé les enquêteurs, des années après ce décès. D’autant que, lorsque le cadavre fut découvert, des agents du Service de renseignement de l’État avaient été repérés dans l’appartement, selon des sources proches du dossier. L’enquête fut toutefois refermée, faute d’indications précises sur ces deux morts suspectes à quelques mois d’intervalle.
La signature de Garros, qui était administrateur d’une myriade de sociétés liées au clan N’Guesso, se retrouvait partout: sur les chèques pour racheter, via sociétés-écrans et hommes de paille, la participation dans La Congolaise de Banque lors de sa privatisation; sur l’acquittement de factures de grands couturiers et joailliers parisiens ou encore de décorateurs de luxueuses propriétés en France, où, faut-il le rappeler, Denis Sassou N’Guesso trouva refuge après un passage à vide politique.
Chasse aux actifs
Deux jours après la perquisition du 22 novembre 2011, l’associée de l’étude Lorang & Wingerter, Marie-Béatrice Wingerter de Santeul, adresse un mail à une certaine Nathalie Rondeau. Cette dernière fut, selon de nombreux autres échanges de mails exhumés par la justice, l’intermédiaire entre les avocats au Luxembourg et l’un des fils du président Sassou N’Guesso, Wilfrid, dont le nom et celui de son épouse apparaissent d’ailleurs comme administrateurs de nombreuses entités luxembourgeoises. On retrouve également Nathalie Rondeau, née Huss, comme représentante à Paris de la société de transports congolaise Socotram, laquelle société fut longtemps locataire d’un des appartements de la famille N’Guesso en région parisienne. Dans le courriel, l’avocate l’informe avoir fait l’objet d’une perquisition et lui suggère la domiciliation de St Philibert «dans un espace privatif» loué pour 450 euros par mois. Une lettre annexée au courriel, adressée à Wilfrid N’Guesso et signée Alain Lorang, préconise «de louer un petit local dans un centre d’affaires(…), ce qui protégera les intervenants luxembourgeois de tout risque de perquisition».
Il y a des perles dans les milliers de pages de documents qui n’ont pas pu échapper à la perquisition (c’est à se demander pourquoi la justice luxembourgeoise ne les a pas exploitées), notamment sur la façon dont les «intervenants» avaient permis à GFD de sortir de la liquidation judiciaire et de sauver ainsi son principal actif, La Congolaise de Banque, des griffes d’une liquidatrice ignorant apparemment l’existence de ce bijou dans le portefeuille de la société et ainsi de mettre la main sur un compte en banque bien garni (deux millions d’euros) dans un établissement au Maroc. Ce fut une course-poursuite pour mettre à l’abri GFD et transférer la société au Canada, avec l’aide de l’avocat Saintonge. Il y aurait sans doute matière, pour la justice française ou luxembourgeoise, à s’intéresser à la manière dont les actifs de cette société ont été «extournés», avec l’accord des représentants de ses actionnaires. Des échanges de mails font état de cette volonté de ne pas mentionner la participation bancaire ni le compte en banque au Maroc dans les comptes, lorsqu’il a fallu mettre la comptabilité «dans les clous» et payer les dettes fiscales (105.000 euros) afin de convaincre les autorités d’annuler la faillite. Cette liquidation avait été initiée dans le but de «protéger la place financière» de sociétés qui ne se conformaient pas à la réglementation sur le droit des sociétés.
Comment expliquer l’énergie qui fut déployée par les «intervenants» pour annuler la mise en faillite et transférer des actifs au Canada? Comment justifier, par ailleurs, qu’un cabinet d’avocats à Paris, Livory & Wilner, ait sollicité en mai 2010 un avocat luxembourgeois pour avoir son avis «sur la conformité avec le droit luxembourgeois de la structure de la société La Congolaise de Banque» (l’État congolais avait conservé une participation de 11%), en lui faisant parvenir des documents sur trois sociétés anonymes luxembourgeoises, Southern Cross Finance, GFD et Edmundston Valley? Dans une lettre du 15 juin 2010, l’avocat luxembourgeois conclura sur la base des documents qui lui avaient été transmis – et qui furent saisis par la justice luxembourgeoise – que trois actionnaires prétendument privés de la banque, Hubert Pendino, Bernard Beltrando et Raymond Ibata, «détiennent les actions de la société La Congolaise de Banque à titre fiduciaire, la société Southern Cross Finance a le contrôle sur plus de la majorité des parts sociales de la banque». Le juriste souligne aussi «qu’il serait opportun de procéder à une révision à la fois des contrats fiduciaires de portage et le pacte d’actionnaires afin qu’ils soient plus précis est protègent mieux les intérêts de votre client». «Enfin, s’interroge-t-il, une question primordiale reste sans réponse: qui est le bénéficiaire économique de la société Southern Cross Finance?»
Dans un échange de mails avec Rémy Wilner en avril 2009, sur un dossier relatif à une SCI, l’avocat luxembourgeois réclamait «un dossier transparent et clair» pour accepter des domiciliations: «Il me faut un (…) document montrant que le père a fait donation aux filles. Sans ce document, il faut considérer le père comme bénéficiaire économique et pas les filles.» L’avocat remettra son mandat le 9 janvier 2012.
Groupement financier de développement, La Congolaise de Banque
LIENS A SUIVRE (Source) :
http://www.paperjam.lu/article/fr/la-traque-des-biens-mal-acquis?page=1
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