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Italie. La gauche absente de Domenico Losurdo

par Dmitrij Palagi 8 Novembre 2014, 07:46 Italie Impérialisme Colonialisme néocolonialisme Gauche Domenico Losurdo Articles de Sam La Touch

Italie. La gauche absente de Domenico Losurdo
La gauche absente de Domenico Losurdo
Par Dmitrij Palagi
Article originel : La sinistra assente di Domenico Losurdo 

Traduction Segesta

Domenico Losurdo est un philosophe italien, il a enseigné à l'Université d'Urbino (aujourd'hui il est à la retraite) et est l'auteur d'un grand nombre de publications qu'il est facile de retrouver sur Wikipedia. La précision et la clarté de ses argumentations accompagne un militantisme jamais dissimulé dans le camp du communisme italien. Ce n'est pas un hasard que la présentation de son dernier ouvrage, La sinistra assente ("La gauche absente"), soit liée, à Florence, à la présentation d'un appel pour la reconstruction d'un sujet marxiste et de classe. Plutôt que faire une présentation de l'ouvrage nous avons essayé d'en résumer certains concepts-clés à travers un entretien avec l'auteur que nous vous proposons ci-dessous.

1) Dans votre livre est abordé le thème de la gauche en clef globale. Vous évoquez la situation spécifique italienne seulement en rappelant les positions malvenues de Camusso et Rossanda lors de l'intervention militaire en Libye qui a abattu Khadafi. La littérature contemporaine nous avait habitués à nous concentrer sur les inégalités économiques et sur les erreurs, ou les faiblesses, des groupes dirigeants de la gauche italienne, ou au maximum européenne. Pouvez-vous résumer les motivations de ce choix argumentatif ?

Aujourd'hui, pour ce qui concerne l'occident capitaliste, nous assistons à un gigantesque processus de redistribution de a revenu à la faveur des classes les plus riches et privilégiées. Mais ceci est admis d'une certaine manière par beaucoup d'auteurs, ce n'est pas un élément nouveau. Le point central dans l'analyse du livre est par contre celui-ci : nous sommes en présence, si nous jetons un regard sur le plan mondial, non pas d'un mais deux processus de redistribution du revenu, qui s'opposent entre eux.

Dans le cadre de l'occident capitaliste nous voyons justement la redistribution du revenu à la faveur des classes riches et privilégiées. Au niveau planétaire nous voyons une redistribution du revenu à la faveur de pays qui ont derrière eux une révolution anti-coloniale et que maintenant, après s'être débarrassés de l'assujettissement politique, tentent de se débarrasser aussi de l'assujettissement économique et technologique. C'est un phénomène, surtout, des pays émergents et en premier lieu de la Chine.

La thèse centrale de ce livre est qu'être de gauche signifie :

1) d'une part, contester dans l'occident capitaliste cette redistribution du revenu à la faveur des classes riches et privilégiées

2) d'autre part, sur un plan global et planétaire, appuyer et favoriser ce processus de redistribution du revenu à la faveur des pays émergents et en faveur des pays qui ont été protagonistes de la révolution anti-coloniale.

Et voilà pourquoi on parle de la gauche absente. En tout les cas, pour ce qui concerne le deuxième aspect, la gauche, qu'elle soit radicale ou parlementaire, est sourde aux raisons des pays émergents. L'occident, face à ce processus de redistribution à l'échelle planétaire en faveur des pays émergents, réagit avec une sérié de guerres néocoloniales.

Il n'y a pas eu seulement la Libye de Khadafi, mais tout le Moyen Orient a été investi par des guerres néocoloniales promues par l'occident. Les seuls pays qui n'ont pas été concernés sont ceux comme l'Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe, c'est-à-dire des pays qui n'ont jamais connu ni la révolution anti-coloniale ni la révolution anti-féodale. Voilà, devant ceci je vois toute la faiblesse, ou même toute l'absence de la gauche.

2) Dans le livre émerge l'instrumentalité de quelques stéréotypes, comme celui du dissident, du martyr ou du terroriste. L'indignation qui naît à travers ces figures est toujours liée au système communicationnel par lequel le pouvoir véhicule ses propres valeurs. Comment éviter de tomber dans des narrations fictives et en même temps ne pas rester indifférents aux injustices du monde ?

Clairement il n'y a pas de réponse mécanique à donner, il s'agit à chaque fois de faire une analyse concrète. Prenons l'exemple de la figure la plus exploitée aujourd'hui, celle du dissident.

Déjà, il faut faire une analyse historique. Pourquoi les communistes qui étaient persécutés, par exemple, en Allemagne occidentale étaient mis hors la loi et n'ont jamais été définis comme dissidents, tandis que c'est considéré comme une évidence qu'ils fussent expulsés du lieu de travail et envoyés en prison ? Si nous voulons parler de la figure du dissident aujourd'hui, nous devons en voir les différents aspects. Je fais l'exemple de la dissidente cubaine qui proteste à l'égard du pouvoir existant à Cuba, qui est à son tour un pouvoir dissident à l'égard du pouvoir existant au niveau planétaire. Et ce n'est pas que la dissidente à Cuba, par rapport au régime communiste, coure plus de risques que celui couru et que court la direction cubaine par rapport au pouvoir planétaire. Ce sont les journaux occidentaux eux-mêmes qui disent que les tentatives de la Cia d'assassiner Fidel Castro sont innombrables. Par contre il est clair que dans ce cas la dissidente philo-occidentale n'a pas risqué et ne risque pas la vie.

Comme on le voit la figure du dissident est abstraite du contexte historique et est célébrée seulement dans la mesure où elle soutient l'orientation philo-occidentale et philo-impérialiste.

Prenons encore une fois la figure de la dissidente cubaine. J'ai déjà dit que le pouvoir politique contre lequel elle proteste est dissident par rapport au pouvoir politique mondial. Elle est une dissidente ou une aspirante proconsul de l'empire ? Dans le livre je démontre que beaucoup parmi ces dissidents font un appel explicite aux Etats Unis et aux autres pays qui leur sont alliés, afin qu'ils interviennent dans leur pays dans une certaine direction. Dans ce cas plus que de dissidents nous devrions parler plutôt d'aspirants proconsuls de l'empire.

Si nous prenons le cas particulièrement fameux du Dalai Lama, nous voyons que l'emploi de cette catégorie est effectivement idéologique de manière scandaleuse. Le Dalai Lama est certainement un dissident par rapport au pouvoir politique représenté par la République Populaire Chinoise, qui certainement est en dissidence par rapport au pouvoir planétaire, incarné dans ce cas par les Usa. Par rapport au Dalai Lama il y a d'autres orientations dans le monde bouddhiste lamaïste même qui condamnent le Dalai Lama en tant que protagoniste d'une répression en faveur d'ultérieurs dissidents. Mais naturellement, du point de vue de l'idéologie dominante, l'unique dissident digne de visibilité et d'admiration est le dissident qui est en pleine consonance avec l'idéologie et le pouvoir dominant, qui est donc en consonance avec l'empire, soit exactement le contraire du dissident.

3) De la gauche vous dénoncez les limites culturelles, avant qu'organisationnelles. En même temps vous rapportez une belle citation de Marx, dans laquelle tout en s'adressant aux jeunes il écrit : "Nous n'affronterons pas le monde de manière doctrinaire, avec un nouveau principe: ici est la vérité, ici agenouille-toi !" L'équilibre entre la nécessité de reconstruire une théorie et de la maintenir liée avec la réalité quotidienne est compliqué pour la gauche radicale. Vous suggérez de se référer à la pratique de la philosophie, et peut-être de partir de Hegel ?

Encore une fois je ne crois pas être un messie ou un prophète, c'est-à-dire ce n'est pas que j'aie une vérité salvatrice et des recettes qui soient faciles à suivre. La thèse du livre est celle-ci : aujourd'hui nous nous trouvons dans une situation plus difficile que à l'époque de Marx. Je soutiens en effet qu'il y a une nouveauté. Marx a su dire avec une grande force : les idées dominantes sont les idées de la classe dominante, la classe qui détient le monopole de la production matérielle, a aussi le monopole de la production intellectuelle. Celle-ci a été certainement une vision qui a permis de cueillir de quelle manière se déroulent les processus de production des idées. De nos jours la situation est plus difficile parce que la bourgeoisie n'est pas la classe qui détient seulement le monopole des idées mais surtout elle détient le monopole des émotions. Dans le livre je démontre comment effectivement c'est grâce à ce monopole de la production des émotions que se déclenchent les guerres et les coups d'état que l'impérialisme déchaîne.

Je fais un exemple particulièrement éclatant, qui aujourd'hui est admis par tout le monde, j'entends aussi par les intellectuels bourgeois. Ce qui est arrivé en Roumanie à la fin de 1989. Certainement il y avait une dictature largement discréditée de Ceausescu. Lorsque se manifeste une protestation à Timisoara, une ville roumaine, il y a à ce qui paraît, une répression et voilà que tout le système multi-médiatique à l'unisson a dénoncé la férocité de la répression, en parlant de génocide. Aujourd'hui nous savons ce qui s'est passé. Je cite un philosophe lointain du communisme comme Agamben, qui a écrit que en réalité les cadavres ont été pris à la morgue et mutilés : ça a été un terrible carnage et de cette manière ils ont été exhibés sur tout le système multi-médiatique comme preuve du génocide. Dans ce cas la manipulation a été éclatante et particulièrement répugnante. Ceci a signifié que à partir de l'exhibition de ces cadavres mutilés comme preuve d'un homicide présumé s'est déclenché une vague d'indignation (ce que dans le livre je définis terrorisme de l'indignation). Sur la base de ce terrorisme il a été facile de déclencher un coup d'état.

La même technique, je le démontre dans le livre, a été mise en action pour ce qui concerne la guerre contre la Yougoslavie.

Une conclusion de caractère philosophique on peut la tirer. Hegel dit que la simple proposition n'est pas le lieu de la vérité, parce que la vérité est un raisonnement complexe, qui doit tenir compte de toute une série de circonstances. Hegel est décidément contraire à toute forme de relativisme mais en même temps il met en garde : la vérité est l'entier, la vérité est concrète. Hegel, je répète, justement affirme que la proposition simple, élémentaire, n'est pas le lieu de la vérité. Mais aujourd'hui c'est même la perception immédiate qui devrait être le lieu de la vérité : par exemple la transmission télévisuelle, l'indignation qu'elle produit. Ce sur quoi je voudrais attirer l'attention est que nous devons savoir résister à la manipulation, ne pas nous laisser entrainer immédiatement, raisonner, savoir faire un raisonnement complexe, savoir faire une analyse concrète de la situation concrète, pour employer un mot d'ordre cher à Lénine. Ce n'est pas une opération simple, mais sans cette capacité on ne peut pas non plus résister à la manipulation.

Je pourrais ajouter un dernier point Juste au début du livre, en tant qu'exergue, je cite une affirmation de Bismarck. Nous sommes à la deuxième moitié du 19e siècle, à ce moment-là l'Allemagne est en retard par rapport à l'expansionnisme colonial des autres pays et est en train de chercher à récupérer. Dans le contexte de cette tentative Bismarck, en s'adressant à ses collaborateurs, dit : mais ne serait-il pas possible de trouver des détails horribles d'un épisode de cruauté ? Les repérer, les retrouver, les dilater, les inventer, les manipuler. C'est celle-ci la technique : à travers un détail horrible et capable de soulever l'indignation morale qui induit l'opinion publique à justifier la guerre, ou même des coups d'état travestis en révolutions colorées.

Je dirais qu'il y a une profonde continuité depuis Bismarck à nos jours, nous pourrions même dire depuis Bismarck à Obama ou aux dirigeants du monde occidental.

4) Dans le livre on lit d'un Machiavel proche de celui décrit communément comme représentant d'un modèle négatif de pratique politique.

Ce n'est pas mon point de vue. Le machiavelisme est évidemment cité dans une acception négative parce qu'il est clair que dans le langage courant il est synonyme de realpolitik privée de tout scrupule et privée aussi d'objectifs de grande ampleur. Lorsque je parle négativement de Machiavelli je cite en réalité Norberto Bobbio, qui renvoie à Machiavelli en termes assez négatifs. Mon point de vue est par contre différent, même si dans le livre je n'ai pas pu tout dire.

Machiavelli en réalité est une grande figure. Le tort et la catastrophe de Bobbio est de ne pas l'avoir lu, ou de toute façon de ne l'avoir pas compris, selon mon point de vue.

Quel est le grand mérite de Machiavelli ? Souvent il y a des philosophes qui parlent de Marx, Nietzsche et Freud comme les trois grands maîtres du soupçon : ceux qui mettent en doute la transparence immédiate des propositions, pour voir jusqu'à quel point elles correspondent aux convictions réelles et à la pratique réelle de celui qui les prononce. Selon moi le premier grand maître du soupçon est Machiavelli, qui a mis en garde quant à prendre pour argent comptant les déclarations que les différents états font dans les explications ou la volonté de légitimation de la politique internationale.

Machiavelli montre justement que ces déclarations appuyant de très hautes valeurs sont souvent une technique de manipulation qui sert à contraster l'adversaire, l'ennemi potentiel.

De ce point de vue Machiavelli nous est utile à condition d'être saisi dans sa profondeur, dans sa signification authentique, pour formuler au moins un doute concernant la sincérité et la signification réelle des déclarations avec lesquelles sont déclenchées des guerres au nom de la défense des valeurs universelles. En réalité ces idéologies si exaltées cachent la poursuite d'intérêts géopolitiques matériels bien plus concrets et très souvent inavouables. Ceci à mon avis, Bobbio ne l'a pas compris.

Dmitrij Palagi, Il Becco.it, 5.11.2014

Dmitrij Palagi est né en 1988 en Union Soviétique, juste avant la chute du Mur. Inscrit à Réfondation depuis 2006, tout de suite avant la défaite de "la Gauche Arc en Ciel". Diplômé en philosophie, il travaille pour la revue "ancora IN MARCIA".

L'article en italien ici :La sinistra assente di Domenico Losurdo

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