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Témoignages de soldats israéliens : « J’ai visé des cibles civiles, parfois juste pour le plaisir » (Le Monde)

par Piotr Smolar 4 Mai 2015, 16:52 Israël Gaza Crimes contre l'humanité Cibles civiles Soldats Tsahal Sionisme Colonialisme

Témoignage. Appelons-le Arié. Disons qu’il a la vingtaine et une tête bien faite. Arié fait partie de la soixantaine de soldats israéliens qui ont accepté de témoigner auprès de l’organisation non gouvernementale Breaking the Silence au sujet de l’opération « Bordure protectrice », conduite à l’été 2014 dans la bande de Gaza. Arié s’est longuement confié au Monde sur son expérience comme tireur à bord d’un char de combat. Il abordait la dernière ligne droite de son service militaire lorsqu’il a été envoyé à Gaza. Son témoignage, édifiant, est confirmé sur de nombreux points par ceux qui figurent dans le recueil de l’ONG, publié lundi 4 mai.

« Je suis tireur dans un char. J’ai suivi une formation classique de quatre mois, puis quatre autres de formation spécialisée. C’est beaucoup de balistique, de calculs de distance, d’exercices pratiques. C’est vous qui contrôlez les armes, il faut rester calme et précis. On a un bouton qui permet d’allumer l’électricité dans le canon. Quand on le pousse, cela veut dire qu’on se rapproche du tir. La règle élémentaire est : on ne joue pas avec, on n’essaie même pas de vérifier s’il fonctionne, on ne le pousse que si on va tirer. Et pour cela, il faut l’ordre du commandant. Ça devient instinctif. J’ai aussi appris que tout devait être rapporté. J’ai appris à scanner un paysage, de gauche à droite, de droite à gauche, et à faire un rapport. La décision de tirer est ensuite prise au-dessus de vous.

Lire le décryptage : La dérive morale de l’armée israélienne à Gaza

Lorsque j’ai été appelé début juillet [2014], on a été réuni dans le Golan [au nord d’Israël]. On a attendu que les camions arrivent, puis on est parti vers le sud, à proximité de la bande de Gaza. On a commencé à préparer les chars. Personne ne vous parle à ce moment-là de la mission. Tout est flou, on discute entre soldats, on parle de nos peurs, on partage nos pensées. On passe le temps. Un jour, le chef du bataillon nous a réunis, pour nous briefer. « Demain soir, on entrera dans la bande de Gaza, nous a-t-il dit. Il faut penser à nos familles, à nos foyers. Ce qu’on fait, c’est pour leur sécurité. » Il nous a parlé des règles d’engagement. « Il y a un cercle imaginaire de 200 mètres autour de nos forces. Si on voit quelque chose à l’intérieur, on a le droit de tirer. »

« J’étais le seul à trouver ça bizarre »

J’étais le seul à trouver ça bizarre. Il m’a répondu : « Si une personne voit un char et ne s’enfuit pas, elle n’est pas innocente et peut être tuée. » A ses yeux, il n’y avait pas de civils. Si quelqu’un peut nous causer du tort, il est coupable. La marge de manœuvre était très large, ça dépendait de moi et de mon commandant. On n’enquêtait pas sur la cible, comme on me l’avait enseigné pendant la formation. C’était du genre : je vois quelque chose de louche à la fenêtre, ou bien cette maison est trop proche de nous, j’ai envie de tirer. « OK ! », disait le commandant. C’était la chaîne de décision, dans notre unité.

On avait les mitrailleuses calibre 50 et les 7-62, pour les zones ouvertes ou les buissons à proximité. Mais l’arme la plus efficace, c’était l’obus. Lorsqu’il y avait un mouvement clair, qu’une fenêtre s’ouvrait, obus. Lorsqu’une voiture bougeait et que je devais la viser, obus. On a visé des choses, pas des personnes. On n’a jamais vu d’êtres humains de près, sauf pendant les brefs cessez-le-feu de quelques heures. Les gens croyaient alors qu’ils pouvaient rentrer chez eux en toute sécurité. Il y avait des personnes âgées, des femmes, des enfants… On ne savait pas quoi faire. Ils nous voyaient, ils continuaient à avancer. On avait peur d’attentats kamikazes. Il m’est arrivé de prendre la mitrailleuse pour viser à côté d’eux, pour leur faire peur, car on avait peur aussi. Même les soldats politiquement de droite étaient désolés pour les civils, coincés entre eux et nous, entre nos chars et les combattants du Hamas. On se disait : ils les ont porté au pouvoir démocratiquement, mais quand même… Les combattants, qu’ils aillent se faire foutre. On a toujours comparé le Hamas au Hezbollah libanais, qui est vu comme l’élite de l’élite. Le Hamas, ce sont des semi-pros, qui nous font peur quand même.

Je n’ai jamais vu un combattant du Hamas. Ils sont très sournois, ils se déplacent dans des tunnels. Tu entres dans une zone ouverte, et tout d’un coup, ils te tirent dessus par-derrière. Tu te retournes, il n’y a plus personne. Et puis, il y a les guetteurs, sur les toits. J’en ai tué un. Guetteur, c’est un mot dans notre dictionnaire militaire. Cela désigne une personne qui peut vous observer, qui est en hauteur et parle au téléphone. Le guetteur est un semi-combattant. Même une grand-mère peut l’être. Très souvent, on voyait au loin une personne sur un toit, parlant au téléphone. On vérifiait auprès du commandant si ce n’était pas les nôtres. Et puis on tirait un obus au bout de quelques minutes. C’est arrivé très souvent dans ma zone car on était en plaine et il y avait un quartier du Hamas juste en face, en hauteur. La plupart du temps, je ne voyais qu’une tâche noire, jamais les visages, parce que je regardais au loin avec le soleil de face. Mais on ne pouvait pas prendre de risque.

« On visait des fermes, des bâtiments »

Il n’était pas permis de viser les bâtiments des Nations unies. Ni même de pointer le canon dans leur direction, il fallait le relever pour empêcher un tir accidentel. Même chose pour l’hôpital ou la centrale électrique et les bâtiments dits internationaux, à moins qu’on nous tire clairement dessus de ces endroits. Il fallait alors demander l’autorisation avant de répondre. Ces lieux étaient situés entre deux et quatre kilomètres de nous.

On est entré dans la bande de Gaza le 19 juillet. On cherchait des tunnels du Hamas construits entre Gaza et Israël. On devait aussi détruire les infrastructures du Hamas et causer les plus grands dégâts possibles au paysage, à l’économie, aux infrastructures, pour que le Hamas paie le prix le plus élevé pour le conflit et qu’ils y réfléchissent à deux fois, pour le conflit prochain. C’est de la dissuasion. On visait des fermes, des bâtiments, des poteaux électriques. Si des immeubles civils sont élevés, on peut les viser. Officiellement, on nous disait qu’il fallait éviter les victimes civiles, mais en même temps, faire le plus de dégâts possibles. J’étais le seul que ça dérangeait dans mon bataillon. Les autres disaient : « On doit le faire, c’est eux ou nous, ils finiront par nous tuer sinon, c’est OK… » C’était vraiment triste. J’essaie de comprendre pourquoi c’était comme ça. Je suis peut-être plus mature qu’eux, ou bien mon éducation veut ça. Beaucoup essaient de ne pas penser, de survivre au jour le jour, d’éteindre leur conscience.

On est entré la nuit dans la bande de Gaza, c’était très chaotique, il y avait beaucoup de discussions radio. On avait peur, on se disait qu’on allait se faire canarder. Mais rien ne s’est passé. Après quelques jours où l’on a tiré sans jamais se faire tirer dessus, ma vigilance était moins stricte. On a essayé, un jour, de sortir du char parce qu’on avait un problème de moteur. Dans la minute, plusieurs balles ont sifflé près de mon oreille, je me suis jeté à terre. C’était intense, puis rien pendant plusieurs jours. La première semaine, on sortait juste pour pisser, puis on a pris le temps – quinze minutes – de faire un café. On dormait dans le char. Il faisait une chaleur terrible, il n’y avait pas d’air conditionné.

« J’ai visé le 11e étage avec un obus »...

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