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Jaffa, architecture, histoire: la destruction et l’effacement d’une métropole palestinienne Article original : From Bauhaus to doghouse The Economist Traduction https://mounadil.wordpress.com/
Le titre de l’article en anglais est « From Bauhaus to doghouse » et je ne suis pas du tout sûr de l’avoir traduit correctement. Mais bon, ce n’est pas vraiment grave puisque j’ai réussi à me dépatouiller avec le reste de l’article. Mounadil Al Djazaïri
Nous sommes ici devant un compte rendu de lecture d’un livre écrit par Sharon Rotbard, un architecte qui s’est intéressé aux mythes qui entourent le développement de la ville de Tel Aviv. Ce compte rendu donne une idée explicite d’un processus qui a abouti à l’anéantissement de la ville de Jaffa, aujourd’hui banlieue de Tel Aviv mais jusqu’en 1948 métropole économique et culturelle de la Palestine. Au passage, l’auteur écorne l’idée reçue selon laquelle la grande ville sioniste serait représentative de l’école du Bauhaus…
Du Bauhaus au secret honteux
Un livre israélien déconstruit la mythologie qui entoure l’édification de Tel Aviv*
The Economist (UK) 7 février 2015 | Traduit de l’anglais par Djazaïri
En 1984, une petite exposition du Musée des arts de Tel Aviv avait voyagé à New York. « White City; International Style Architecture in Israel, A portrait of an Era » dépeignait Tel Aviv comme étant peut-être le meilleur exemple d’une ville style Bauhaus. Aucune exposition ne pouvait mieux résumer l’image d’Israël et de sa métropole moderne comme réalisation sur « une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » Une série de livres et d’expositions avaient suivi, dont une intitulée « Maisons tirées du sable » qui reproduisait sur la première de couverture l’image frappante de Juifs européens portant costumes et chapeaux candidats à des parcelles sur des dunes vides. Stimulée par et stimulant la reconnaissance internationale, l’UNESCO proclamait Tel Aviv site du patrimoine mondial en 2004.
Pour Sharon Rotbard, un architecte né dans cette ville, c’est un travestissement. Trois architectes en activité à Tel Aviv dans les années 1930 étaient sortis diplômés du Staatliches Bauhaus en Allemagne, écrit-il dans « White City, Black City ». Les autres avaient étudié dans d’autres pays. Plus important, explique-t-il, le mythe ignore les liens de Tel Aviv avec sa cité mère, Jaffa, un port antique qui à l’époque de la naissance de Tel Aviv était le pôle urbain moderne de la Palestine, avec des cinémas et des imprimeries et dont la densité de l’habitat colorait littéralement la ville en noir sur les photographies aériennes.
Rotbard égratigne la façade de sa ville natale. Il décrit comment Tel Aviv a supplanté les orangeraies propriétés des Arabes et explique comment, pendant la naissance violente d’Israël en 1947-1948 les combattants des organisations paramilitaires juives s’étaient emparées puis avaient en grande partie rasé la ville d’où Tel Aviv avait émergé. Son récit de la croissance de Tel Aviv à partir d’un faubourg de Jaffa fondé en 1909 pour devenir une métropole dont la population s’était multipliée par 20 dans les années 1920 est saisissant.
Ses habitants, écrit-il, étaient pour la plupart de jeunes hommes juifs qui n’étaient pas moins idéologues que les colons actuels. Même leurs méthodes étaient souvent semblables. Ils fortifiaient des avant-postes pour rompre la continuité de l’espace de peuplement arabe. Leur premier axe de contournement, la rue Allenby, aujourd’hui un des grands axes de la ville, enveloppait le périmètre de Jaffa. Il donnait à Tel Aviv un accès à la mer mais réduisait aussi Jaffa à une enclave qui était effectivement coupée de son arrière-pays palestinien.
En novembre 1947, l’ONU rendit public un plan pour diviser la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe. Jaffa devenait un ilôt palestinien entouré de frontières juives. Dans les combats qui suivirent, les paramilitaires commandés par Menahem Begin, un habitant de Tel Aviv qui deviendra plus tard premier ministre d’Israël, faisaient dévaler dans les ruelles des barils bourrés d’explosifs sur les cafés de Jaffa et tiraient des obus de mortier sur les quartiers résidentiels. Au moment de la déclaration d’indépendance par Israël le 14 mai 1948, qui décida les armées arabes à intervenir, les Juifs avaient chassé de la ville les Arabes de Jaffa, n’y laissant que moins de 20 % de la population. Beaucoup de ces habitants arabes avaient été obligés de fuit par la mer. Pour la première fois depuis 5 000 ans, poursuit M. Rotbard, Jaffa « avait cessé d’exister comme entité urbaine et culturelle. » Une bonne partie de la médina [ville] arabe fut rasée au bulldozer et recouverte de végétation. Quelques monuments, dont certaines mosquées et des constructions datant des Croisés furent préservés, mais si vous vous promenez dans le Jaffa d’aujourd’hui, vous ne pourriez pas savoir que ce fut à une époque le centre économique et culturel de la Palestine arabe.
Les responsables municipaux traitèrent Jaffa comme un réceptacle pour des structures comme le quartier général de la police, des prisons et des déchetteries, ainsi que pour des gens mal vus comme les travailleurs immigrés. Par la suite, des quartiers entiers furent pavés et transformés en parkings. « Des villes comme Dresde, Berlin et Hiroshima ont toutes souffert de destructions exorbitantes pendant la deuxième guerre mondiale, mais toutes se sont relevées des cendres de la guerre pour redevenir des entités urbaines intactes et même dynamiques, » écrit l’auteur, tandis que Jaffa, soutient-il, a été éradiquée comme Troie.
L’armée a gardé quelques vestiges pour elle. D’autres ont été transformés en colonie pour artistes. La jeunesse bohème qui y vivait appelait les ruines de Jaffa « la grande zone » et en avait fait un lieu branché. Au cours d’un processus qui s’est accéléré depuis la première édition du livre de M. Rotbard en hébreu (il vient seulement d’être traduit en anglais), la promotion immobilière a rempli les espaces laissés vacants avec des projets de logements de luxe, repeuplant Jaffa avec une classe moyenne ashkénaze embourgeoisée dans des résidences au nom à consonance hellénique comme le Rocher d’Andromède ou dans des lotissements réservés aux Juifs religieux. « Les architectes, dans leurs actions et leurs œuvres, » conclut M. Rotbard, « sont ceux qui parachèvent l’occupation, la rendant irréversible. »
Pour des lecteurs peu familiers avec le langage acerbe des Israéliens ou avec leur infinie capacité à l’autocritique, c’est un texte passionnant. Les militants antisionistes vont se le procurer. Tout comme les sympathisants d’une droite religieuse israélienne qui monte, trop contents de pouvoir accuser d’hypocrisie l’élite libérale de Tel Aviv. Les colonies établies par les Juifs religieux dans les terres palestiniennes occupées après 1967, soutiennent-ils, ont été bien moins brutales que les dévastations subies par Jaffa.
A la fois éditeur et architecte, M. Rotbard pèse ses mots. « Les villes et l’histoire » , écrit-il, « sont construites de la même manière – toujours par le vainqueur, toujours pour le vainqueur et toujours selon la mémoire du vainqueur. » Pour lui, le surnom de « Ville blanche » évoque d’autres cités coloniales comme Alger (dont la Casbah a été laissée intacte – c’est faux, NdT). Mais elle est aussi blanche comme dans « le blanc de l’effaceur, le Tipp-Ex » ou dans les pieux mensonges [white lies en anglais].
The Economist (UK) 7 février 2015 | Traduit de l’anglais par Djazaïri
*White City, Black City: Architecture and War in Tel Aviv and Jaffa. By Sharon Rotbard. Translated by Orit Gat. Pluto Press; 244 pages; $24.95. [Ville blanche, ville noire: architecture et guerre à Tel Aviv et à Jaffa].