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Tito Tettamanti: « Les médias ne sont pas assez critiques vis-à-vis des divers pouvoirs » Par Sylvia Cattori ASI
Tito Tettamanti est un grand homme d’affaires suisse qui a été successivement homme politique, financier et entrepreneur couronné de succès. Il se distingue dans le paysage conventionnel de la finance et de la politique par son esprit rebelle. Très critique envers l’Union européenne – et une presse bien-pensante, trop conformiste à son goût, Tito Tettamanti est à mille lieues du politiquement correct. Quand il n’est pas en voyage, il réside dans le canton du Tessin – la partie italienne de la Suisse – où il est né. Une certaine classe politique et médiatique, toujours prompte à ostraciser les citoyens qui expriment leur attachement à la souveraineté nationale de la Suisse et leur méfiance à l’égard de l’Union européenne, aurait intérêt à l’écouter et à s’en inspirer [1].
Un entretien de Silvia Cattori, Arrêt sur Info, avec Tito Tettamanti, financier
Silvia Cattori: Compte tenu de votre passion pour le débat d’idées et de la vaste expérience acquise au cours de votre longue carrière, vous êtes particulièrement qualifié, M. Tito Tettamanti, pour nous éclairer sur la portée des turbulences qui secouent le système financier international et l’économie mondiale. Depuis la crise des subprimes et le sauvetage des banques, on ne cesse d’entendre parler de risques d’effondrement économique, de faible croissance, de déflation, de volatilité financière, de crise de la dette, de politiques d’austérité, d’aggravation des inégalités et du chômage, de guerre des monnaies. Certains pointent du doigt un marché financier déconnecté des besoins de l’économie réelle. Entre ceux qui affirment que le système financier s’est maintenant doté de garde-fous et ceux qui affirment que rien n’a changé et que l’on se dirige tout droit vers une crise majeure, le citoyen ordinaire ne sait plus qui croire. Quel est votre diagnostic sur cette situation ?
Tito Tettamanti: Je vais me limiter à parler de la récente politique des Banques Centrales et de la Banque centrale européenne [BCE] en particulier. Je partage l’avis de ceux qui affirment que la politique à taux 0 est gravement pénalisante pour les épargnants, les systèmes de prévoyance et les caisses de pension. Pour la seule Suisse, on estime que le 1% de différence des taux peut représenter un manque de gains pour l’épargnant situé entre 6 et 8 milliards par année. L’épargne est lourdement mise à contribution ; c’est une sorte de nouvelle taxe permettant d’aider les caisses des États membres de l’Union européenne qui sont tous lourdement endettés. Pour certains de ces États, des taux normaux de marché signifieraient la faillite.
Un jeu similaire, jusqu’à maintenant sans résultat, est le « Quantitative Easing », c’est-à-dire l’inondation du marché par des liquidités fournies par la BCE. Le programme en cours comportant des injections mensuelles de 80 milliards d’euros prévoit un déboursement total de 1’740 milliards d’euros. Or, comme l’économie réelle ne profite pas de cette liquidité pour des investissements productifs, des énormes montants sont placés en bourse ou dans l’immobilier. Cela a pour conséquence une augmentation malsaine des valeurs boursières et des propriétés immobilières. On enrichit la classe des investisseurs et ensuite on se plaint que la différence entre les riches et les moins fortunés s’élargit.
Silvia Cattori: La zone euro s’enfonce dans la récession économique ; les politiques d’austérité imposées par les technocrates de Bruxelles, comme celles qu’ils imposent à la Grèce, apparaissent comme un échec total. Par ailleurs, l’Union européenne elle-même se déchire de plus en plus, notamment sur le dossier des migrants. Le mécontentement populaire grandit partout. L’Europe est une question qui vous tient à cœur de longue date [2]. On en vient à se demander si l’Euro est en mesure de survivre comme monnaie viable. Et si l’Union européenne elle-même n’est pas en voie de désintégration. Comment relancer l’investissement s’il n’y a plus de confiance ?
Tito Tettamanti: Votre question est double. D’un côté vous vous demandez comment relancer l’économie en Europe, de l’autre si l’Union européenne telle qu’elle a été construite jusqu’à aujourd’hui a encore un avenir ou va vers la désintégration. L’austérité n’est pas en soi une voie erronée. Elle vise à obliger les différentes nations à réaliser les réformes structurelles indispensables pour relancer l’économie. Les opérateurs en Europe sont tous plus ou moins étouffés par des règles qui empêchent ou au moins entravent les activités économiques. Les lois sur le travail, les dépenses clientélistes, les politiques sociales mal conçues, les systèmes fiscaux, ont conduit à une impasse et nécessitent de profondes révisions.
Pour relancer la consommation il n’y a rien de plus efficace que de laisser plus d’argent à disposition des classes moyennes, en réduisant leurs impôts. Mais malheureusement la classe politique n’a ni le courage ni l’envergure qu’il faudrait pour affronter la bataille, certes difficile, qui permettrait de convaincre et d’obtenir un consensus politique. On profite des dettes à zéro% et des injections de liquidité pour ne rien faire. Résultat : la situation se détériore chaque année.
Quant à l’Union européenne on devrait avoir compris aujourd’hui que le système constructiviste conçu par Jean Monnet [3] ne peut pas fonctionner. On devrait avoir compris que l’idée d’imposer les solutions d’en haut, sans aucun consentement démocratique, a fait faillite. Comme le démontrent ces trois exemples majeurs, parmi les plus récents.
-On a imposé l’euro à 18 nations qui manquent de la nécessaire homogénéité économique. On en voit aujourd’hui le résultat.
-Avec les accords de Schengen on a aboli les frontières en oubliant qu’aujourd’hui les nations sont aussi des États avec des systèmes de prévoyance sociale très développées mais très différentes les unes des autres. Ce qui a comme résultat le développement d’un tourisme social.
-Avec les accords de Dublin on a défini les frontières de l’Europe mais on a oublié de se demander qui a la charge de les faire respecter. Le désarroi relatif aux graves phénomènes de l’immigration de masse démontre encore une fois les conséquences néfastes de « solutions » qui se basent sur des plans visant à construire une Europe politique mais qui oublient la réalité économique et sociale.
Silvia Cattori: Mme Simonetta Sommaruga [4] ne manque pas une occasion de répéter que les accords bilatéraux avec l’Union européenne sont nécessaires à la survie de la Suisse et que le vote populaire du 9 février 2014 [5] les met en péril et complique la tâche du Conseil fédéral. N’est-ce pas là une position de faiblesse qui préfigure une future soumission aux conditions dictées par Bruxelles, au mépris du vote exprimé par le peuple suisse et par les Tessinois en particulier ? Où est, à votre avis, l’intérêt de la Suisse?
Tito Tettamanti: Il s’agit d’une attitude incompréhensible et maladroite. D’un côté l’affirmation que les accords bilatéraux sont indispensables à la survie de la Suisse est fausse et incorrecte. Même la NZZ qui se bat avec beaucoup de conviction pour la poursuite des accords bilatéraux a admis que, dans certains milieux politiques et de l’Assemblée fédérale, on en surestime l’importance.
On a calculé que la résiliation de l’accord bilatéral sur les obstacles techniques au commerce pourrait coûter à l’économie suisse entre 200 et 300 millions de francs. Eu égard à la dimension de notre économie ce montant est dérisoire et facile à compenser par quelques mesures d’allègement dans des réglementations bureaucratiques. Mais cette attitude est aussi maladroite parce qu’elle nous met en situation de faiblesse. Dans n’importe quelle négociation, si je dévoile à ma contrepartie que je me trouve entre ses mains, je capitule sans même négocier.
Le problème posé par le vote du 9 février n’est pas de savoir si l’on poursuit ou non la voie des bilatérales. Il s’agit ici d’en négocier des adaptations qui ne peuvent pas ignorer une décision que le peuple suisse a prise. La diplomatie existe et doit aussi servir dans le cas présent. Je ne conseillerais pas de résilier les accords ; c’est l’Union européenne qui par un vote unanime des 28 pays membres – chose pas facile à obtenir – doit le décider. Le résultat du vote des Britanniques sur le Brexit, ne sera pas sans importance également pour nous.
Silvia Cattori: Vous avez souvent souligné, M.Tito Tettamanti, qu’il y a un problème de carences et de compétences au niveau du Conseil fédéral. Que faudrait-il changer selon vous ?
Tito Tettamanti: Ma critique ne s’adresse pas individuellement à des membres du Conseil fédéral. Le monde a profondément changé. En se limitant à choisir les conseillers fédéraux parmi les parlementaires fédéraux et quelques conseillers d’État, notre classe politique est myope. Le Conseil fédéral a besoin d’un ou deux membres dotés d’une envergure internationale, d’expérience dans le management et dans les négociations à haut niveau, ainsi que d’un réseau de contacts personnels dans le monde. On peut constater cette carence dans certains dossiers délicats.
Silvia Cattori: Il y a un sentiment « antisystème » croissant en Suisse, qui englobe les médias traditionnels. Comment jugez-vous la qualité des médias ? Au vu du chaos au sein de l’Union européenne, nombre de citoyens reconnaissent désormais à l’UDC [6] d’avoir préservé les intérêts de leur pays en faisant barrage à une adhésion. Ne pensez-vous pas qu’en stigmatisant les eurosceptiques de « xénophobes » ou de « populistes » les médias traditionnels contribuent à accentuer un clivage de l’opinion qui nuit à la qualité du débat concernant les défis et les choix cruciaux auxquels est confronté le pays ?
Tito Tettamanti: C’est vrai, la question européenne a créé un clivage qui pèse négativement sur notre politique et met en danger la cohésion du pays, essentielle pour notre succès dans le monde.
Malheureusement, il y a bel et bien une société clivée entre, d’une part la Suisse « qui compte », l’establishment politique, la majorité du Conseil fédéral, des parlementaires, l’Assemblée fédérale, l’économie qui change d’avis selon ce qu’elle juge être dans ses intérêts. Et d’autre part, une grande partie des citoyens qui réagissent aussi à des peurs qui ne sont pas nécessairement sans fondement.
Les médias sont généralement « politiquement corrects ». Et en Suisse ils font partie dans leur grande majorité de l’establishment et ils reflètent principalement le point de vue gouvernemental. Comparée à d’autres pays, la qualité des médias en Suisse est en générale bonne. Cela dit, à mon goût, ils ne sont pas assez critiques vis-à-vis des divers pouvoirs.
Silvia Cattori: A 85 ans, toujours entreprenant, vous ne connaissez pas de retraite...
Tito Tettamanti: Si vous n’avez pas d’intérêts et vous n’êtes pas actif à mon âge, la vieillesse risque d’être une vraie antichambre de la mort.
Silvia Cattori : Je vous remercie infiniment M. Tito Tettamanti.
Propos recueillis le 10 mai 2016
[1] Il commente l’actualité politique dans divers médias. On peut lire ses billets dans Il Corriere del Ticino, Ticinolive.ch et Die Zeit
[2] Europe Titanic? Giampiero Casagrande Editore, 1993.
[3] Sur Jean Monnet: http://arretsurinfo.ch/marie-france-garaud-jean-monnet-un-agent-americain-paye-pour-detruire-les-etats-europeens/
[4] Cheffe du Département fédéral de justice et police.
[5] L’initiative de l’Union Démocratique du Centre (UDC) contre l’immigration de masse, visant à réintroduire des plafonds annuels à l’immigration ainsi que des contingents pour les autorisations de séjour en Suisse.
[6] L’Union Démocratique du Centre est le premier parti de Suisse.