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Pourquoi Bush n'a-t-il pas été jugé devant la Cour pénale internationale? Par Anne Crignon Nouvel Obs.com
La question reste en suspens. De quel droit George Bush a-t-il fait bombarder les Irakiens en 2003? Aujourd'hui encore, c'est une blessure pour les opinions publiques européennes, et il semble de plus en plus clair qu'un lien existe entre cette «intervention» (l'euphémisme aussi est une arme lourde) et la fabrique de l'organisation Etat islamique.
A la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, créée en 2002 pour juger les criminels de guerre, là même où s'est ouvert en janvier le procès du président ivoirien déchu Laurent Gbagbo, l'affaire était classée. Mais la gouvernance a changé. Au procureur argentin Luis Moreno Ocampo a succédé, au printemps 2012, la Gambienne Fatou Ben-souda, laquelle a ressorti l'embarrassant dossier. Et justement la Grande-Bretagne s'apprête à y verser une pièce maîtresse.
En juillet prochain devrait être enfin rendu public le rapport Chilcot sur les raisons de l'engagement britannique dans la guerre en Irak. Apparaîtront au grand jour les mensonges de Tony Blair, qui, avec son ami Bush, mit en place la propagande sur les armes de destruction massive, au nom de quoi on bombarda. Sur ce fondement, il pourrait surgir du havre de la justice globale une vérité interdite.
"Les guerres américaines n'ont pas vraiment rendu le monde meilleur"
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En attendant, avec leur refus réitéré de rejoindre les 123 Etats membres de la Cour pénale internationale, les Etats-Unis travaillent à se mettre à l'abri de toute poursuite. «Les dirigeants américains ont bien raison de croire qu'une bonne partie de la planète serait ravie de voir l'un d'entre eux devant la Cour», écrit Stéphanie Maupas, correspondante à La Haye pour «le Monde» et France 24, dans «le Joker des puissants», 400 pages méticuleuses et sidérantes sur la Cour et ses «impuissances consenties».
"Leurs guerres, du Vietnam à la Libye en passant par le Nicaragua, la Colombie, l'Irak et l'Afghanistan, parmi d'autres, n'ont pas vraiment rendu le monde meilleur. Avec Luis Moreno Ocampo, l'affaire était entendue. Fatou Bensouda semble, elle, moins encline à mettre un point final à l'affaire pour de simples raisons politiques."
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Au même moment, dans «l'Ordre et le Monde», Juan Branco, recruté au bureau du procureur de 2010 à 2011, aujourd'hui enseignant à Yale et conseiller de Julian Assange, constate lui aussi le mélange d'incompétence et de soumission politique de la Cour.
Pourtant, on se souvient de l'espoir fou qu'avait fait naître en 2002 l'institution toute neuve qui devait mettre fin au scandale des scandales: l'impunité des criminels de guerre et l'immunité des chefs d'Etat. Un traité préalable, signé à Rome en 1998, cinquante ans après le procès de Nuremberg, avait sonné le glas du règne infini des tyrans: la Cour serait permanente, et le crime, imprescriptible.
Elle se substituerait aux tribunaux ad hoc, Tribunal pénal international pour le Rwanda ou pour l'ex-Yougoslavie. Elle ferait peur aux chefs d'Etat réélus avec des scores qui en disent long sur la nature de leur régime. On traquerait les criminels de guerre sur toute la planète. La CPI serait saisie dès lors qu'un Etat membre ne pourrait ou ne voudrait pas prendre en charge un jugement dans ses propres tribunaux.
Elle pourrait se saisir elle-même, avec l'aval de trois de ses juges, pour tout crime commis par les Etats signataires ou par leurs ressortissants, où qu'ils soient dans le monde. Ce siècle avait deux ans et une justice nouvelle.
Or que croyez-vous qu'il arriva tandis que les nations œuvraient à ce progrès humain? L'Amérique posa des garde-fous pour elle-même, comme cet article 16 permettant au Conseil de Sécurité de l'ONU (et à ses cinq membres permanents: Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) de suspendre les poursuites engagées en cas de «danger pour la paix». Notion floue, facilement opposable, qui servira bientôt.
Les ONG partent alors en quête de ratifications à travers le monde. Pour l'ouverture de la Cour, en juillet 2002, Angelina prête son minois joli aux opérations de communication. Cet été-là, l'Amérique adopte l'American Service-Members' Protection Act (Aspa) qui l'autorise à soustraire ses ressortissants à la justice, y compris par des moyens militaires. On l'appelle ironiquement «The Hague Invasion Act» (le «décret d'invasion de La Haye»), puisque théoriquement les Américains auraient le droit de débarquer sur les rives de la mer du Nord si un de leurs ressortissants s'y trouvait détenu.
En 2012, la Cour fête ses dix ans. Avec une seule condamnation à son actif. Celle de Thomas Lubanga, pour l'enrôlement d'enfants-soldats en République démocratique du Congo (RDC). Une série de non-lieux, des chefs d'Etat en exercice qu'on a essayé de coincer en vain: Kadhafi (mort avant), le président du Soudan Al-Bachir, recherché pour ses crimes au Darfour (en fuite), celui du Kenya (non-lieu). Et des enquêtes en cours dans sept pays africains. La Cour se rêve universelle, on lui fait un procès en postcolonialisme.
La fronde de l'Afrique contre la CPI a engendré un véritable shopping judiciaire. Des juristes et des ONG cherchent sans relâche où le procureur pourrait poser ses filets. La FIDH [Fédération internationale des Droits de l'Homme, NDLR] a proposé l'Afghanistan, la Palestine, puis l'Ukraine et enfin le Mexique. On fait tourner le globe pour y planter une aiguille.
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Pour succéder à Ocampo, on cherche quelqu'un qui rassure l'Afrique offensée. C'est donc son adjointe, la très estimée Fatou Bensouda, qui est nommée. La Gambienne prend pour numéro deux James Stewart, ancien du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Ce duo se retrouve aux manettes d'un «machin» à la réputation entachée depuis le procès Lubanga, en 2009, et l'audition du premier témoin de l'histoire de la Cour, un jeune Congolais, ex-enfant soldat appelé «P298».
Prié en swahili de jurer de dire la vérité, rien que la vérité, il craque: «Comme j'ai juré devant Dieu que je vais dire la vérité, votre question me met en difficulté par rapport à la vérité.» Il raconte que ses déclarations, on les lui a«enseignées». Qu'il a été approché par une ONG lui promettant «des vêtements et beaucoup de choses».Devant les caméras du monde, «P298» devient le révélateur de la corruption et de la pagaille qui peuvent survenir sur le terrain, à des milliers de kilomètres de La Haye.
Le territoire ivoirien ne manque pas d' enfants-soldats, mais on s'aperçoit que des intermédiaires recrutés par les enquêteurs de la Cour ont façonné des adolescents sur mesure. La CPI est perçue comme une «fontaine à fric». La population miséreuse est prête à s'improviser enquêtrice, pourvoyeuse de victimes, victime soi-même. C'est l'occasion pour quelques-uns de fuir la pauvreté - la Cour dispose d'un bon budget pour accueillir en Europe les témoins et leurs familles.
Renvoyer la CPI à sa mission première est-il possible? Depuis 2012, seul un mandat d'arrêt pour crime contre l'humanité a été lancé, contre un djihadiste malien responsable de la destruction des mausolées de Tombouctou, dont le procès s'ouvre bientôt. Il y a eu deux condamnations: deux Congolais, Germain Katanga et Jean-Pierre Bemba. Stéphanie Maupas signale quelques fugitifs, comme Simone Gbagbo. Le dossier kényan (sur les violences postélectorales de décembre 2007) s'est effondré, faute d'enquête solide.
La Cour plaide le manque de moyens, mais, pour la correspondante du «Monde», c'est de la mauvaise foi. Le salaire des juges (15.000 euros par mois) et leurs avantages d'expatriés donnent une idée du train de vie de l'institution. Son budget annuel est de 130 millions d'euros. C'est d'ailleurs le prix de quinze jours de frappes aériennes sur cet Irak qui préoccupe Fatou Bensouda au point, donc, de rouvrir le dossier des crimes commis par la coalition américano-britannique. Un timide espoir que la Cour pénale internationale fasse ce pour quoi les deniers publics de tant de pays lui sont versés: dire la vérité, rendre justice.
Anne Crignon