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Répression des migrants. Comment l’Europe autorise ses garde-côtes à ouvrir le feu sur des bateaux de réfugiés (Bastamag)

par Zach Campbell 4 Octobre 2016, 12:39 Repression UE Migrants Refugies

Rien ne sera donc épargné aux réfugiés qui bravent la mer pour fuir les tragédies en cours en Afrique et au Moyen-Orient. Pas même l’infamie. Dans les bras de mer qui séparent les îles grecques des côtes turques, les garde-côtes grecs et européens n’hésitent pas à faire usage de leurs armes à feu pour arraisonner les bateaux transportant des réfugiés, au risque de blesser voire de tuer certains d’entre-eux. Le tout, avec la bénédiction tacite de Frontex, l’agence européenne des frontières, dont les pouvoirs ne cessent de s’étendre. Une enquête du magazine états-unien The Intercept, traduite de l’anglais par Basta !.

 

 

 

Il y a deux ans, à bord d’un bateau de contrebande parti de Turquie, Rawan, 19 ans, a vu les autres passagers paniquer lorsqu’un vaisseau de garde-côtes grecs a commencé à s’approcher en tournant autour d’eux. Rawan a d’abord entendu deux coups de feu provenant de la patrouille. Craignant d’être arrêté, le conducteur du bateau, un pêcheur turc, a fait demi-tour pour fuir vers la Turquie. Puis Rawan a entendu des coups de feu supplémentaires. Lorsqu’une balle l’a atteinte au bas du dos, tout d’abord elle n’a rien senti. Ensuite, se souvient-elle, cela a été comme un incendie.

Le mari de Rawan avait rejoint l’Allemagne un an plus tôt. Tous deux avaient décidé de quitter Damas, la capitale syrienne, leur ville natale. Rawan et douze autres Syriens se dirigeaient vers la petite île grecque de Chios, dans un petit bateau en fibre de verre, bien plus rapide que les canots pneumatiques utilisés par la plupart des réfugiés pour effectuer la traversée depuis les côtes turques, à huit kilomètres de là.

Avant les coups de feu, Rawan avait entendu quelqu’un crier « Stop ! » dans un haut-parleur, depuis le vaisseau des garde-côtes. Elle était avec quatre autres personnes dans le compartiment avant du bateau ; les autres étaient assis à l’arrière, près du moteur. Son beau-père, Adnan Akil, a lui aussi été atteint d’une balle dans le bas du dos. Et Amjad A., un autre réfugié syrien qui a demandé que ne soient dévoilés que son prénom et l’initiale de son nom, a été touché à l’épaule.

Sur le bateau, 16 impacts de balles

Akil déclare se souvenir parfaitement de l’enchaînement d’événements qui a mené aux coups de feu. Un officier était armé d’un pistolet, l’autre avait un pistolet-mitrailleur. Akil, Rawan et d’autres témoins se rappellent avoir entendu un officier tirer par à-coups. « Nous hurlions au conducteur de s’arrêter », se souvient Braa Abosaleh, un autre réfugié syrien qui était à bord ce jour-là.

Voyant que le conducteur ne s’arrêtait pas, les garde-côtes leur ont foncé dedans depuis l’arrière. Selon Akil et Rawan, le pêcheur a alors coupé les moteurs, en faisant semblant de se rendre. Mais lorsque les officiers ont baissé leurs armes et se sont approchés, il a relancé le bateau, en tournant la proue vers la Turquie. Cette fois, les garde-côtes ont tiré directement sur le bateau en fuite.

Après ces nouveaux coups de feu, le conducteur a fini par s’arrêter. De sa position juste à l’extérieur du compartiment avant, Abosaleh a vu un officier des garde-côtes passer dans leur bateau et en venir aux mains avec le conducteur. Il témoigne avoir vu l’officier frapper le pêcheur avec la crosse de son pistolet avant de lui passer les menottes – un témoignage que confirme Rawan. Les blessés ont été transportés à l’hôpital, et le reste des réfugiés emmenés dans un hôtel de Chios pour y être interrogés.

Un rapport d’incident non censuré de Frontex à propos de tirs de garde-côtes sur un bateau de réfugiés. (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)

Selon un rapport officiel, en date de mars 2014, sur les dégâts occasionnés par cet incident, c’est un total de 16 impacts de balles qui ont été retrouvés sur le bateau, la plupart autour du compartiment avant.

Même blessés, traités « comme des animaux »

Assise sur un canapé dans son appartement du nord de l’Allemagne, Rawan roule nerveusement cigarette après cigarette. Depuis sa blessure, elle marche en boitant. Elle insiste pour que ne soit publié que son prénom : sa famille en Syrie ne sait pas encore qu’elle a été touchée par une balle. Elle raconte que les officiers des garde-côtes les ont jetés dans leur bateau, elle et les autres blessés, « comme des animaux ».

Après les coups de feu, l’un des officiers impliqués a été arrêté. Selon les documents soumis au tribunal, il a admis avoir vidé une cartouche de 30 balles et rechargé son arme pour continuer à tirer. Devant les juges, les deux autres officiers qui l’accompagnaient ont rejeté la faute sur leur collègue, assurant qu’il avait agi de lui-même et non sur ordre de ses supérieurs. Les tirs furent présentés comme un incident isolé.

Moins d’un mois plus tard, un tribunal grec jugea que les garde-côtes, y compris celui qui avait été arrêté, n’avaient commis aucune faute ; ils n’avaient ouvert le feu que pour arrêter un présumé contrebandier.

L’usage des armes à feu, une pratique récurrente

Pourtant, un ensemble de rapports d’incidents de Frontex, l’agence des frontières de l’Union européenne, obtenus par The Intercept, montre que l’usage d’armes à feu pour intercepter les bateaux conduits par des passeurs – malgré le risque, ce faisant, de blesser ou tuer des réfugiés – constitue une stratégie fréquente pour les Grecs et les Européens [1].

Ces documents, qui auraient dû être expurgés pour garder les détails opérationnels confidentiels mais que Frontex a rendu publics par erreur, mettent en lumière de nombreux cas d’usage d’armes à feu contre des bateaux transportant des réfugiés.The Intercept a décidé de publier les documents non expurgés dans leur intégralité, pour démontrer comment des vies sont mises en danger au cours de ces incidents. Ces rapports couvrent une période de vingt mois allant de mai 2014, soit deux mois après les coups de feu à Chios, à décembre 2015. Chaque cas d’usage d’armes à feu – même lorsqu’il a entraîné des blessures – y est décrit comme étant conforme aux « règles d’engagement » [2] employées pour arrêter un bateau en mer.

« Parfois, nous tirons sur le moteur »

Chios est une petite île endormie de 50 000 habitants, à seulement huit kilomètres des côtes turques. Elle est depuis longtemps l’un des principaux points de passage des réfugiés qui veulent entrer en Grèce depuis la Turquie. Dans les premiers mois de 2015, au début de la vague de traversées la plus récente, le principal parc de la ville est utilisé comme un lieu d’accueil improvisé, où de nombreux habitants se rendent pour offrir leurs services ou de la nourriture. Aujourd’hui, l’un des trois camps établis dans l’île est à proximité de ce même parc, en plein centre-ville.

Certains membres des garde-côtes de Chios déclarent être submergés par les arrivées de réfugiés, manquer des ressources nécessaires, et ne pas avoir reçu de formation appropriée. Selon les statistiques de l’ONU, plus de 100 000 réfugiés ont pourtant transité par Chios en 2015 – soit deux fois la population locale.

« Il est très difficile de stopper un bateau rapide », explique un capitaine des garde-côtes qui travaille actuellement dans les îles grecques. Sous couvert d’anonymat, il détaille le protocole pour intercepter les bateaux de contrebandiers en provenance de Turquie. « Nous approchons du bateau, nous leur disons "Stop !" avec les mains ou avec une sirène. » Si le bateau ne s’arrête pas, « parfois, nous tirons sur le moteur ». Il précise que les tirs n’interviennent « que s’il n’y a pas de risque. S’il y a un risque, assure-t-il, nous les laissons partir. »

 

 

 

Incidents à répétition

Pour passer de la Turquie aux îles grecques à travers la mer Égée, les réfugiés utilisent deux types de bateaux. Les plus communs sont des canots pneumatiques lents, surchargés, avec souvent plus de cinquante personnes à bord. Ils avancent laborieusement, à peine au-dessus de l’eau, actionnés par des petits moteurs poussifs qui tombent souvent en panne avant d’atteindre l’autre rive. Ces bateaux gonflables n’ont généralement pas de passeurs à bord ; ces derniers offrent le passage à l’un des réfugiés, à condition qu’il pilote le bateau.

Les bateaux plus rapides, comme celui qui transportait Rawan, sont en bois ou en fibre de verre, et sont souvent conduits par des pêcheurs locaux qui travaillent pour des réseaux de passeurs et font plusieurs voyages par jour. Selon les témoignages de réfugiés à Chios, Lesbos ou en Grèce continentale, confirmés par les rapports d’incidents de Frontex, ces pilotes, lorsqu’ils se retrouvent face à des garde-côtes dans les eaux territoriales grecques, essaient souvent de faire demi-tour et de fuir vers la Turquie. C’est alors que les tirs interviennent.

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