Que signifiait vivre en Syrie jusqu’en 2011 ? Avant que mercenaires et islamistes nous envahissent au son de leurs tambours de guerre ?
Dr Waiel S.H. Awwad | 19 décembre 2016
Original : http://www.outlookindia.com/magazine/story/syria-diary/298225
L’auteur de cet article est un ancien journaliste syrien installé à New Dehli.
Traduit de l’anglais par Sylvie Jolivet pour Arret sur info
Journal de Syrie
A mes chers compatriotes,
Un souvenir de l’été 2010 : nous sommes assis dans un café du vieux Damas, sirotant un café d’Arabie, écoutant de la musique et tirant des bouffées de notre narguilé. Une soirée rituelle de détente amicale du vendredi, qui ne se termine que lorsque le soleil disparaissant à l’horizon nous invite à rentrer chez nous. Je marche dans la rue en compagnie de Mme Nada, une avocate réputée de Damas. Elle s’apprête à rentrer chez elle, à Alep, pour y passer le week-end en famille. Je la regarde et m’exclame : « Tu vas faire 360 kilomètres et conduire seule pendant quatre heures ? » Elle réplique en souriant : « Mais je le fais chaque semaine, Waiel. Je rentre chez moi, puis repars pour mon travail le dimanche matin ! » Je lui demande : « Mais tu n’as pas peur ? Et si ta voiture tombe en panne ? » Elle éclate alors de rire : « Pourquoi est-ce que j’aurais peur ? Cela m’est arrivé plein de fois. Je n’ai qu’à faire signe aux voitures qui passent. Et quelqu’un finit toujours par m’aider. Nous sommes en Syrie, cher docteur. On y est en sécurité et tout le monde s’entraide. »
Mais ça, c’était la Syrie d’avant 2011.
Une petite Inde
On pourrait être aussi intarissables à propos d’Alep ! Une ville pleine de vie, avec ses 3 millions d’habitants, ses marchés animés, le bourdonnement de ses innombrables – plus de 1500 – usines. Pourquoi, au terme de plus de deux années de guerre, Alep n’avait-t-elle connu aucune manifestation hostile au régime ? Parce que sa population rejetait les politiciens sectaires et souhaitait se maintenir en dehors du conflit. Accusée de ce fait par les radicaux de soutenir le régime. Et gratifiée d’un lot de sarcasmes et de plaisanteries humiliantes. Mais ses habitants ont tenu le coup. Culturellement soudés par leur appartenance séculaire à l’une des plus antiques cités du monde. Située pile au milieu de la partie mésopotamienne de la route de la Soie, riche de son histoire de 11 000 ans, Alep a été le berceau d’un large éventail de civilisations – hittite, araméenne, assyrienne, perse, hellénistique, romaine, byzantine et islamique. En 1599, Vincenzo Dandolo, Consul de Venise, écrit : « Avec ses vastes havelis, (appelés souks), ses riches marchands et ses magnifiques édifices, Alep est une véritable Petite Inde ». Vivant moi-même en Inde, je ne peux qu’être d’accord.
Apocalypse à Alep
Puis en 2013, la Turquie a ouvert ses frontières aux mercenaires et aux Islamistes. Bien entraînés et armés les uns autant que les autres, ils ont assiégé la cité et fait résonner leurs tambours de guerre. L’eau a été coupée, les centrales électriques plastiquées, les usines démantelées et vendues à prix symbolique en Turquie. Des barrages, des tireurs en embuscade, des bombes à retardement, ont commencé à vous attendre au coin des rues. Nada ne s’est plus risquée à voyager seule.
Qu’est-ce qu’il y a au menu ?
J’ai pensé à cela en prenant mon brunch dominical en famille. Mazen, un Syrien expatrié à Delhi, trouvait chaque jour le temps d’appeler sa mère et la questionnait sur son menu. Invariablement, elle lui répondait : « Du pain kimajeh, du boulgour (un plat composé de blé concassé), et de la soupe d’orge ! ». Ni salade, ni fruits, ni desserts. Il y avait toujours pénurie d’eau, de courant ou d’ingrédients pour préparer les repas qui étaient autrefois l’occasion d’un moment de vie familiale. Cela mettait Mazen hors de lui. Quels médias se sont indignés pour le quartier est d’Alep, demandait-t-il, alors que cela fait trois ans que la population doit s’y contenter d’une nourriture à base de pain ? La ville agonise en silence, les magasins ont été incendiés, les anciens marchés détruits par des explosions, les lieux historiques dévastés, les objets d’art pillés et passés en contrebande en Europe à travers la Turquie.
Enterrée dans le marbre
Mon amour pour Alep remonte aux années 70, lorsque mon père nous avait envoyés, mon frère et moi, chez de proches parents, Abdulla et Adeeb Aljerf, officiers de l’Académie de l’Armée de l’Air. Le brigadier retraité Adeeb était un ancien pilote d’avion de combat MIG et le souhait de mon père était que nous nous enrôlions plus tard dans ce corps d’armée. Encore jeune garçon, je marchais dans les rues d’Alep, dans le quartier où vivait la colonie arménienne, avec ses ruelles escarpées tout en marbre que la brise rafraîchissait quand le temps se couvrait. Une fois, nous avons fait halte près d’un étal de marché, à l’ombre d’un pistachier. Le petit déjeuner se composait alors de fèves, de houmous, de falafels et de salade de taboulé, le tout accompagné d’un verre de sahlab, une boisson chaude et nourrissante à base de lait, de sucre, de farine de salep et d’essence de musc.
Cette colonie s’était considérablement accrue après le massacre des Arméniens commis par la Turquie. Dans son ouvrage intitulé «Dans l’ombre de Byzance » ( titre original : « From the Holy Mountain ») et paru en 1997, William Dalrymple note : « Avant la première guerre mondiale, il n’y avait que 300 familles arméniennes dans la ville ; en 1943, leur nombre était de 4 000 000 ». Puis sont arrivés les réfugiés suriani et grecs orthodoxes. « Cet afflux de population a transformé Alep en arche de Noé. » Au gré des hasards de la vie, je me suis établi en Inde, où je me sens chez moi. De là, je peux retourner par l’imagination dans la Petite Inde évoquée par Dandolo. Et en considérant toute cette souffrance, toute cette campagne de diffamation occidentale à l’encontre de la Syrie dans son effort pour libérer Alep des terroristes – avec les larmes de crocodile d’usage permettant de masquer les sinistres manœuvres visant à diviser la Syrie -, j’ai hâte que tout cela soit fini, et qu’une fois les plaies cicatrisées, on puisse de nouveau goûter aux petites joies de l’existence en savourant son petit déjeuner.
La semaine dernière….
L’armée syrienne a repris aux groupes terroristes le contrôle d’environ 60 pour cent de la ville déchirée par la guerre. Presque toute la partie d’Alep-Est a été récupérée cette semaine.
Dr Waiel S.H. Awwad | 19 décembre 2016
L’auteur de cet article est un ancien journaliste syrien installé à New Dehli.
Original : http://www.outlookindia.com/magazine/story/syria-diary/298225
Traduit de l’anglais par Sylvie Jolivet pour Arret sur info