La ceinture des États faillis

L’avant dernière région d’Afrique soumise à l’étude de la guerre hybride est la ceinture des États défaillants du Sud-Soudan et de la République centrafricaine (RCA), qui forment ensemble un trou noir de chaos dans la partie Centre Nord du continent. Ces États n’ont pas toujours été désordonnés et dysfonctionnels, mais ils le sont maintenant à cause de l’ingérence américaine secrète dans leurs affaires. Sans ces antécédents géostratégiques, ils auraient pu servir de lieux de transit idéaux pour de futurs projets d’infrastructures transnationaux multipolaires reliant deux des principaux pays d’Afrique, l’Éthiopie et le Nigeria, tout en passant par des régions riches en ressources. Cette vision est maintenant totalement brisée et peu susceptible d’être relancée à court terme, vu la mesure dans laquelle ces deux États sont profondément divisés et l’intensité avec laquelle ils sont embarqués dans une haine identitaire fratricide. Néanmoins, il était nécessaire de parler du rôle positif que cette ceinture d’États défaillants aurait pu jouer s’ils n’avaient pas été délibérément transformés en un tel chaudron de conflits insolubles.

Quant à la recherche en cours, elle se concentrera principalement sur le Sud-Soudan, beaucoup plus susceptible que la RCA d’être l’hôte d’un autre conflit régional important. Les troubles incessants à l’intérieur du pays pourraient également atteindre facilement la frontière orientale inexistante de son voisin et déclencher une nouvelle chaîne de conflits. Les deux pays les plus directement touchés par un épisode de violence significative en RCA seraient le Tchad et le Cameroun, tandis que les leaders régionaux, le Soudan, l’Éthiopie et l’Ouganda courent un plus grand risque d’être menacés par la déstabilisation du Sud-Soudan. Cette deuxième catégorie de pays sera donc traitée dans le présent article, tandis que ceux touchés par la RCA seront discutés dans les prochains chapitres consacrés à chacun de ces deux États. Quoi qu’il en soit, il est clair que le Sud-Soudan et la RCA sont les États les plus défaillants et les plus vulnérables de toute l’Afrique et que leurs problèmes internes peuvent se répandre facilement dans toute la région s’ils ne sont pas contenus de manière proactive.

Sud-Soudan – Introduction

La violence a de nouveau été relancée dans cette terre toujours ingouvernable de l’Afrique de l’Est, connue sous le nom international de « Sud-Soudan ». Les derniers rapports indiquent que des forces loyales au président Salva Kiir et au vice-président Riek Machar ont soudain commencé à s’entretuer dans la capitale durant les festivités du cinquième anniversaire de l’indépendance du pays, bien qu’elles aient précédemment signé un cessez-le-feu et accepté un gouvernement de transition.

La précédente période de troubles à laquelle l’accord précédent était censé mettre fin a tué plus de 50 000 personnes pendant un conflit brutal qui a duré  deux ans et la mort de quelques centaines de personnes au cours du week-end a suscité des inquiétudes quant au risque que les deux rivaux politiques du pays retournent à leurs vieilles habitudes fratricides.

De façon prévisible, les médias internationaux sont inondés d’articles sur les horreurs des violences des années précédentes avec des statistiques pour expliquer que le Sud-Soudan est malheureusement devenu un État défaillant. Au milieu des rapports sur cette émotion poignante, il manque une discussion sérieuse sur la géopolitique de la guerre civile sud-soudanaise, pourtant absolument essentielle pour les observateurs afin d’acquérir une meilleure compréhension des conceptions diaboliques des États-Unis pour l’espace stratégique trans-régional entre l’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale.

SouthSudan-Map

Kiir contre Machar

Faits de base

La cause superficielle de la violence post-indépendance du Sud-Soudan a été attribuée à la rivalité personnelle entre le président Kiir et le vice-président Machar, mais il y a beaucoup plus à en dire. Avant d’approfondir les causes profondes du conflit, il est nécessaire de s’attaquer à l’explication la plus  consommable pour le grand public, donnée par les grands médias de ce qui se passe dans le pays. Kiir et Machar sont des vétérans célèbres de l’insurrection sud-soudanaise contre Khartoum, le premier étant un ancien député de John Garang (le dernier dirigeant de l’itération moderne du mouvement) alors que l’autre était son adversaire au sein de l’organisation pendant la plus grande partie des années 1990.

Chacun de ces politiciens représente aussi l’une des deux principales ethnies du pays ; Kiir est un Dinka et Machar est un Nuer. Aucun de ces groupes n’est proche de la majorité absolue de la population sud-soudanaise, sauf que leur cumul à 35,8% et 15,6%, respectivement, en font les deux plus grands blocs identitaires. Les Dinkas et les Nuers partagent une histoire de relations vicieusement tendues, qui remonte de manière plus pertinente à la période de l’occupation britannique. L’étude de la Bibliothèque du Congrès sur le Soudan allègue que « certaines sections des Dinkas étaient plus accommodantes à la domination britannique que les Nuer» et que « ces Dinkas traitèrent les Nuers résistants comme hostiles. L’hostilité s’est donc développée entre les deux groupes à la suite de leurs relations différentes avec les Britanniques ».

Mauvais sang

Les deux groupes se sont affrontés de façon sporadique après l’indépendance du Soudan en 1956, bien qu’ils fussent nominalement du même côté dans la guerre séparatiste sud-soudanaise qui a duré plusieurs décennies. Le soulèvement de Machar contre Garang, bien que n’étant pas nécessairement motivé par des considérations ethniques, peut être vu, en filigrane, comme indicatif de la méfiance entre ces deux communautés, étant donné que le chef de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) était d’origine dinka et que son commandant rebelle (un parmi d’autres) était d’origine nuer. Suite à la réconciliation formelle des deux parties au début des années 2000 et à la réintégration de Machar dans la SPLA, le combattant prodigue a été nommé vice-président du gouvernement du Sud-Soudan après que l’accord de paix global de 2005 eut mis fin à la deuxième guerre civile soudanaise et préparé un éventuel référendum d’indépendance du Sud en 2011.

Six mois plus tard, Garang, qui était le premier vice-président du Soudan et président du gouvernement du Sud-Soudan, a été tué au cours de l’été 2005 lorsque son hélicoptère s’est écrasé mystérieusement alors qu’il revenait d’Ouganda. C’est Kiir qui a fini par être nommé comme remplaçant. Alors que la rivalité de Machar avec Garang avait pris fin, sa concurrence avec Kiir venait de commencer, bien que le même modèle ethnique de la méfiance Nuer-Dinka soit encore nettement en jeu. Les deux politiciens insurgés ont conservé leurs positions tout au long de la transition lors de l’indépendance du pays après celle de 2011, mais Kiir a finit par se méfier pensant que Machar complotait pour le renverser et le congédier de sa position en Juillet 2013.

Le remplacement de Machar n’était pas un incident isolé, cependant, puisque Kiir faisait également parti d’une purge de nombreuses figures militaires. La centralisation du pouvoir du président sud-soudanais semblait constituer une prise de pouvoir anticonstitutionnelle et cela a presque immédiatement polarisé la société du pays. Les membres de la communauté ethnique de Machar ont commencé à réorienter leurs milices armées contre le gouvernement, craignant que les Dinkas ne planifient une marginalisation à grande échelle et peut-être violente de leur groupe. Les tensions ont atteint leur paroxysme en décembre de cette année là quand les affrontements ont éclaté entre les forces loyales de Machar et l’armée de Kiir, engendrant ainsi l’horrible guerre civile qui continue encore à ce jour.

L’astuce

Le gouvernement du président Salva Kiir à Juba a résolument combattu toute présence militaire étrangère sur le territoire de son pays, malgré l’opération humanitaire ougandaise d’évacuation de ses citoyens, mais tout à coup, il a accepté de façon surprenante 13 300 soldats de la paix régionaux au début du mois d’août. La raison de cet incident inattendu était que Kiir avait apparemment prévu depuis toujours d’inviter des forces étrangères au Sud-Soudan du moment qu’il pensait pouvoir les utiliser pour maintenir son avantage stratégique sur Machar. Ce qui s’était passé avec l’acceptation par Juba de la force internationale. Le vice-président Machar et ses milices alliées se sont retirés de la capitale et ont prié l’ONU de maintenir la paix entre les deux parties. Machar, à son insu, a néanmoins cédé par inadvertance son influence politique et stratégique sur Kiir, puisque, après avoir quitté Juba de sa propre volonté, il n’a plus été en mesure de revenir au pouvoir après son renvoi de son poste par le président, qui a nommé un chef de remplacement.

 
Salva Kiir Mayardit

Salva Kiir Mayardit

C’est à la suite de ce « coup constitutionnel » que Kiir a permis aux 13 300 troupes régionales d’entrer au Sud-Soudan, reconnaissant que malgré les intrigues politiques qu’il avait causées et qui risquaient de mener à de nouveaux combats, les forces de maintien de la paix n’avaient pour devoir que de séparer les parties belligérantes, et non de jouer les médiateurs dans des différends internes. En tout état de cause et compte tenu des circonstances actuelles dans le pays, le seul parti qui pourrait relancer la violence au Sud-Soudan est celui de Machar, aussi justifié soit-il à cet égard. Tout ce qui compte pour les militaires étrangers est d’attribuer le blâme à n’importe quel parti agressif militaire violant le cessez-le-feu et de les tenir pour responsables, ce qui place toutes les cartes en faveur de Kiir pour soutenir son « coup constitutionnel », et garder Machar loin du bureau. Il semble peu probable que les forces de l’ancien vice-président engagent militairement l’armée de Kiir près de la capitale ou n’importe où, à la vue des soldats de la paix, mais plutôt dans les campagnes où il y a beaucoup moins d’observateurs étrangers, ce qui pourrait renvoyer le pays dans les affres d’une guerre civile chaude.

Sud-Soudan contre « Nouveau Soudan »

La première et la deuxième guerre civile soudanaise

En réfléchissant à la récente indépendance du Sud-Soudan, il est raisonnable de se demander pourquoi le territoire du plus récent pays du monde a même été attaché au Soudan en première instance. Bien que les deux Soudans aient été occupés par les Britanniques, Londres les a administrés séparément la plupart du temps, gardant le nord musulman et arabe séparé du sud chrétien et subsaharien (noir), comme cela a toujours été le cas depuis des siècles (les razzias d’esclaves par le Nord étant l’exception la plus mémorable). Ces deux espaces civilisationnels dissemblables ont été remis ensemble juste avant l’indépendance unifiée du Soudan en 1956, forçant ainsi artificiellement à vivre ensemble deux catégories distinctes de personnes qui, auparavant, n’avaient à peu près rien à voir l’une avec l’autre en dehors de leur position administrative nominalement partagée sous le parapluie impérial britannique.

Rétrospectivement, la seule façon dont les autorités de Khartoum auraient pu atténuer la montée « organique » du mécontentement du Sud aurait été de mettre en place un vaste système fédéral dans tout le pays pour le diviser en États régionaux quasi indépendants qui dans ce cas aurait pu même conduire à des divisions politiques intra-régionales entre les différentes identités constitutives du Nord et du Sud. Le gouvernement a choisi de ne pas poursuivre sur cette voie incertaine et existentiellement dangereuse et a plutôt opté pour la centralisation, ce qui a exacerbé les tensions avec le Sud. Les États-Unis et Israël, désireux de saper un pays majoritairement musulman et arabe pendant la Guerre froide, ont apporté leur soutien aux insurgés du Sud en fournissant des armes et d’autres formes d’assistance secrète, ainsi que la forme plus visible d’un soutien informationnel via leurs médias et des chaînes de lobbyistes.

La première guerre civile soudanaise s’est terminée en 1972 mais a été relancée en 1983 après que Khartoum a décrété que le pays entier et ses citoyens multi-croyants seraient forcés de se conformer à la charia. Le SPLA a été formé juste avant cette date plus tôt dans l’année, donc il n’est pas tout à fait exact que la charia soit entièrement responsable du retour de la guerre civile. Le pétrole avait déjà été trouvé dans le Sud à cette époque, de sorte que les États-Unis et Israël avaient maintenant un motif économique supplémentaire pour promouvoir le séparatisme du Sud en plus de leurs impératifs géopolitiques préexistants. L’institutionnalisation de la charia est passée par hasard comme un événement commode qui a ajouté une « légitimité » renouvelée à l’insurrection des chrétiens noirs du Sud au moment le plus parfait où cela aurait pu se produire. Aux yeux du monde occidental, les Soudanais du Sud combattaient contre l’« oppression islamique arabe », ce qui leur a valu une immense sympathie de la part des Églises évangéliques aux États-Unis et devenant ainsi une « cause commune » dans le public américain en général.

Le fédéralisme identitaire comme « solution » au séparatisme

Mal perçu par la plupart, le dirigeant du SPLA, John Garang, n’était pas très partisan du séparatisme, il était plutôt un « réformiste fédéral ». Sa vision d’un « Nouveau Soudan » consistait à mettre en œuvre le même système fédéral élargi qui a été décrit plus tôt pour que les populations périphériques puissent avoir une plus grande influence politique dans les affaires d’un pays pluraliste. Garang voyait le Sud comme l’avant-garde d’un mouvement national plus vaste qui réunirait tous les autres groupes soudanais contre l’autorité centrale, tout en déliant simultanément les fils du patriotisme soudanais qui les avait précédemment tous réunis. L’accomplissement de ses plans aurait conduit au fédéralisme identitaire au Soudan, ou au découpage de plusieurs mini-États partiellement indépendants basés sur leur identité et à la dissolution de fait d’un espace soudanais unifié régi par Khartoum.

Garang a été tué avant d’avoir eu la chance d’utiliser son poste nouvellement créé de premier vice-président du Soudan pour promouvoir concrètement ce projet à travers le cadre national. Avec lui, est également morte l’idée d’un « Nouveau Soudan ». Son successeur, Salva Kiir, a renoncé à tout discours sur le fédéralisme identitaire et a préconisé plutôt l’indépendance du Sud-Soudan. Cette indépendance a été effective en 2011 après que 98,83% de la population l’a soutenue lors d’un référendum. Si Garang était toujours en vie et avait eu l’occasion de plaider pour sa politique pan-soudanaise plus inclusive, il y aurait eu une chance que le Sud-Soudan ne soit jamais indépendant et que le Soudan administratif soit complètement différent de ce qu’il est maintenant. Si on évalue les événements de la dernière décennie depuis la signature de l’accord de paix de 2005, il est évident que Garang a probablement été tué pour saboter son plan de « Nouveau Soudan », incitant les analystes à enquêter sur les forces qui avaient intérêt à sa mort et si elles ont obtenu les dividendes stratégiques attendus.

Contagion pernicieuse contre amputation militante

La politique du « Nouveau Soudan » de John Garang a cherché à utiliser le fédéralisme identitaire comme un moyen de saper progressivement l’autorité de Khartoum dans tout le pays et de transformer fondamentalement l’espace politico-administratif dans ses frontières anciennement unifiées, tandis que Salva Kiir a poursuivi de manière aveugle le séparatisme du Sud-Soudan de son ensemble éponyme en amputant la contagion politique du corps de l’hôte. Par conséquent, celui qui a tué Garang voulait probablement promouvoir la « solution » séparatiste de Kiir et ne voulait pas se soucier du stratagème du fédéralisme identitaire. Il est donc raisonnable de penser qu’il pourrait y avoir eu une rivalité au niveau de l’« État profond » entre des membres concurrents de l’armée américaine, de la diplomatie et des services bureaucratiques permanents des agences de renseignement, pour savoir quelle politique serait la plus efficace pour démanteler le Soudan et gagner de l’influence sur tout ce territoire selon les règles du diviser pour régner, au bénéfice des États-Unis.