Pas avant le deuxième tour. En dénonçant Bayrou, je voulais changer la politique. Censuré, espionné, cambriolé, j’ai découvert que je ne pouvais pas gagner.
Par Nicolas Grégoire
Medium.com

Le 2 avril, j’ai décrit dans une tribune mon parcours dans les bas fonds de la politique. Emplois fictifs, extorsion, agressions sexuelles, tout y était, version François Bayrou. Plus de soixante-dix mille lecteurs plus tard, j’ai découvert les dessous d’une élection ou tout s’accordait, jusqu’au sommet de l’Etat, pour protéger Emmanuel Macron. Chronique d’un échec annoncé. Et d’une France qui n’est pas la nôtre.
“Bonjour ! Je m’appelle Nicolas Grégoire, j’ai eu deux emplois fictifs à l’UDF pour François Bayrou. Et aujourd’hui, je balance”
C’était le bon moment : un mois avant le premier tour. Dans une élection qui s’annonçait serrée. Avec un bon texte, des preuves et une campagne sur les réseaux sociaux, tout le monde m’entendrait. Les médias, d’abord réticents, finiraient par relayer. Et François Hollande, soucieux de sa réputation et peu enclin à protéger ennemis et traîtres, resterait neutre.
En lisant mon brouillon, mes amis découvrent un Nicolas inconnu, un peu inquiétant. “Tout est vrai, sauf le rez-de-chaussée. Je préfère qu’on ne sache pas à quel étage j’habite”. Après quelques jours de relecture, ma souris reste comme suspendue au-dessus de Publier. Le temps ralentit. Avec l’angoisse des grandes décisions, mon doigt s’écrase sur le bouton.
“Si vous devez lire une chose aujourd’hui, lisez-ça. Vraiment” — quelqu’un sur Twitter
D’abord partagé par trois personnes, Fictif(s) se propage sur les réseaux sociaux. De programmeur en programmeur. Puis un journaliste informatique. Puis France Culture. Puis Cécile Duflot. Puis tout le monde. Pendant deux jours je regarde, fasciné, mon histoire sillonner la France. Et faire le tour des rédactions.
Très vite, les demandes d’interviews arrivent. En choisissant mes mots, je leur dis la même chose. Oui, la politique, c’est vraiment ça : les avantages, les passe-droits. La vie en première classe. Oui, les emplois fictifs sont répandus. Dans tous les partis. “Ah bon, François Bayrou ne me connaît pas ? Pourtant, quand il y avait une coquille dans le journal du parti, il savait où me trouver !” J’insiste sur l’urgence de changer la vie politique avant que, demain ou après-demain, Marine Le Pen gagne l’Elysée. “François Bayrou a l’amnésie pratique. Je ne crois pas qu’il aura l’honneur d’admettre. Oui, il faut moraliser la vie politique. Mais Bayrou ne peut en être ni la caution, ni l’instrument”.
Le jour de la parution de Fictif(s), je reçois un email d’un journaliste de Marianne. “Compte-tenu de sa qualité, seriez-vous intéressé pour une éventuelle reprise sur le site de Marianne ?” J’accepte. Deux jours plus tard, je relance. Aucune réponse. Le lendemain, Marianne publie deux pages d’interview exclusive de François Bayou.
Mediapart, qui n’avait pas voulu de mon papier, le publie maintenant sans mon autorisation. En signant “la rédaction de Mediapart”. Mes mails de protestation et de demande d’accès abonné n’ont pas de réponse.

Très vite, la qualité de mes conversations téléphoniques avec les journalistes est particulièrement mauvaise. Après deux ou trois minutes, les voix se hachent, deviennent métalliques. “Vous voyez, j’habite dans une zone où ça capte plutôt mal. Ça va, mais je capte tout juste. Et là, clairement, quand j’appelle certaines personnes, de la bande passante s’échappe quelque part”.
Je contacte le Canard Enchaîné, dont je connais le rédacteur en chef, Erik Emptaz. “Le Canard vous remercie d’avoir pensé à lui, me répond la secrétaire de rédaction. Votre message est transmis à Erik Emptaz”. Soulagé, je réponds “vous vous réveillez enfin, c’est bien. Je commençais à me demander si vous protégiez Bayrou”. Le Canard ne publiera rien. Et enchaînera les révélations sur Fillon et Le Pen.
Les interviews s’enchaînent. On m’enregistre. On prend note. J’avertis : “Attention, il va y avoir des pressions !” Et toujours la même réponse. “Ah mais Bayrou et ses amis ne font pas la loi chez nous !” Et le sujet ne sort pas.
6 avril. Pour répondre aux demandes des médias et faire taire les mauvaises langues, je publie toutes mes preuves sur Twitter. Et mets les originaux en lieu sûr. Corinne Lepage, qui avait avant moi dénoncé les emplois fictifs chez François Bayrou, retweete immédiatement. Deux minutes plus tard, elle se rétracte.
22h. Dans un appartement éteint et silencieux, je lis à côté de ma fille qui dort à poings fermé. Mon chien bondit en direction de la porte d’entrée en poussant des hurlements. Exactement comme il y a huit ans, quand on essayait de me cambrioler. Je me lève. “Qu’est ce qui se passe, mon chien ?” J’entends quelqu’un dévaler l’escalier. Je reste là, une bonne minute. Le doute s’installe. Dans quoi me suis-je foutu.
“C’est lui, Grégoire, qui vous a donné ça ? Il est gonflé, le mec !” — Jean-Jacques Hyest, devant mon contrat de travail
Quand les autres rédactions bloquent le sujet, Hervé Chambonnière, grand reporter au quotidien régional Le Télégramme, mène son enquête. Avec sérieux, courant après le scoop, il analyse mes preuves, appelle mon ancienne secrétaire de rédaction. Qui lui confirme que je travaillais au parti. Il rend visite à Jean-Jacques Hyest et Ambroise Guellec, mes financiers. Qui nient me connaître et m’avoir embauché. “Après 1988, impossible !” lui jure Hyest. Avant de retrouver la mémoire, devant un CDI signé de sa main.
Quatre jours après mes révélations, le Télégramme sort en exclusivité un article d’une page.
Bayrou se réfugie derrière son entourage, qui crie à l’élucubration. J’exulte. J’ai dû m’auto-publier. Me dénoncer. Mais la vérité, maintenant, règne. Et Sylvain Maillard, porte parole d’En Marche, me suit sur Twitter.
Le Télégramme en poche, j’appelle l’AFP. On prend mon message. A 20h, un SMS. “Bonjour, je suis journaliste AFP au bureau de Rennes. Pouvons-nous nous rencontrer ?” Tout sourire, mon ex-femme me dit “tu avais raison. Il suffisait qu’un seul le sorte !” L’ancien du Figaro, naguère si pessimiste, me félicite.
Et pourtant les beaux jours sont terminés. Je vais découvrir les rouages d’une machine à influencer le résultat de l’élection présidentielle. Une alliance d’intérêts dont je n’aurais jamais deviné l’existence ou l’ampleur.
“Mon rédacteur en chef ne veut pas le passer. Je comprends pas, je lui ai montré les preuves” — un journaliste de RMC.
10 avril. Trois journalistes d’Europe 1 me contactent en cinq minutes. A Paris, un homme à la voix de chroniqueur m’enregistre dans la cabine. “Mettez vos ceintures, le tourbillon médiatique va commencer”, dis-je à mes proches. On me dit que ça va passer au journal de 18 heures, ou à la matinale. Et le lendemain, sur Europe 1, j’entends : “sinon en politique aujourd’hui, pas grand-chose. On tourne en rond”.
Je contacte le journaliste. “On va le passer votre témoignage, me dit-il. Mais il y a beaucoup d’actu en ce moment”. Agacé, je prolonge par texto. “Bayrou, c’est au moins 12 ans de permanents du siège payés avec des contrats parlementaires : vous avez mon témoignage en 97 et celui de Lepage en 2009. (…) C’est un système couvert par tout le monde, amnistié cette année par un gouvernement de gauche. On n’est pas dans l’anecdote. C’est un scandale énorme. Faites votre enquête”. Une semaine après, je relance. On me répond “ce sujet est en attente”.
11 avril. Après un détour obligatoire sur une messagerie cryptée, je vois la journaliste de l’AFP au café du coin. Nous parlons longuement. Elle semble très intéressée.
12 avril. France Info m’invite à la matinale. “A la suite de votre annonce sur l’emploi fictif en tant qu’attaché parlementaire, seriez-vous disponible pour qu’on en discute pour une éventuelle interview en studio demain matin à 7h40 ?” J’accepte. Quelques heures plus tard, la chargée de production me dit “non, c’est trop compliqué pour demain. (…) Et comme on a déjà fait un sujet dessus ma rédaction en chef préfère attendre. Je suis désolée”. Je ne trouve aucune trace du sujet. Je demande qu’on me donne le nom du journaliste qui a couvert. Pas de réponse.
Le même jour, le responsable des investigations du Nouvel Observateur me dit “je vais prendre vos coordonnées, un journaliste va vous rappeler”. Personne ne rappelle. Et pourtant l’Obs couvre avec assiduité les affaires Fillon et Le Pen.
Après un début fracassant, je me sens cerné par un mur de silence. Au téléphone, l’ancien du Figaro est furieux. “C’est très grave ! On parle d’une élection présidentielle ! Bien sûr que quand ton rédac-chef te refuse un sujet comme ça, tu as envie de ne rien dire pour ne pas perdre ta place. Mais journaliste, c’est pas n’importe quel métier ! On a des responsabilités ! Il faut s’insurger !”
L’enthousiasme fait place à l’impatience. Puis à l’indignation. J’interpelle journalistes et rédactions sur Twitter. “Et ça, pourquoi vous n’en parlez pas ?” Je contacte les quotidiens. Ils connaissent mon papier, que de nombreux journalistes ont relayé sur les médias sociaux. J’envoie des mails à des adresses souvent bien cachées. En y mettant des pisteurs très sophistiqués. Certains ne les détectent pas. A Libération, l’Express, on ouvre mon mail, on clique sur ma tribune. Je les vois faire en direct. Et il ne se passe rien. D’abord réservé, Hervé Chambonnière finit par partager mon incrédulité. “C’est fou. Personne ?” Ce qui n’était qu’une possibilité devient pour moi une évidence : on protège François Bayrou. Mais surtout, via lui, Emmanuel Macron. La bonne société parisienne a choisi son candidat.
— T’as vu, ça sort nulle part !
— Attends, tu viens avec des preuves, et tu n’as aucun rédac-chef qui sort le truc, parce qu’ils ont tous peur d’être punis. Je vais te dire notre profession, elle est morte.
“Le message est très clair : tu ne sortiras rien le week-end du premier tour. C’est déjà serré, tu vas pas faire chier”
18 avril. Je formate mon téléphone et mets à jour sa sécurité. Les problèmes de batterie et de qualité sonore disparaissent.
20 avril. Sur l’écran de mon ordinateur, une alerte de l’antivirus. “Votre protection est désactivée”. Impossible de reprendre la main sur le système. Au bout de trois minutes, tout revient à la normale.
21 avril. J’écris à un journaliste de Libération : “je viens avec des preuves d’un système de financement illégal d’un parti (fiches de paie, contrats de travail, preuves que je bossais à l’UDF) et ça ne sort pas. (…) Tous les jours on sort des trucs (et c’est bien) sur Fillon et Le Pen. Et Bayrou, allié de Macron, rien. C’est quand même plus que bizarre, vous ne trouvez pas ? D’ailleurs pourquoi Libé ou aucun quotidien national ne couvre ? J’aimerais qu’on m’explique en quoi les emplois fictifs chez Bayrou ce n’est pas de la news.” Et j’ajoute, écoeuré : “puisque c’est ainsi, je vais sortir un deuxième papier sur les trucs hallucinants qui se passent de mon côté (…). En tous cas, je n’épargnerai personne”.
J’appelle ensuite une amie, journaliste en Suède. En lui racontant ma semaine, j’ai l’impression d’évoluer dans une réalité parallèle. Où l’information est sous contrôle. Où l’on espionne les lanceurs d’alertes. “Bon allez, je te laisse, dis-je, il faut que j’aille à la piscine avec ma fille. A bientôt !” Deux heures plus tard, je m’installe à mon bureau, allume mon ordinateur. Rien. Des pans entiers de mon disque dur ont été effacés. Je pense à un piratage. Puis me souviens avoir éteint ma machine. Il fallait donc y accéder physiquement. On s’est introduit chez moi. Un vertige me prend. La voix tremblante, j’appelle l’ancien du Figaro.
— On m’a effacé mon disque dur.
— Tu sais qui fait ça…
— Les services ?
— Bah oui… C’est illégal. Quelqu’un risque sa carrière. Mais ils le font surtout pour te déstabiliser. Ne t’inquiètes pas, dans quinze jours, ça sera fini.
Comment les services auraient-ils pu aller si loin sans l’aval de l’Elysée ? En tous cas, mission accomplie. Alors que chaque jour sort une révélation sur Fillon ou le FN, le clan Macron a l’air blanc comme neige. Sur les plateaux télé, François Bayrou donne des leçons d’honnêteté. Et personne ne lui pose la question qui dérange.
24 avril. Mediapart sort un article, La revanche de François Bayrou. Ses détournements de fonds n’y sont pas mentionnés, alors que Mediapart dispose des preuves. Sur Twitter, encore une fois, je m’immisce. “Et les emplois fictifs de Bayrou, vous ne couvrez pas ?” Silence. Cette nuit-là, je rêve que je rentre chez moi. Que quelqu’un m’attend dans mon entrée. Ganté de cuir, pour m’étrangler.
— On va te traiter de parano, de conspirationniste.
— Je m’en doute. Mais je me suis pas cambriolé moi-même, non plus !
“Je vous prie d’arrêter d’être désobligeant” — journaliste de l’AFP
En plein blackout médiatique, je m’accroche à l’AFP. Et encore une fois, j’attends. Le 18, une semaine après l’interview, la journaliste me dit ne pas avoir “contacté tous les protagonistes. Ca devrait sortir mardi matin”.
Le 21 avril, jour de mon cambriolage et vendredi d’avant le premier tour, nouveau texto : “Avez-vous le contact de l’ancienne secrétaire de l’UDF ?” J’en suis sur le cul. Elle n’a même pas fini son article. “Dix jours pour faire une dépêche AFP ! Mais je te la dicte tout de suite, moi : ‘Un ancien assistant parlementaire accuse François Bayrou d’avoir favorisé un système d’emplois fictifs…’ Ca tient en une colonne”.
L’AFP ajoute “je ne connais pas la date de publication, car nous attendons la réaction de M. Bayrou”. Immédiatement, je tape :
— C’est honteux.
— Pardon ?
— Bayrou refuse de réagir en espérant que ça ne sorte pas et vous rentrez dans son jeu. C’est hallucinant.
— Ecoutez, ma collègue ne l’a pas encore contacté car elle croule sous le travail et je dois encore avoir M. Hyest. Evitez certains commentaires. Bonne journée.
— Vous avez des preuves, des contrats de travail. Le Télégramme est sorti il y a dix jours. Contrairement à vous, je dirai et j’écrirai ce que je voudrai.
— Vous n’allez pas me dicter ce que je dois faire ou écrire. Je vous prie d’arrêter d’être désobligeant.
— Oh, je ne vous dicte rien. Vous n’avez pas besoin de moi.
J’appelle Chambonnière. “Je vais sortir un deuxième papier. Mais cette fois-ci, je vais m’attaquer aux médias”. Il a un blanc. “C’est pas une bonne idée”.
“Tous les animaux sont égaux, mais (il semble que cela ait été rajouté) il y en a qui le sont plus que d’autres.” — Georges Orwell, La ferme des animaux
Le soir, je regarde le ballet des motards autour de la voiture de Macron. Le dîner dans son Fouquet’s à lui. Au diable les apparences.
Le mercredi d’après le premier tour, l’AFP me demande encore des précisions. Quinze jours ! La dépêche n’est pas encore prête ! “Je n’ai jamais vu une attitude pareille, même Bayrou que je viens d’avoir au téléphone n’a pas été aussi agressif”, me glisse miss AFP Bretagne. Elle m’écrit ensuite “l’unique raison pour laquelle je n’ai pas rédigé le papier c’est tout simplement que je n’ai pas eu le tem
ps. (…) Je vous aurais dit si mes chefs bloquaient le papier”. Tout va bien alors. Mais cela n’a plus d’importance. “De toutes façons, écris-je en conclusion, il fallait que ça sorte avant le premier tour, pour qu’acculés, Bayrou et surtout son allié Macron fassent des promesses fortes. Maintenant que Macron est assuré d’avoir la présidence, tout cela ne sert plus à grand-chose. J’ai perdu mon pari”.
La dépêche devrait sortir quelques jours avant l’élection. Devrait. Hier sûrement confiant d’avoir Matignon, Bayrou tremble, pantomime l’indignation. Il est sale, il le sait. Et pourtant, il s’absout. Comme je l’ai entendu dire en bureau politique : “on me dit ‘tu ne ramènes pas autant que Léotard’. C’est vrai, et j’en suis fier”. “Et quand il revenait d’Afrique, rigole un élu, il avait les mains vides. Parce que c’était Lehideux qui portait les valises !”
En politique, on a une drôle vision de la morale. Qui s’élastifie encore pour les élections. Macron trahit Hollande. Valls trahit Hamon. Les Républicains trahissent Juppé pour Fillon. Puis Fillon pour Juppé. Et retournent vers Fillon. Nicolas Dupont-Aignan trahit la République. Et l’Elysée trahit la liberté d’expression. Comme disait déjà Cicéron en s’adressant au Sénat : “vous êtes des putes”.
Cette réalité, les grands médias la connaissent bien. Mais vous comprenez, le peuple est trop simplet. Il faut lui tenir la main. Des grands médias contrôlés par une poignée de milliardaires. Et des journalistes politiques emplis d’eux-mêmes. Inféodés. Accros aux confidences de cocktails. A leurs places dans le Falcon présidentiel. Des journalistes méprisés par les politiques, qui jouissent à les manipuler.
Il est loin le temps où Maurice Maréchal, directeur du Canard Enchaîné, virait son journaliste pour avoir eu la Légion d’honneur. “Il ne fallait pas la mériter !” Ces copinages, cette soumission au clic de la grande presse, et surtout cette confusion entre informer et occulter, font le lit des extrémismes.
Pendant ce temps, dans l’Aisne, un homme vole une pièce de vingt centimes et écope d’un mois ferme. A Bordeaux, un autre homme sans ressources prend quinze jours pour un paquet de saucisses, des gâteaux et une brosse à dents. Et ma voisine fait des ménages au noir, pour compléter sa retraite. Avec quarante-deux ans de cotisation et une prothèse de genou. Noyée dans les vaines promesses, une France s’écroule. Le Front National a huit millions de votants. Le 7 mai, ils seront peut-être le double. Dans cinq ou dix ans, ils fêteront leur victoire. C’est le début de la fin pour une Cinquième usée, presque impotente.
Les politiques doivent être tenus en laisse. Il faut réformer la rémunération des parlementaires. Qu’ils arrêtent de l’utiliser pour s’acheter, légalement, des villas sur la côte d’Azur. Il faut punir sévèrement toute corruption. Tout favoritisme. Par une peine de prison ferme et l’inéligibilité à vie. Il faut une vraie transparence. Que pour tout, les politiques rendent des comptes. Il faut une nouvelle République, avec comme modèle la Suisse.
Et surtout il faut sortir cette race de seigneurs de ses palais, ses banquets, ses voitures à cocardes, ses gardes armés, ses jets privés, ses centre-villes privatisés. Ces politiques qui ne représentent qu’eux-mêmes.
La France appartient à ses habitants.
“C’est quand même sympa de la part de l’AFP de ne pas vouloir perturber l’élection avec de veilles affaires. Comme pour Fillon !”
3 mai. Histoire de laisser une dernière chance, j’écris encore à l’AFP.
— Bonjour, vous êtes vraiment sûre que vos chefs ne bloquent pas le sujet ?
— Pour être honnête, je ne sais pas. Dès que j’en sais plus je vous dis. Ca peut effectivement paraître après le second tour. Je ne suis plus décisionnaire depuis que je l’ai rédigé.
Dépité, je pars au bistrot du coin. Et m’épanche auprès de la tenancière. “Les médias décident pour qui on doit voter”. Elle hausse les épaules en essuyant un verre. “Ça c’est pas nouveau”. Je touille mon café chantilly. “Oui, mais il faut pas que Bayrou ait Matignon. Sinon je suis dans la merde”. Elle s’empare d’un plat de pommes de terre. “Bayrou premier ministre ? Quelle drôle d’idée ! Il passera pas, Macron. C’est Le Pen qui va passer”. J’arrête de touiller. “Ah bon ?” Elle nappe les pommes de terre d’huile. “De toutes façons on l’aura à un moment ou à un autre. Autant l’avoir maintenant.”
Fictif(s) : deux ans à l’UDF payé par la République
Parcours dans les bas-fonds de la politique française

Emploi fictif. Le terme resurgit de scandale en scandale. Pendant presque deux ans, j’ai eu deux emplois fictifs. A l’Assemblée nationale, et au Sénat. Je percevais un salaire, des fiches de paie, pour une activité que je n’exerçais pas. Jamais personne ne s’en est ému. Pourquoi suis-je le seul, en vingt ans, à l’avouer sans contrainte ?
Durant mon séjour rue de l’Université, bordée par l’Assemblée, quadrillée de partis politiques et refuge de l’ENA, je n’ai vu mes parlementaires, Jean-Jacques Hyest et Ambroise Guellec, que trois fois. Pour signer mes contrats. Pour travailler une matinée à trier du courrier. Et enfin, vidé et amer, en perte totale de repères, pour demander à être licencié.
Fraîchement diplômé en journalisme européen, c’est un peu par hasard que j’ai rejoint l’équipe de Force démocrate, jeune parti d’un petit nouveau plein d’ambition : François Bayrou.
Démocratie Moderne, magazine du parti dont Bayrou était directeur de la publication, cherchait un rédacteur. Jeune, malléable, pas regardant sur le salaire et recommandé par un ancien cadre, j’ai fait l’affaire.
“Force démocrate, c’est le parti qui monte, avec six ministres au gouvernement”, me confie d’un ton feutré Rémy le Gall, rédacteur-en-chef de Démocratie Moderne, peu avant mon embauche. “Au début, il faut faire profil bas, surtout ne menacer personne. Et après, tout naturellement, tu t’imposes, comme une évidence.”
A peine arrivé, je suis appelé au bureau de Huguette Ducloux, directrice des services. “Le parti n’a pas beaucoup d’argent, donc les parlementaires détachent des assistants pour nous aider”, me dit-elle. “L’utilisation des fonds est à leur discrétion, mais si l’on vous demande ce que vous faites au parti, vous ne dites pas que vous y travaillez. Vous dites que vous êtes un militant”, conclut-elle avec un demi-sourire entendu. Deux affirmations contradictoires dans une même phrase. Double langage politique, auquel j’allais vite m’habituer.
Au cours des mois, je découvre les nombreux avantages de l’appartenance au “troisième plateau” de Force démocrate, qui allait dévorer l’UDF. A un poste modeste mais stratégique, je fais partie du clan. Le clan protège les siens. Et le pouvoir corrompt.
Besoin d’envoyer quelque chose du bureau ? Colis et lettres sont livrés par des motards de la gendarmerie nationale, qui font les coursiers pour le parti sans broncher. “Je t’envoie un motard !”
Problème avec la banque ? Il suffit de tourner son siège. “Dis moi, tu as un contact pour ma banque à Paris ?” Au services des élections, quelqu’un lève le nez et s’empare d’un énorme Rolodex, qu’il appelle “la bomba”. “Bouge pas… Voilà. Tu notes ?” Le directeur de la banque au détail d’une grande banque à trois lettres est dérangé en pleine réunion sur sa ligne directe. Mon agence passera des lettres de menaces à l’obtention d’un prêt. En me déclarant fonctionnaire. Et en saisissant de fausses données financières dans son système informatique, “pour que ça passe”. Prêt que, gagnant 9200 francs par mois (1405 €) je ne rembourserai jamais. La banque à trois lettres ne fit jamais valoir sa créance.
Vol d’une console vidéo dans mon bagage à Orly ? Un fax autoritaire à Aéroports de Paris, avec en-tête de l’Assemblée. Je suis immédiatement remboursé, sans demande de justificatifs. Je réalise que j’aurais pu inventer un ordinateur portable, engranger des milliers d’euros.
Contrôle routier ? Le motard regarde ma carte du Sénat avec autorité. “Et vous êtes assistant de quel sénateur ? Depuis combien de temps ?” En costume de banquier, je hausse immédiatement le ton. “Non mais dites donc, vous allez arrêter de m’emmerder, ou vous allez avoir de gros problèmes !” En à peine un an, j’ai adopté du politique le langage, dont la classique menace de “problèmes”. Immédiatement, son binôme plus âgé le pousse de côté. “Excusez-le monsieur. C’est un jeune, il est pas habitué. Excusez-le”. “Bon, ça va.” Je repars en trombe, énervé d’avoir été pris de haut par ce qui n’est plus pour moi qu’un coursier.
Député mais aussi vice-président du Conseil régional de Bretagne, Ambroise Guellec fit un jour part de son déplaisir de me voir passer mon temps au parti. Je me retrouve dans son petit bureau de la rue de l’Université. En bon assistant, je commence par trier le courrier. Demande après demande d’aide, de subventions, de locaux. Certains y incluent, naïfs, leur carte du parti. Une lettre et un projet sortent du lot. Je passe à Guellec : “ça m’a l’air bien, ça.” Après un bref coup d’œil, il la repose sur mon liège. “Non, on ne peut pas les aider”. Je demande pourquoi. Il me regarde, visiblement exaspéré. “Mais parce que c’est une association de gauche !”
Le soir même, je reviens “au siège” et demande à Rémy le Gall de me sortir de cette situation. “Tu y vas, et tu lui dis que t’as pas le temps”, me répond-il tranquillement. “Mais comment ça, je peux pas lui dire ça !” Le Gall me jette un de ses sourires narquois. “Tu lui dis que tu as vu ça avec Bayrou.”
C’est ainsi que, le lendemain, j’annonce à un parlementaire que mon activité illégale étant trop prenante, je ne vais plus bosser pour lui. “Et bien si c’est ça, j’arrête de payer !” me lance-t-il. “Non, je réponds tranquillement. J’ai vu ça avec François. Vous allez continuer à payer. Et je ne travaillerai plus pour vous.” Il baisse la tête, vaincu. Le pouvoir n’est pas toujours où l’on croit.
Tout commence avec la fille de l’accueil. Appelons-la Emilie. Dans l’entrée du siège, spartiate espace sur cour composé d’un bureau, d’un canapé et de l’escalier principal, elle arrondit ses fins de mois en faisant la permanence du soir. Elle est très belle, rayonnante. Nous flirtons. Un soir, elle m’appelle. Et me dit s’être fait agresser sexuellement par Le Gall.
Les policiers refusent de prendre sa plainte. Elle me raconte aller de commissariat en commissariat avant de comprendre la futilité de sa démarche. Le lendemain, elle décide d’en informer Ducloux. Qui, me dit-elle, l’écoute patiemment, puis lui dit “à qui cherchez-vous à nuire ?” Emilie n’en trouve plus ses mots. Elle quitte le siège en pleurs.
La rumeur, grâce à moi, enfle. En comité de rédaction, Rémy le Gall prend les devants. “J’imagine que vous avez entendu les accusations portées contre moi. Tout cela est bien évidemment faux. Je pense ne pas avoir besoin de ça pour séduire”. Pour garder mon job, je me tais. C’est à mon tour de baisser la tête. “Rémy. Tu ries comme lui”, me dit Emilie, soudain distante. La lune de miel est terminée.
Un conseiller municipal me propose un HLM. 80 m² dans le 12e, pour 190 €. “Là j’ai un pompier, et puis après je t’en file un, si tu veux.” Je refuse. “C’est gentil, mais je suis sûr que d’autres gens en ont plus besoin que moi.” Il est stupéfait. On me propose la fédération des Jeunes du 8e. Je refuse. Maintenant le clan se méfie. Les regards changent.
Et puis vient ce déjeuner. Lors d’une grande tablée à La Poule au Pot, cantine officieuse de l’UDF, quelqu’un me reproche d’être un jeune apparatchik, mené uniquement par l’ambition. “C’est vrai, j’aime les responsabilités. Mais au fond, si je fais ce métier c’est pour, un jour, aider la France.” La salle hurle de rire. Rémy le Gall, rouge pivoine et larme à l’œil, se tourne vers moi. “Tu es un idéaliste, c’est bien !” Et j’ai compris qu’il fallait partir. Que ces gens me menaçaient. Au plus profond de mon être.
En 1999, Huguette Ducloux devient conseillère de Nicole Fontaine, présidente du Parlement européen. Elle est aujourd’hui retraitée.
Rémy le Gall devient directeur de la communication de la mairie de Versailles. Scénariste de bande-dessinée, il publie quatre fictions sur la politique. En 2012, il est décoré Chevalier des Arts et Lettres. En 2016, il est condamné à six mois de prison pour harcèlement sexuel sur quatre de ses subordonnées. Durant son procès, il est décrit comme faisant “régner la terreur, la manipulation et le mensonge”.
En 2004, Jean-Jacques Hyest est élu président de la Commission des Lois du Sénat. En 2015, il est nommé au Conseil constitutionnel. Hyest siège également à la Haute Cour de justice de la République. Il est décoré Chevalier dans l’ordre des Palmes académiques.
Ambroise Guellec reste vice-président de la région Bretagne jusqu’en 2004. Il y est toujours conseiller régional.
De ralliement en retournement, François Bayrou est sûrement toujours convaincu d’être, un jour, président de la République. La moralité et l’exemplarité sont ses derniers chevaux de bataille.
Aujourd’hui, je me revois dans cette période un peu comme un étranger. Un nihiliste qui, à la moindre difficulté, cherchait à écraser. Un homme que le titre gonflé, “je suis attaché parlementaire”, suffisait à faire passer devant tout le monde aux urgences, sans avoir rien demandé. Comme tous les politiques, le pouvoir m’aidait à panser des plaies profondes, allant jusqu’à l’enfance.
Je vois aisément pourquoi, après des décennies d’impunité, François Fillon ne comprend pas qu’on l’emmerde “pour des costards” ou son indemnité parlementaire. Sa réalité n’est pas la nôtre.
Devant les affaires, je regarde les pantomimes d’outrage et les appels au complot avec une ironie toute professionnelle. L’enrichissement, les cadeaux, les voyages, les grands travaux avant les municipales, les élections internes truquées... Je n’ai plus jamais voté. Les sortants sont balayés. Les nouveaux jurent que tout va changer. Et on recycle. Ad nauseam. Malgré tout j’ai mal. Pour mon pays, car j’y habite. Et parce que j’ai cru en lui.
Dans son livre “Les mains propres”, publié en 2014, Corinne Lepage écrit :
“Lorsque j’ai été élue au Parlement européen en 2009, le MoDem avait exigé de moi qu’un de mes assistants parlementaires travaille au siège parisien. J’ai refusé en indiquant que cela me paraissait d’une part contraire aux règles européennes, et d’autre part illégal. Le MoDem n’a pas osé insister mais mes collègues ont été contraints de satisfaire à cette exigence.”
Bayrou, évidemment, nie. En politique, il faut toujours nier. Même la main dans le sac. “Si ça se sait, il niera”, ai-je tellement entendu sur d’autres sujets. Il me semblerait un peu naïf de ne pas y voir un système. Un système peut-être accentué chez les petits partis, qui n’ont pas beaucoup de subventions. Mais dont on retrouve la trace du PS au FN. Un système dans un monde politique qui se juge lui-même. Se finance lui-même. Et se renouvelle entre lui. C’est cette impunité, cette indignité cachée entre phrases choc et plateaux télé, qui a fait le lit de l’extrémisme qui sans une révolution morale finira, un jour, à l’Elysée.
Aujourd’hui je regrette d’avoir délaissé une carrière de journaliste pour, même de quelques décimales, participer à la lente putréfaction des institutions françaises. Et je regrette d’avoir joui de cette impunité, qui transforme tant de politiques en fossoyeurs du bien public.
“Tu te rends compte que tu vas être diabolisé ? Tu ne pourras plus travailler nulle part”, me dit un ancien du Figaro. Fonctionnement mafieux. Où seule la loyauté est récompensée. Et la trahison punie. Parfois jusqu’à la mort. “Qu’ils viennent. De toutes façons, je ne peux pas tomber de ma fenêtre, j’habite au rez-de-chaussée !”
Vous voulez des preuves ? Elles sont là.