Tout un texte sur la manipulation de non-vérités par des officines spécialisées sans jamais reprendre la vieille – et éprouvée – notion de « propagande », chapeau bas.

Ce texte de novembre 2016 se raccorde à l’article « Post-Vérité”, à l’origine » de Dedefensa, qui le donne en intégralité dans sa version anglaise.


Par Andrew Calcutt

La ‘post-vérité’ a été désignée mot international de l’année par the Oxford Dictionaries, un département des presses universitaires d’Oxford. Il est généralement associé au nouveau président élu Donald Trump, à ses déclarations aussi extravagantes que fausses, et au fait que les classes travailleuses ont voté pour lui malgré tout. Mais la responsabilité des mensonges de l’ère de la post-vérité échoit aux professionnels de la classe moyenne qui ont ouvert la voie à son récent décollage. Ces responsables comprennent des universitaires, des journalistes, des « créatifs » et des traders financiers ; et même les politiciens de centre-gauche qui aujourd’hui, sont les plus frappés par la montée de l’anti-factuel. [1] Le 16 novembre 2016, the Oxford Dictionaries ont annoncé la sélection du mot « post-vérité » en tant que mot du langage qui, plus que tout autre, reflétait « l’année passée ». Il définit la « Post-vérité » comme « en relation ou dénotant des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur la formation de l’opinion publique que les appels à l’émotion ou aux croyances individuelles ». [2]

Le mot lui-même remonte à 1992, mais son usage a augmenté de 2000% en 2016, par comparaison avec 2015. Comme Casper Grathwohl, d’Oxford Dictionaries, l’a expliqué,

Nous en avons vu l’incidence grimper en flèche en Juin avec le battage médiatique sur le vote Brexit et en juillet avec la nomination de Donald Trump aux primaires républicaines.Attendu que l’usage du terme ne semble pas faiblir, je ne serais pas surpris si la post-vérité devenait l’une des définitions préférées de notre époque.

Les opinions d’experts sur « l’ère de la post-vérité » accompagnent souvent soit une photo de Donald Trump (par exemple, BBC News Online ou le Guardian) ou de ses soutiens (The Spectator). Bien que l’article du Spectator constitue une rare exception, les connotations inscrites dans les commentaires sur la « post-vérité » suivent normalement une ligne clairement définie : la « post-vérité » est le produit du populisme ; c’est la fille bâtarde du charlatanisme de base et d’une populace au bord de la rébellion ; elle contredit souvent les faits.

La vérité sur la post-vérité

Mais cette interprétation néglige les véritables origines de la « post-vérité ». Elle n’est pas issue des soi-disant sous-éduqués ou de leurs nouveaux champions. Les premiers travaux sur le concept de « post-vérité » ont été le fait d’universitaires, puis des contributions ultérieures d’une d’une cohorte de professionnels de la classe moyenne. Ces libéraux autoproclamés, tous de gauche, cherchaient à s’émanciper des vérités distillées par l’État ; à leur place, ils ont construit une nouvelle forme d’enfermement cognitif – la « post-vérité ».

Il y a plus de 30 ans, les universitaires ont commencé à discréditer la « vérité » en tant que « narrative grandiose » à laquelle les gens intelligents ne pouvaient plus souscrire. Au lieu de la « vérité », qui devait être rejetée parce qu’elle était soit naïve, soit répressive, la nouvelle orthodoxie intellectuelle n’autorisait que « des vérités » – toujours au pluriel, fréquemment ramenées à des individualités, inévitablement relativisées.

Selon cette perspective, tout appel à la vérité est relatif et dépend de la personne particulière qui l’énonce ; il n’y a pas de position, hors de nos particularismes, à partir de laquelle on pourrait établir une vérité universelle. C’était l’un des préceptes majeurs du post-modernisme, un concept qui a finalement pris après la publication de La condition postmoderne de Jean-François Lyotard, en 1979. De cette façon, dès l’énonciation de la thèse post-moderne, nous avons ouvert la voie à la post-vérité.

Et ces attitudes se sont rapidement répandues dans toute la société. Vers le milieu des années 90, des journalistes suivaient déjà les universitaires dans leur rejet de « l’objectivité » désormais considérée comme un simple rituel professionnel. Les plumitifs de la vieille école qui continuaient de s’en tenir à l’objectivité en tant que principe organisateur étaient critiqués au prétexte qu’ils trichaient et trompaient le public. [Sic, NdT]

Ce changement n’était pas confiné à la minorité qui avait acclamé la tristement célèbre théorie du « journalisme d’attachement » du correspondant de guerre Martin Bell, selon laquelle les journalistes devaient porter un regard personnel sur les événements. Sous prétexte de pragmatisme, le consensus professionnel n’autorisait qu’une version en minuscules de la vérité, un équivalent du relativisme prôné par les universitaires – qui, malgré tout, dissociait réellement le journalisme professionnel de la quête censément anachronique de la vérité vraie unique, comme l’avait expliqué Ivor Gaber dans Three Cheers For Subjectivity: Or The Crumbling Of The Seven Pillars Of Journalistic Wisdom. Ce changement de perspective signifiait que les journalistes allaient déjà dans le sens d’une ère post-vérité.

Pendant ce temps, dans l’économie créative…

Dans la seconde moitié des années 90, l’image de marque constituait le fonds de commerce des nouvelles « industries créatives ». Des jeunes loups à dents longues généraient des revenus faciles en créant un système magique connu sous le nom « la marque ».

La marque a rapidement été considérée comme plus importante que les activités triviales liées au design du produit, à son développement et à sa fabrication. En Grande-Bretagne, alors que ces dernières déclinaient, l’expansion parallèle d’activités liées à la finance de la City signifiait que l’économie nationale se reconfigurait autour de ce que chacun était prêt à croire, ce qui représente la seule vérité accessible aux marchés financiers. Dans les économies occidentales, le système de gestion des perceptions et les relations publiques permanentes – la culture de la publicité comme mode de vie – a dorénavant remplacé les faits incontournables de l’époque industrielle.

Pendant la seconde moité des années 90 jusqu’au XXIe siècle, les affirmations optimistes sur la « nouvelle économie » poussée par l’expansion de la technologie et d’Internet ont fait florès. Elles étaient apparemment le fait d’une toute nouvelle génération « d’analystes symboliques » – le terme de Robert Reich pour définir « les travailleurs qui font les économies créatives et de savoir » – qui vivaient tranquillement de vent.

Mais, on réalisait bien que son secteur médiatique associé était un exemple vivant des habits neufs de l’empereur. Les séries télé qui en dérivaient, comme « Friends », décrivaient un monde inexistant tout en le créant. Et il est aujourd’hui clair que par leur dérive vers des « intangibles » flottants, à peine vérifiables, les hybrides de services créatifs et financiers de la génération Y ont été un tremplin vers la « post-vérité ».

La post-vérité politique

Mais l’arène politique connaissait des développements parallèles, qui s’alignaient aussi sur la tendance vers la « post-vérité ». Aux USA, Bill Clinton avait entamé la transformation de la politique en « showbiz pour les masses » – une démonstration d’intégration sociale menée via une série d’expérience nationales partagées. [3] Ce phénomène est parfaitement illustré dans le documentaire récent d’Adam Curtis, HyperNormalisation.

Au début des années 2000, le gouvernement s’inquiétait moins de « la vérité » que des façons de manipuler « les vérités » à son avantage. Des dénommés « spin doctors » [les propagandistes] ont occupé le centre de la scène ; c’était de la gouvernance par relations publiques – et la Guerre d’Irak en a été un exemple abouti. Les faits, apparemment, étaient très secondaires.

Parallèlement, l’art de gouverner était également abaissé à des techniques de gestion « fondée sur des preuves » – un processus en cercle fermé fâcheusement associé au nom de la candidate préférée des pouvoirs de Washington, Hillary Clinton.

Comme l’ont pratiqué Tony Blair au cours de son mandat de Premier ministre, l’ex-président Barack Obama et leurs administrations respectives, la subdivision de la politique en a) une expérience culturelle et b) de la gestion, a offert une double contribution à la construction sociale de la « post-vérité ».

Alors que ses protagonistes se rapprochaient de plus en plus du rôle d’un prêtre ou d’une pop star dans leurs apparitions publiques, [4] la triade Clinton-Blair-Obama a éloigné la politique de la vérité et l’a rapprochée du domaine de l’imaginaire. Et ce qui restait de la vérité, aux mains des gestionnaires – adeptes des « preuves » – était de plus en plus reconnue par la population comme un simple outil de manipulation, et discréditée d’autant. D’où son hostilité croissante envers les experts.

Des représentants éminents du centre-gauche ont préparé le terrain pour la post-politique de la post-vérité. Le paradoxe étant que quelques-uns de ses membres ont été parmi les victimes de son application par la droite.

La « post-vérité » est la dernière étape d’une logique établie depuis bien longtemps dans l’histoire des idées. Au lieu de blâmer le populisme pour son application de ce que nous avons mis en place, nous devrions reconnaître notre propre responsabilité dans son élaboration et ses applications.

Par Andrew Calcutt | 

Andrew Calcutt est maître de conférences sur le journalisme, les humanités et les industries créatives à l’université d’East London.

[1] Ndt : « L’anti-factuel »… tel que défini par le Decodex ?
[2] Ndt : Ce qui est la définition très exacte de la propagande.
[3] Ndt : Ce que nous appelons de la récupération politicienne d’événements, par exemple d’attentats terroristes, à des fins « d’unité nationale » (voir le cas Charlie).
[4] Ndt : Emmanuel Macron a retenu la leçon.