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Comment la victoire de la Syrie remodèle le Moyen-Orient (Consortium News)

par Alastair Crooke 3 Octobre 2017, 20:03 Syrie Remodelage Moyen-Orient Géopolitique Articles de Sam La Touch

Comment la victoire de la Syrie remodèle le Moyen-Orient
Article originel : How Syria’s Victory Reshapes Mideast
Par Alastair Crooke*
Consortium News

Traduction SLT

 

Comment la victoire de la Syrie remodèle le Moyen-Orient (Consortium News)

Selon Alastair Crooke, ancien diplomate britannique, l'échec du projet étatsuno-israélien et saoudien de "changement de régime" en Syrie change l'avenir du Proche-Orient, peut-être à l'aube d'une ère de plus grande laïcité et de tolérance.

Il est clair que le succès de la Syrie - malgré l'avertissement du président Bachar al-Assad, qui a déclaré que les signes de réussite ne sont pas en soi un succès - à résister, contre toute attente, à toutes les tentatives de faire tomber l'État laisse à penser qu'il y a eu un tournant dans la géopolitique de la région.
 

Nous avons déjà écrit auparavant que le résultat de la Syrie éclipsait celui de la guerre d'Israël contre le Hezbollah en 2006, même si le résultat de cette guerre était lui aussi significatif.

Les deux événements pris dans leur ensemble ont mis un terme à la domination unipolaire des Etats-Unis au Moyen-Orient (mais pas à l'échelle mondiale, puisque les États-Unis conservent encore leurs bases militaires dans toute la région). Les succès remportés ont terni la réputation des États du Golfe et discrédités le djihadisme sunnite comme un instrument politique de l'Arabie saoudite et de ses partisans occidentaux.

Mais, outre la géopolitique, le résultat syrien a créé une connectivité physique et une contiguïté qui n'existe plus depuis quelques années: la frontière entre l'Irak et l'Iran est ouverte, la frontière entre la Syrie et l'Irak s'ouvre, et la frontière entre le Liban et la Syrie aussi est ouverte. Cela constitue une masse critique à la fois de terres, de ressources et de population de poids réel.

La région écoutera attentivement ce que ces vainqueurs auront à dire sur leur vision d'avenir pour la région - et pour l'Islam. En particulier, la manière dont la Syrie articulera ces leçons pour les sociétés du Moyen-Orient à la lumière de son expérience de guerre aura une grande importance.

Cette discussion a à peine commencé en Syrie et n'a pas abouti - et peut-être n'aboutira pas avant un certain temps - à une conclusion, mais nous pouvons spéculer un peu.

A l'heure actuelle, le discours est partagé entre le Levantisme, fondé sur l'idée de diversité culturelle, telle qu'elle a existé - à côté de tensions périodiques aiguës - au Liban et en Syrie, et le nationalisme arabe. Le cadre dans lequel ces deux concepts doivent être interprétés s'entend comme un laïcisme non affirmatif au sein d'une structure étatique, comprenant l'égalité devant la loi.

Le nationalisme arabe se tourne vers une large unité culturelle arabe, enracinée principalement dans la langue arabe. Le Levantisme était essentiellement un héritage ottoman. Puis (à l'époque ottomane), il n' y avait pas de "Syrie" (au sens d'État-nation), mais des viliyat (provinces ottomanes), qui ressemblaient plus à des villes-États qui autorisaient un grand nombre d'auto-administration et de discrétion pour diverses sociétés et sectes à vivre selon leurs propres modes de vie culturels et spirituels, y compris le droit de parler leurs propres langues. (La diversité syrienne représentait historiquement l'héritage de nombreuses occupations étrangères, chacune laissant derrière elle quelque chose de son ADN, de sa culture et de sa religion).

Stratégies coloniales

Sous le régime colonial français qui a suivi, les colonisateurs ont d'abord créé des mini-états séparés de ces minorités syriennes, mais lorsque cette politique a échoué, ils sont retournés à l'unification forcée des diverses parties de la Syrie (à l'exception du Liban), en imposant la langue française au lieu de l'arabe, le droit français au lieu de la loi et des moeurs ottomanes, et en promouvant le christianisme afin de saper l'Islam. Inévitablement, cela a créé une suspicion caractéristique en Syrie d'une intervention étrangère et sa détermination à retrouver sa syrianité (Le "changement de régime" français de Damas en 1920, 1925, 1926 et 1945, et l'imposition de la loi martiale pendant la plupart des intervalles entre les coups d'État).

Mais le nationalisme, que la répression française avait provoqué, prit deux directions différentes: les Frères musulmans, le principal mouvement islamique, voulaient faire de la Syrie un État islamique sunnite, tandis que les élites urbaines plus occidentalisées voulaient "faire" de la Syrie - non pas exactement  un Etat individualisé en tant qu'Etat nation - mais plutôt comme une partie du monde arabe tout entier, et s'organiser comme un État unifié, séculier et nationaliste.

Comme Patrick Seale l'a noté dans The Struggle for Syria : "Avant tout, [pour les nationalistes séculiers], la désunion devait être surmontée. Leur réponse était d'essayer de combler les écarts entre riches et pauvres à travers une version modifiée du socialisme, et entre Musulmans et minorités à travers une conception modifiée de l'Islam. L'Islam, selon eux, doit être considéré politiquement non pas comme une religion, mais comme une manifestation de la nation arabe.

"Ainsi, la société qu'ils voulaient créer, selon leurs dires, devait être moderne (avec, entre autres, l'égalité pour les femmes), laïque (avec la foi reléguée aux affaires personnelles), et définie par une culture de l'"arabisme" prévalant sur les concepts traditionnels de l'ethnicité".

En résumé, ce qu'ils cherchaient, c'était l'antithèse même des objectifs des Frères musulmans déjà forts et en pleine croissance. Et en 1973, dans une tentative de résoudre l'équation entre le sunnisme conservateur et affirmatif et le nationalisme islamique "doux", la fatwa (par un clerc chiite) affirmant que Hafez al-Assad était musulman chiite (plutôt qu'un hérétique comme sont considérés tous les Alaouites par les Sunnites), a fait exploser la situation. (La constitution française exigeait que le chef de l'Etat soit "Musulman").


Un cycle de violence  

 

Les Frères musulmans s'étaient mis en colère contre la désignation du Président Hafez Assad comme Musulman et ont ainsi entamé un cycle de violence sanglante avec des attaques terroristes organisées contre le gouvernement et contre le cercle intérieur d'al-Assad - et des attaques de représailles du gouvernement - qui, en fait, ont aboutit à présent à une conclusion avec la défaite de la tentative du jihadisme sunnite militant de s'emparer de l'État et d'évincer les Alaouites "heretiques".

Le résultat de cette lutte a des implications régionales profondes (même si nous ne pouvons pas, maintenant, apprécier comment les délibérations sur l'avenir du Levant vont finalement se conclure).

On peut dire, premièrement, que l'islamisme est le grand perdant dans la lutte pour le Levant. Tant en Syrie qu'en Irak, les sunnites du Levant ordinaires ont été écœurés par l'Islam intolérant et puritain. Cette orientation de l'Islam (Wahhabisme) qui exigeait (sous peine de mort) une singularité linéaire de sens à l'Islam, qui affirme sa "vérité" à partir de la certitude véhiculée par une approche mécanique, procédurale, de validation de certains "dictons" du Prophète Mohammad (connu sous le nom de salafisme "scientifique"), a échoué.

Le djihad armé n'a pas réussi à utiliser cette singularité linéaire comme "idée" pour écraser le modèle polyvalent du Levant et le remplacer par un littéralisme rigide et monovalent. Pour être clair, il n' y a pas que les non-musulmans et la minorité sunnite et chiite qui en ont assez : les Syriens sunnites et les Irakiens, plus généralement, en ont aussi assez (en particulier après l'expérience de Raqqa et de Mossoul).

La réaction du public face aux interventions wahhabites dans les deux pays risque de pousser l'Islam sunnite à adopter d'une part la polyvalence de l'Islam (dans la mesure, peut-être, où l'Iran et son "mode de vie" pourrait servir de modèle) et, d'autre part, la "manière" séculière arabe. Bref, une "répercussion" avec un style plus séculier de l'islam, contrairement à l'accent mis par les Frères musulmans sur la politique identitaire visible et excluante.

Mais, si l'impulsion islamiste nationaliste syrienne et irakienne est terminée, qu'en est-il de l'autre "double aspect" de la Syrie - son héritage de diversité et de polyvalence Levantine par rapport à la perspective nationaliste séculière selon laquelle la diversité constitue une cause principale de faiblesse nationale ? Et qui voit sa tâche première comme celle d'intégrer la population dans une structure politique et sociale unique.

Le nouveau système israélien

 

Eh bien, beaucoup de choses à cet égard pèseront sur Washington: les colons français ont exploité les minorités syriennes contre la majorité syrienne (dans l'intérêt français). Et maintenant, les Etats-Unis semblent vouloir - avec Israël manoeuvrant dans les coulisses - faire pression sur les Kurdes contre l'Etat syrien (dans le but de limiter la présence iranienne en Syrie, et même d'essayer de briser la contiguïté entre l'Irak et la Syrie).

Cette dernière perspective semble peu probable. Le "projet" étatsuno-israélo-kurde en Syrie pourrait échouer, car les Kurdes (beaucoup moins concentrés dans le nord-est de la Syrie qu'ils ne le sont dans le nord de l'Irak) considèrent qu'il serait mieux et plus sage pour eux de s'entendre avec Moscou (et donc de trouver un modus vivendi avec Damas), plutôt que de se fier aux promesses étatsuniennes d'autonomie - dans le cadre de l'hostilité régionale quasi universelle à ce projet d'indépendance à haut risque. En fin de compte, il doit être évident pour les Kurdes que c'est la Russie (et l'Iran) qui représente la voie montante dans les États du Nord.

Les Kurdes syriens n'ont jamais été dans le camp de Masoud Barzani et entretiennent depuis longtemps des relations de travail avec l'armée syrienne et les forces russes (contre l'Etat islamique) pendant le conflit. Quoi qu'il en soit, il semble que les États-Unis se concentrent surtout sur l'Irak, qui est le lieu où ils espèrent repousser l'Iran. Là encore, les perspectives d'atteindre cet objectif sont minces pour les États-Unis (l'Iran est bien implanté) - et si les choses sont mal gérées, le "projet" d'indépendance kurde pourrait facilement dégénérer en violence et en instabilité à l'échelle régionale.

Le leadership de Barzani n'est pas sûr (les Turcs sont furieux face à son double discours notamment sur le fait que le référendum n'aurait été réalisé que pour renforcer les négociations avec Bagdad). Et le risque d'un conflit plus large, si Barzani devait être retiré du pouvoir, dépendrait de la personne qui finalement lui succéderait.

En résumé, le "projet" étatsuno-israélo-kurde semble - paradoxalement - plus susceptible de renforcer avec force l'impulsion nationaliste à travers le Levant, la Turquie et l'Iran et de la rendre plus affirmée - mais non comme autrefois : il n' y a pas de retour au statu quo anterieur en Syrie. Les processus de désescalade et de réconciliation facilités par la Russie - en soi - changeront fondamentalement la politique syrienne.

Un virage vers la diversité

Si, dans le passé, la politique connaissait une approche descendante, elle sera maintenant ascendante. C'est là que nous percevons une synthèse entre le Levantisme et le nationalisme. Les besoins de la politique locale, dans toute sa diversité, seront bien plus les futurs moteurs de la politique. On peut déjà voir que ce passage à une politique ascendante se manifeste déjà en Irak. (Encore une fois, elle a été accélérée par la guerre contre le jihad extrême de l'Etat islamique, mais elle pourrait maintenant être dynamisée par les revendications kurdes sur des territoires irakiens contestés).

À certains égards, le "terrain" en Irak - la mobilisation du peuple contre ces mouvements armés réactionnaires - est en avance sur les dirigeants politiques irakiens, qu'ils soient politiques ou religieux, et s'en éloigne. L'agitation risque de s'aggraver et le gouvernement - n'importe quel gouvernement - devra se plier aux pressions de sa base.

L'effet de levier occidental des minorités contre l'Etat - maintenant les Kurdes - a déjà eu un impact géostratégique majeur: celui d'amener la Turquie, la Syrie, l'Irak et l'Iran dans une alliance politique et militaire étroite afin d'empêcher ce "projet kurde" de se concrétiser et de dissoudre les contours des grands Etats, précisément à leur stade le plus sensible.

Il s'agit d'un autre cas où les intérêts d'Israël ne coïncident pas avec ceux de l'Europe ou des Etats-Unis. La poursuite de ce "projet kurde" renforce une alliance - y compris un grand État de l'OTAN - qui sera explicitement hostile à ces objectifs étatsuniens (bien que cela n'implique pas une augmentation de l'hostilité envers les Kurdes en tant que peuple, même si cela peut également en résulter). L'aliénation de ces États ne semble guère être dans l'intérêt de l'Occident, mais c'est pourtant ce qui se passe.

Enfin, les "retombées" du conflit syrien ont incité les Etats du Nord à "regarder vers l'Est", comme le Président Assad l'a récemment demandé à ses diplomates. Pour l'Iran, il peut s'agir principalement de la Chine (ainsi que de la Russie), mais pour la Syrie, il est plus probable qu'il s'agisse de la Russie d'une manière essentiellement culturelle, la Chine considérant la Syrie comme un "nœud important" dans son initiative Belt & Road.

Il s'agit d'un tournant historique au Moyen-Orient. Les responsables occidentaux peuvent imaginer qu'ils ont une emprise sur la Syrie en prenant en otage le financement de la reconstruction pour qu'ils puissent y avoir une influence dans l'avenir : si c'est le cas, ils se tromperont autant qu'ils l'ont fait sur presque tout ce qui concerne la Syrie.

 *Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique qui fut haut placé dans les services secrets britanniques et dans la diplomatie de l'Union européenne. Il est le fondateur et directeur du Conflicts Forum.

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