Génocide des Tutsis : (ré)armer les génocidaires
Par Raphaël Doridant
Billets d'Afrique, aout 2017
Fin juin, les révélations de la revue XXI et deux plaintes déposées par plusieurs associations, dont Survie, concernant des livraisons d’armes aux auteurs du génocide par le truchement d’acteurs français ont relancé la question lancinante des responsabilités des dirigeants de l’époque dans le génocide des Tutsis de 1994. Au centre des interrogations : le rôle d’Hubert Védrine.
Pour la première fois, un acteur économique, la Banque Nationale de Paris (BNP, fusionnée depuis avec Paribas), est visé par une plainte pour complicité de génocide, déposée par Sherpa, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) et IbukaFrance. Les faits concernent deux versements effectués les 14 et 16 juin 1994 depuis un compte ouvert à la BNP par la Banque Nationale du Rwanda, contrôlée par le gouvernement génocidaire. C’est au total plus de 1,3 million de dollars qui sont allés créditer le compte de Willem Ehlers, ancien secrétaire du président sud-africain Pieter Botha, et propriétaire d’une société de courtage d’armement. Willem Ehlers aurait accompagné le colonel Bagosora aux Seychelles pour y conclure un achat d’armes, 80 tonnes acheminées vers Goma, au Zaïre, les 16 et 20 juin, puis vers Gisenyi, au Rwanda. Et ce, malgré l’embargo décrété le 16 mai par les Nations Unies.
Ce dépôt de plainte intervient au moment même où Survie se constituait partie civile pour relancer une plainte de novembre 2015 concernant elle aussi les livraisons d’armes pendant le génocide. Cette plainte avait été classée sans suite en septembre 2016 par le parquet du pôle « crimes contre l’humanité et crimes de guerre », au motif qu’elle visait un ancien président de la République, François Mitterrand, – au demeurant décédé – qui ne peut être poursuivi que pour haute trahison, et des ministres qui ne relèvent pas de sa compétence mais de celle de la Cour de justice de la République.
Mais quid des responsables militaires et des conseillers de l’exécutif éventuellement concernés ? L’enquête préliminaire avait pourtant conduit à l’audition d’Hubert Védrine par le vice-procureur du pôle...
Secrétaire général de l’Elysée en 1994, Hubert Védrine avait déjà admis en 2004 que « les dernières livraisons d’armes à l’armée rwandaise contre l’offensive ougandoFPR ont continué quelques jours après le début des massacres, mais bien sûr ceux-ci n’ont pas eu lieu avec des armes françaises » (« Rwanda : les faits », La Lettre de l’Institut François Mitterrand, n°8, 15 juin 2004).
Le 16 avril 2014, dans l’entre-soi de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, il était allé plus loin, lâchant qu’après le début du génocide, « il est resté des relations d’armement et c’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies : c’est la suite de l’engagement d’avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire. Ça n’a jamais été nié, ça. Donc, c’est pas la peine de le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C’est dans le cadre de l’engagement, encore une fois, pour contrer les attaques, ça n’a rien à voir avec le génocide ».
Relevé par Survie à partir de l’enregistrement vidéo, cet aveu a dû apparaître bien embarrassant, puisque le compte rendu écrit officiel de l’audition d’Hubert Védrine le passe à la trappe...
Quand il justifie les livraisons d’armes par la nécessité de « contrer les attaques » du FPR (Front patriotique rwandais), ce qui « n’a rien à voir avec le génocide », Hubert Védrine feint-il de ne pas comprendre qu’en aidant les Forces armées rwandaises (FAR) à « bloquer l’offensive militaire » du FPR, les livraisons d’armes permettaient la poursuite du génocide des Tutsis à l’arrière du front ?
Car ce sont les troupes du FPR qui mettaient fin au génocide. De plus, comment distinguer les armes ayant servi à combattre le FPR de celles ayant été utilisées dans les massacres quand on connaît le rôle de certaines unités de l’armée rwandaise dans le génocide ? Les balles qui ont tué ou blessé de nombreux Tutsis, avant qu’ils ne soient achevés à l’arme blanche, ont pu être livrées par ou avec la complicité de la France.
Quant à l’argument selon lequel les livraisons d’armes étaient nécessaires « pour imposer une solution politique », on se demande bien ce qu’il pouvait encore signifier (si tant est...) au moment de l’opération Turquoise, quand le génocide était accompli... et que le réarmement des FAR fuyant au Zaïre a été ordonné par Paris.
C’est la revue XXI qui l’affirme, dans son numéro 39 (été 2017). Selon le journaliste Patrick de SaintExupéry, un des deux hauts fonctionnaires chargés en 2014 de dépouiller les archives de la politique menée au Rwanda a confié à des proches que, « au cours de l’opération Turquoise, ordre avait été donné de réarmer les Hutu qui franchissaient la frontière ». Ces instructions avaient suscité les protestations de certains militaires français déployés au Rwanda. En marge d’un de ces documents figurait une note « disant qu’il fallait s’en tenir aux directives fixées, donc réarmer les Hutu ». Elle était signée Hubert Védrine. Ces informations de XXI confirment le témoignage déjà rendu public de Guillaume Ancel qui servait comme capitaine lors de Turquoise. Il avait affirmé avoir été chargé par son supérieur, en juillet 1994, de distraire des journalistes pendant le passage de plusieurs camions chargés d’armes destinées aux FAR repliées au Zaïre.
Hubert Védrine a démenti les accusations de XXI, soutenant, encore et toujours, que la France a été le seul pays à s’engager pour trouver un compromis politique par les accords d’Arusha en 1993 et le seul à avoir agi pour secourir les populations pendant le génocide grâce à l’opération Turquoise. Il a essayé, encore et toujours, de faire diversion en suggérant un lien entre ces révélations et le fait que le non-lieu qui disculperait les autorités rwandaises dans l’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994 tarde à venir... Pitoyable ligne de défense qui fait aujourd’hui eau de toutes parts.
Après ses récentes déclarations sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, le nouveau président de la République continuera-t-il, à l’instar de ses prédécesseurs, à couvrir les complices français du génocide des Tutsis, au risque d’être lui-même éclaboussé par une politique criminelle dans laquelle il n’a aucune responsabilité, et à propos de laquelle la justice est saisie de manière de plus en plus pressante ?