Pourquoi la Russie veut-elle vendre des armes à la République Centrafricaine ?
Par Andrew KORYBKO
Oriental Review
Traduction : Avic – Réseau International
La « diplomatie militaire » russe dans la République centrafricaine, déchirée par la guerre, est conçue pour stabiliser une partie de la « Ceinture des États en déliquescence » de l’Afrique et préparer le terrain pour que Moscou puisse par la suite poursuivre ses efforts de restauration de la paix dans le prochain chaudron de chaos du continent constitué par les pays situés au voisinage du Congo, avec l’intention de réaffirmer son rôle historique de grande puissance en Afrique et d’apporter une valeur plus stratégique à ses relations avec la Chine.
Les armes russes en Afrique centrale
Il y a eu des informations inattendues cette semaine révélant que la Russie demandait à l’ONU de faire une exception à son embargo sur les armes en République Centrafricaine afin que Moscou puisse envoyer, au début de la semaine prochaine, des armes à deux bataillons formés par l’UE. Encore plus surprenant, les membres occidentaux du CSNU ont réagi positivement à cette idée, bien qu’ils aient demandé que la mesure soit provisoirement suspendue jusqu’à ce qu’ils reçoivent plus de détails sur la façon dont la Russie envisage d’empêcher ces armes de tomber par inadvertance entre les mains des groupes rebelles du pays. Ils semblent déjà satisfaits de découvrir que la Russie envisage de les stocker dans de nouveaux conteneurs sous haute sécurité, mais ils aimeraient connaître les numéros de série de chaque unité afin de pouvoir les retrouver au cas où ils tomberaient entre de mauvaises mains. .
« Diplomatie militaire »
Sur le plan technique, de nombreuses personnes se demandent ce qui fait que la Russie s’implique dans l’un des pays les plus pauvres et les plus touchés par les conflits, d’autant plus que la République Centrafricaine est, depuis fin 2012, en état de guerre civile qui a, depuis lors, pris des connotations civilisationnelles et religieuses dégénérant en meurtres insensés entre chrétiens et musulmans. Comme toutes les ventes d’armes de la Russie à l’étranger, celle-ci fait également partie de sa « diplomatie militaire », c’est-à-dire promouvoir la stabilité régionale, qui dans ce contexte particulier signifie soutenir les forces gouvernementales dans leur défense et celle de leurs citoyens contre les rebelles et les escadrons de la mort. L’idée est que le renforcement des capacités militaires du gouvernement pourrait alors lui permettre de sécuriser les centres de population contre les rebelles, de détruire les terroristes et les escadrons de la mort, et enfin revenir à l’accord de paix antérieur, qui pourrait finalement intégrer une composante de partage du pouvoir avec les rebelles musulmans minoritaires basés dans l’est, ce qui pourrait aboutir à une «solution» fédérale «durable» (divisée intérieurement) à la longue crise du pays.
Si l’incursion centrafricaine de la Russie dans la « diplomatie militaire » est un succès, alors elle pourrait être en mesure de reproduire ce modèle au Congo voisin, qui a été, de manière prévisible, assailli par la guerre hybride depuis que le président Kabila a retardé ce qui aurait été le premier transfert de pouvoir démocratique de son pays fin 2016. La situation en spirale dans l’un des pays les plus grands et des plus stratégiquement positionnés de l’Afrique risque fort de dégénérer en une guerre civile totale, à l’image du conflit des années 90, appelé «guerre mondiale de l’Afrique» qui s’est soldée par la mort d’environ 5 millions de personnes. Il pourrait être trop tard pour éviter une répétition désastreuse de ce scénario même en partie, mais la Russie pourrait calculer que son expérience centrafricaine en « diplomatie militaire » pourrait être utile à cet égard si elle peut utiliser ses gains attendus à Bangui pour éventuellement parvenir à un accord similaire sur les armes avec Kinshasa qui pourrait donner l’avantage aux forces gouvernementales et empêcher l’effondrement du pays.
« Équilibrer » avec la Chine
Tout cela est ambitieux et pourrait signifier le retour de la Russie sur le continent africain dont elle s’est largement retirée après la dissolution de l’Union Soviétique, mais la question évidente de l’intention et des dividendes tangibles attendus vient à l’esprit. La Russie, comme toutes les grandes puissances, ne se contente pas de faire tout cela avec « la bonté de cœur de ses dirigeants », mais pour obtenir des avantages physiques tels que des contrats d’extraction rentables dans ces deux pays riches en minerais, où vivent deux sociétés pauvres mais qui disposent de richesses telles que les réserves de diamants et d’uranium de la République Centrafricaine et les réserves de cuivre et de cobalt du Congo. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle la Russie fait cela, car il y en a une plus pressante pour expliquer la volonté de Moscou de s’engager dans des aventures africaines, c’est celle de fournir à la Chine, dans le cadre du partenariat entre les deux États, une valeur stratégique qui va équilibrer les apports fournis par son partenaire..
La Russie, comme tous les partenaires de Pékin, craint – que cette crainte soit légitime ou non – de devenir politiquement inféodée à la République populaire à l’avenir, car l’échelle et l’ampleur de la puissance économique chinoise dépassent de beaucoup celles de Moscou. La Russie se sent obligée de faire preuve de créativité pour prouver sa valeur à la Chine et maintenir l’équilibre dans cette relation de grande puissance, ce qui explique son équilibre diplomatique en Asie, son rapprochement rapide avec le Pakistan et l’exercice de la «diplomatie militaire» en Afrique. Ce dernier élément est particulièrement important car la Chine a besoin de la stabilité africaine pour assurer le succès de sa vision de la Route de la Soie dans la consolidation de l’Ordre Mondial Multipolaire. Pourtant, le continent est devenu un champ de bataille dans la nouvelle guerre froide et Beijing risque terriblement de plonger un jour dans un bourbier de type afghan.
Répandre le modèle syrien
C’est à ce moment que la «diplomatie militaire» de la Russie en Afrique prend toute sa valeur. Moscou a acquis une formidable expérience militaire et diplomatique en Syrie en apprenant à tirer parti de ces deux facteurs pour rationaliser une « solution politique » à ce qui était auparavant considéré comme l’un des conflits les plus insolubles au monde. Maintenant que de légers succès ont été enregistrés sur ce front, la Russie a tourné son attention vers l’Afghanistan et la Libye en vue d’une éventuelle participation diplomatique au Yémen, qui se situe un peu plus loin dans sa ligne de mire. On peut donc dire que la Russie utilise la Syrie comme tremplin pour « nettoyer » le gâchis que son rival américain a fait ailleurs en Afro-Eurasie. Jusqu’à présent, cependant, elle n’avait manifesté aucun intérêt pour les conflits subsahariens, mais cela est évidemment en train de changer en raison de son nouvel intérêt pour le Soudan, la République centrafricaine et peut-être même éventuellement le Congo, selon l’impératif stratégique susmentionné vis-à-vis de la Chine.
Le retour de la Russie en Afrique
La plupart des lecteurs ont probablement raté l’actualité récente, mais la Russie réfléchit sérieusement à l’offre du Soudan de lui fournir une base navale sur la côte de la mer Rouge du pays, ce qui pourrait permettre à Moscou de maintenir une présence stratégique à l‘interface continentale et maritime nord de l’une des routes chinoises de la soie en Afrique, la route de la soie sahélo-saharienne. Cela n’explique toujours pas la valeur que la Russie estime qu’elle pourrait apporter à la Chine par le biais de sa future « diplomatie militaire » en République centrafricaine, car cet État enclavé ne se trouve pas à cheval sur la route susmentionnée, mais il aurait pu l’être, et c’est là l’intérêt. Dans les chapitres d’introduction de la série d’analyses du livre de l’auteur sur la géopolitique africaine, il a été mentionné que l’un des plus grands objectifs de la Chine était de lier l’État africain le plus peuplé du Nigeria au deuxième plus grand État qu’est l’Éthiopie par voie terrestre, ce qui pourrait à l’avenir être réalisé par la route sahélo-saharienne de la soie, mais qui aurait pu à un moment donné traverser plus utilement le Sud-Soudan riche en ressources et l’Afrique centrale plutôt que le désert aride.
La « ceinture d’état défaillante »
La campagne psy-op de » Kony 2012 » menée par les Etats–Unis dans les premiers mois de la même année n’était qu’une couverture pour déployer ses forces spéciales dans la région des trois frontières entre ces deux Etats et le Congo afin de fomenter l’instabilité et perturber de manière préventive les plans de la Chine. A la fin de l’année, les rebelles Séléka de la partie majoritairement musulmane de l’est de la République centrafricaine qui est majoritairement chrétienne, se révoltaient ouvertement contre les autorités et commençaient ainsi leur marche vers la capitale située à l’ouest, Bangui, qui avait signé peu de temps auparavant quelques accords de haut niveau avec la Chine. Ils ont réussi à s’emparer de la capitale et à renverser le gouvernement au début de 2013, ce qui a constitué la première étape de la formation de la «ceinture d’États défaillants» décrite par l’auteur dans sa série de livres. Peu de temps après, le Soudan du Sud éclate en guerre civile à la fin de 2013, et la deuxième composante de la dite «ceinture» entre dans la scène.
Bien que l’on ne puisse pas en être certain, on peut supposer que les forces d’opérations spéciales régionales américaines de Kony 2012 n’étaient qu’un front pour déclencher ces deux conflits afin de saboter n’importe lequel des plans de la future route chinoise de la soie Ethiopie-Nigeria visant à transiter par ces pays. En réalité, il aurait été naïf que la Chine ait sérieusement pensé qu’elle pourrait intégrer la République centrafricaine et le Sud-Soudan dans sa vision de la connectivité sans que leur situation intrinsèquement instable ne soit exploitée par les Etats-Unis à des fins de guerre hybride, mais encore une fois, Pékin estime que sa stratégie de la Route de la soie représente un nouveau modèle de relations internationales capable de surmonter les lourdeurs du passé. Ce serait donc un signe fort de la valeur stratégique de la Russie pour la Chine en tant que partenaire égal si Moscou pouvait contribuer au rétablissement de la stabilité dans l’un des pays de la » Ceinture des états défaillants et aider à y relancer les rêves de la Route de la soie de Pékin.
L’équipe d’étiquettes russo-chinoises
En outre, la Chine pourrait même envisager d’envoyer des soldats de la paix en République centrafricaine si l’armée peut rétablir l’ordre dans la majeure partie du pays et calmer la situation, tout comme la République populaire l’a déjà fait au Sud-Soudan voisin, les deux opérations étant dirigées depuis la toute première base étrangère de Pékin, à Djibouti. Ce n’est pas non plus une prévision sans fondement, puisque les Français ont été contraints de retirer sans ménagement leurs forces de maintien de la paix en disgrâce totale après une série de scandales sexuels d’enfants et même d’animaux qui ont discrédité leur présence (bien qu’ils aient conservé quelques centaines de soldats réguliers). La Chine, cependant, ne veut pas envoyer ses soldats dans une zone de guerre chaude. Même si elle aimerait quand même acquérir une expérience de combat actif (ce qui est l’une des raisons pour lesquelles elle est le plus grand contributeur des forces de maintien de la paix de l’ONU sur les cinq membres du Conseil de sécurité), elle hésiterait à entreprendre cette mission avec le plus grand enthousiasme, à moins que la situation ne se stabilise, ce qui est le but de la « diplomatie militaire » russe dans ce contexte.
Si tel devait être le cas, cela signifierait alors l’élaboration d’un nouveau modèle de résolution des conflits pour l’Afrique, dans lequel la « diplomatie militaire » de la Russie aiderait à stabiliser la situation dans les États déchirés par la guerre, et la Chine suivrait en déployant des soldats de la paix pour maintenir les progrès que les munitions de Moscou ont permis aux forces gouvernementales de réaliser. L’étape logique suivante consisterait pour ces deux grandes puissances multipolaires à s’impliquer activement dans des pourparlers de paix et des négociations politiques soutenus par l’ONU, car elles auraient toutes deux un intérêt tangible dans le succès de ces pays à ce moment-là, en raison de leurs relations en matière d’armement et du déploiement de soldats de la paix, deux facteurs qui pourraient éventuellement leur rapporter des « avantages » économiques avec le temps s’ils parvenaient à faire triompher la paix. Même si la « ceinture des États défaillants » de la République centrafricaine et du Sud-Soudan peut sembler relativement insignifiante comme « prix » pour la Russie et la Chine, il n’en demeure pas moins que l’agitation persistante dans ces deux pays complique la crise congolaise en cours et pourrait conduire à la création d’un nid terroriste transnational si on ne s’y attaquait pas.
C’est pourtant exactement ce que les Etats-Unis avaient prévu à l’avance lorsqu’ils ont déployé leurs forces spéciales dans ces trois pays en 2012 pour « rechercher Kony », anticipant que les guerres civiles en République Centrafricaine et au Sud-Soudan, que ses troupes contribueront à déclencher par la suite, pourraient à jamais bouleverser les plans de la Route de la soie chinoise et provoquer un pandémonium au Congo. L’analyse de juin 2016 de l’auteur pour The Duran intitulée » Chine contre les USA : la lutte pour l’Afrique centrale et le Congo » explique le raisonnement plus en profondeur, mais la motivation simplifiée est que les Etats-Unis veulent également couper la connexion du cobalt de la Chine dans la région du sud-est du Katanga, riche en minéraux, ce qui pourrait lui faire revivre son histoire postcoloniale immédiate en aspirant à nouveau à l’indépendance comme possible issue de la crise du siècle au Congo (troisième depuis 1960). La Chine ne veut pas qu’un gouvernement pro-occidental hostile vienne au pouvoir dans ce pays pour nationaliser ses actifs miniers et/ou les remettre aux mains de l’Occident, puisque Pékin compte sur ses réserves de cobalt pour alimenter son émergence en tant que superpuissance mondiale dans l’industrie des véhicules électriques.
En conclusion
Si l’on prévoit que la Russie et la Chine tireront de précieux enseignements de leur coordination conjointe en République Centrafricaine, il est raisonnable de penser qu’elles porteront leur partenariat africain au Congo par la suite, en particulier dans la région du Katanga, riche en minerais et ancienne région séparatiste du pays, afin d’y sauvegarder les atouts de Pékin, même si leurs efforts diplomatiques de maintien de la paix toucheront naturellement d’autres parties du pays. Moscou pourrait même exercer sa « diplomatie militaire » pour que ses compagnies nationales puissent acquérir une participation au Katanga en échange du soutien de la Russie à Kinshasa et à l’intégrité territoriale du Congo à la suite d’une issue heureuse de la crise actuelle, à supposer toutefois qu’elle en vienne au point de basculer ou de devenir une guerre civile pour « justifier » une si belle « récompense ».
Pour conclure l’analyse, la politique de la Russie en Afrique subsaharienne reposait auparavant sur ses partenariats traditionnels de la guerre froide avec l’Angola, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud – et même ceux-là étaient très limités dans leur portée et concentrés uniquement sur quelques industries – mais son « pivot/retour » vers la région est maintenant en train de la voir surmonter son aversion post-soviétique à s’impliquer dans les conflits civils du continent alors que la Russie se bat pour s’établir dans la géostratégie africaine. Il y a certes des intérêts pécuniaires en jeu, mais aussi des intérêts moins tangibles liés au prestige de la Grande Puissance, mais l’impulsion principale pour tout cela est que la Russie renforce sa valeur stratégique pour la Chine et qu’elle veille donc de manière créative à ce que ses relations restent sur un pied d’égalité dans un avenir prévisible.
Source : https://orientalreview.org/2017/12/15/russia-want-sell-arms-central-african-republic/
Traduction : Avic – Réseau International