Algérie: vingt ans après, se souvenir des terrifiants massacres de Relizane
Par François Gèze
Le blog de François Gèze
Des survivants du village dévasté de Sahanine (Relizane) où plusieurs habitants ont été tués lors d'une attaque attribuée à des islamistes, le 1er octobre 1998, mais qui serait le fait de la milice de Relizane. © AFP
"Contre l'oubli et le déni" : depuis sa création en 1997, l'ONG de défense des droits humains Algeria-Watch documente méthodiquement les violations des droits humains en Algérie, d'où qu'elles viennent. En ce vingtième anniversaire des terribles massacres de Relizane (au moins 1 400 victimes civiles), l'association remet en avant son analyse de ce drame, essentielle.
"Contre l'oubli et le déni" : depuis sa création en 1997, l'ONG de défense des droits humains Algeria-Watch documente méthodiquement les violations des droits humains en Algérie, d'où qu'elles viennent. En ce vingtième anniversaire des terribles massacres de Relizane, dans l'Ouest du pays (au moins 1400 victimes civiles), l'association remet en avant son analyse de ce drame, essentielle. Je reproduis ci-après la conclusion de cet article très détaillé et documenté (à lire intégralement) initialement publié le 4 janvier 2016, "Décembre 1997-janvier 1998 : les terrifiants massacres de Relizane", d'abord en hommage aux victimes aujourd'hui tragiquement oubliées de cette terreur.
Mais aussi pour rappeler que, pour l'essentiel, ses véritables commanditaires et les motivations de leurs crimes sont de longue date connus (même si, faute de toute enquête sérieuse, les exécutants ne le sont pas). Et que, jusqu'à ce jour, la "communauté internationale", avec le soutien actif de certains médias aveugles (ou complices?), a joué un rôle actif dans l'étouffement de la vérité et de la justice sur la "sale guerre" des années 1990 en Algérie, y compris les massacres des centaines de familles innocentes de la région de Relizane - dont le seul tort avait été de voter en majorité pour le Front islamique du salut en 1991.
Face aux tueries de masses à partir de 1996, l’AIS, acculée, s’en distancie catégoriquement, au même titre que d’autres groupes armés. En 1996, les chefs du « bras armé » du FIS avaient entamé des négociations avec les émissaires du DRS, débouchant sur un accord en août 1997 : à partir du 1er octobre 1997, ils décrètent un cessez-le-feu unilatéral15. Pourtant, malgré les négociations avec l’AIS et le contrôle des GIA, la violence prend à l’époque des proportions effroyables, avec la multiplication des massacres collectifs, principalement dans la région d’Alger. Plus le commandement militaire reprend le contrôle, plus la population civile est attaquée par les GIA : les années 1995 et 1996 sont celles des bombes, des incendies d’écoles et d’usines, et des tueries perpétrées par de mystérieux « égorgeurs », surtout dans le sud de l’Algérois. Et à partir de l’été 1997, les massacres prennent une telle ampleur que l’opinion internationale commence à se poser des questions sur leurs commanditaires : comment ces grands massacres peuvent-ils se dérouler dans la banlieue même d’Alger, à proximité de casernes militaires, sans que l’armée n’intervienne ?
L’explication principale de cette séquence atroce renvoie aux luttes de clans qui font alors rage au sommet de l’État, depuis que le président Liamine Zéroual, désigné à son poste par les chefs de l’armée début 1994 puis élu fin 1995, a engagé des négociations avec les dirigeants (emprisonnés) du FIS (interdit en 1992), dans la perspective d’un retour à la paix civile. Mais à chaque fois que celles-ci semblent aboutir, la violence s’intensifie. Durant l’année 1997, le conflit se durcit entre le président Zéroual et les « janviéristes », qui ne tolèrent pas ses initiatives ni « la perspective d’un accord politique entre le président, qui s’appuie sur une majorité parlementaire et bénéficie de soutiens américains, et le FIS, accord qui menace d’affaiblir le clan adverse16 ». C’est pourquoi la pression sur le président redouble. Afin de torpiller un accord politique dont il pourrait tirer profit, les chefs du DRS engagent secrètement des négociations avec la direction de l’AIS. Et le 21 septembre, cette dernière annonce son intention d’entrer en trêve à partir du 1er octobre. Dans le même temps, les tueurs fous des « groupes islamiques de l’armée » sont instrumentalisés pour « délivrer » au président le message que ce n’est pas lui qui peut maîtriser la « violence islamiste » : le 22 septembre, plus de 400 personnes sont massacrées à Bentalha, dans la banlieue d’Alger, sans que les forces de sécurité, pourtant toutes proches, n’interviennent17.
Lors de ces semaines terribles de l’automne 1997, pas un jour ne passe sans son lot de massacres. À tel point que de plus en plus de voix s’élèvent à l’intérieur et à l’extérieur du pays pour exiger une enquête permettant d’établir les responsabilités, ce qui montre que la version officielle vacille progressivement. Les massacres, dont la plupart sont d’abord commis dans le centre du pays, se déplacent ensuite vers les régions plus reculées de l’ouest, où les témoins potentiels sont moins nombreux, pour atteindre à la fin de l’année la wilaya de Relizane. Le président et son clan sont définitivement discrédités : ils sont non seulement accusés de ne pas protéger une population sans défense, mais aussi de pactiser avec les auteurs de ces crimes abominables. Finalement, en septembre 1998, Zéroual annonce sa démission et de nouvelles élections sont prévues en avril 1999.
Depuis des années, des observateurs et défenseurs des droits humains alertaient l’opinion publique et les médias nationaux et internationaux à propos de l’identité des commanditaires d’exécutions sommaires et de massacres systématiquement attribués aux islamistes par le gouvernement, une partie de la classe politique et les médias privés algériens. Il a fallu toutefois attendre l’été 1997 pour qu’enfin les questionnements dépassent le cercle restreint de certains journalistes, chercheurs et militants. Hocine Aït-Ahmed (1926-2015), président du Front des forces socialistes, a fortement contribué à la sensibilisation d’une opinion jusque-là largement réfractaire à l’éventualité d’une implication d’organes de l’État et de leurs responsables dans ces crimes.
Avec le massacre de Raïs, dans la banlieue d’Alger, fin août 1997, faisant plus de 300 morts, puis celui de Sidi Youcef à Béni-Messous, début septembre, avec 70 morts, et celui de Bentalha le 22 septembre lors duquel périssent plus de 400 personnes, l’indignation se substitue à la complaisance à laquelle les autorités algériennes avaient été habitués jusque-là18. Les grandes ONG, l’ONU et plusieurs ministres européens recommandent une meilleure protection des populations civiles, et appellent à un dialogue avec les islamistes. Le gouvernement réagit de manière très violente, s’opposant à toute forme d’ingérence. Les critiques à l’encontre de l’armée algérienne vont pourtant se multiplier, allant jusqu’à suggérer son implication dans les tueries.
En octobre 1997, des intellectuels algériens lancent ainsi un appel pour une commission d’enquête internationale sur la situation en Algérie, appel largement repris et relayé dans l’opinion publique internationale, la Haut Commissaire aux droits de l’homme des Nations unies et diverses chancelleries. Même le porte-parole du département d’État américain se joint début janvier 1998 à cet appel et demande des mesures de protection pour la population civile. Seul le gouvernement français – dont le Premier ministre Lionel Jospin se dit alors, à propos de l’Algérie, « contraint dans son expression »19 – se limite à critiquer les « crimes des terroristes », tout en demandant tout de même d’accentuer la pression internationale sur l’Algérie, notamment pour protéger les civils.
Ces revendications poussent le pouvoir algérien à réagir. En s’appuyant sur des journaux et intellectuels algériens, il déclenche une importante campagne médiatique en Europe20. Dans ce but, il invite en Algérie des personnalités médiatiques françaises, dont Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, qui apportent leur caution au commandement militaire algérien et vont reprendre et asséner le credo officiel (« Les GIA ont revendiqué leurs crimes »), sans jamais s’interroger sur la nature de ces obscurs GIA. Parallèlement, les instances de l’ONU sont investies par les diplomates algériens afin d’annihiler leur action.
Le forcing du régime algérien ne sera pas vain et il réussira un coup de maître, avec la complicité de certains de ceux qui appelaient peu avant à une enquête internationale sur les crimes commis en Algérie. Plusieurs visites ministérielles et parlementaires étrangères seront effectuées en Algérie, sous le contrôle serré du DRS et du gouvernement. Mais surtout, ce dernier négociera avec le secrétaire général de l’ONU l’envoi en juillet-août 1998 d’un panel de personnalités internationales triées sur le volet, dont la mission sera exclusivement de « s’informer » (sans la moindre autonomie) et non pas d’enquêter. En réalité, cette mission d’information se substitue à une véritable commission d’enquête – et les officiels algériens ne manqueront pas ensuite de rappeler à chaque occasion qu’une enquête est superflue, puisque l’ONU a déjà envoyé une délégation. La visite de ce panel est fortement encadrée dans un programme établi par les autorités algériennes. Il publie son rapport le 10 septembre 1998, dans lequel, à propos des massacres, il attribue un blanc-seing au commandement militaire toujours aux commandes en Algérie. Le ministre des Affaires étrangères algérien résume aussitôt sa satisfaction : « Le rapport est conforme à ce qui a été conclu entre nous et l’ONU. » Le lendemain, le 11 septembre, Zéroual annonce sa démission. Il aura échoué sur le plan politique, mais il aura aussi tout fait pour disculper les putschistes de toute responsabilité dans les graves crimes commis en Algérie.
Depuis lors, le verrouillage autour des massacres se renforcera encore plus. À l’étranger, tous ceux qui osent poser des questions sont traités de « suppôts du terrorisme » ou de « complotistes » par des journalistes et intellectuels qui ont choisi de se désintéresser des faits réels, cautionnant ainsi les pires violations des droits humains par le « terrorisme d’État ». En Algérie même, victimes et témoins sont empêchés de s’exprimer et ceux qui osent parler sont réprimés. Certains obtiennent des subsides en échange de leur silence, à d’autres sont refusés les aides étatiques s’ils se rebiffent.
Il faut tout de même relever le travail du Comité des droits de l’homme de l’ONU qui, en 1998 et en 2007, s’est longuement penché sur les massacres collectifs, demandant au gouvernement algérien d’engager des enquêtes21. En 2006, dans le cadre de la politique de « réconciliation nationale », une loi interdira toute remise en question de la version officielle de la « tragédie nationale », passible d’une peine de prison de trois à cinq ans ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 dinars.
Contrairement à ce qui est habituellement propagé, les massacres n’ont pas cessé avec l’arrivée à la présidence de Bouteflika en avril 1999, même s’ils ont alors fortement baissé en intensité22. Avec le temps, la version officielle s’est imposée par la force et aujourd’hui, dans les médias dominants, la responsabilité des quelque 200 000 morts des « années de sang » n’est attribuée qu’aux seuls islamistes. Mais la plupart des Algériennes et Algériens n’oublient pas qu’ils ont vécu dans leur chair la sauvagerie du commandement militaire, en particulier du DRS et des forces spéciales de l’armée. Ni la politique de « concorde civile » en 1999 ni celle de la « réconciliation nationale » en 2006 n’ont redonné confiance en ces institutions totalement dévoyées. Seule la volonté d’établir la vérité sur les responsabilités diverses des acteurs de cette période et la justice permettrait d’apaiser ces centaines de milliers de victimes, qui n’ont pas eu droit à ce jour à la reconnaissance de leur douleur, mais également de surmonter le blocage politique qui fait sombrer l’Algérie tous les jours un peu plus.