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[Enquête Djihadisme en Syrie] Retour sur le “bon boulot d’Al-Nosra” (Les Crises)

par Les Crises 12 Mars 2018, 07:46 Al Nosra Al-Quaïda Médias Collaboration Syrie Djihadisme Terrorisme France Articles de Sam La Touch

Al Nosra (c) Rami Al Sayed AFP

Al Nosra (c) Rami Al Sayed AFP

La polémique autour des propos de Laurent Fabius sur le supposé “bon boulot d’Al-Nosra” a beaucoup alimenté les sites de “fact-checking” durant la dernière Présidentielle :

La polémique a récemment rebondi pour viser un autre candidat à la présidentielle :

(Sources : ici, ici, ici et )

Le Pen, Fillon, Dupont-Aignan, Asselineau, Mélenchon : on arrive quand même à de graves accusations dirigées contre des candidats ayant obtenu plus de 66 % des voix.

Ce sujet est une très intéressante illustration à la fois :

  • des choix très douteux de nos dirigeants dans le dossier syrien, en particulier par rapport aux islamistes ;
  • de la propagande médiatique en 2012, très complaisante à l’égard du Pouvoir ;
  • des méthodes des fact-checkers pour semer la confusion, blanchir le Pouvoir et détourner l’attention des problèmes de fond.

Nous avons donc décidé de vous proposer notre enquête sur cette affaire ; cela nous donnera l’occasion de revenir sur le développement du djihadisme en Syrie en 2012

Cette série (que nous coupons en 5 + un billet final qui la reprendra en intégralité pour une meilleure diffusion) va se présenter de la manière suivante :

Billet 1/5 :

  1. Naissance d’Al-Nosra
  2. Le double attentat du 23 décembre 2011
  3. Le conspirationnisme légitime

Billet 2/5 :
IV. Le “vrai boulot” d’Al-Nosra
V. Quand les Américains font du “bon boulot” (non ironiquement)
VI. La Conférence de Marrakech “des amis du peuple syrien”
VII. Islamiste un jour, islamiste toujours ?

Billet 3/5 :
VIII. Et Laurent Fabius fit son apparition
IX. Bonus : Notre ami Ahmad Moad al-Khatib
X. La propagande pro-Pouvoir ordinaire

Billet 4/5 :
XI. Le devenir d’Al-Nosra (et de la propagande chez nous…)
XII. 2011 : Amnistie Nationale

Billet 5/5 :
XIII. [2017] Les fact-checkeurs entrent en scène
XIV. Conclusion

 

I. Naissance d’Al-Nosra

Abou Mohammed al-Joulani est un djihadiste syrien. Parti en Irak pour combattre les troupes américaines après l’invasion de ce pays par les États-Unis en 2003, il gravit rapidement les échelons d’Al-Qaïda. Il aurait d’ailleurs été un proche allié d’Abou Moussab al-Zarqaoui, le dirigeant jordanien de la branche d’al-Qaïda en Irak (AQI), devenue L’État Islamique d’Irak (EII, ancêtre de Daech).

En aout 2011, cinq mois après le début des manifestations contre le pouvoir baassiste dirigé par Bachar el-Assad, le nouveau Sheikh de l’EII Abou Bakr al-Baghdadi envoie une poignée de ses hommes en Syrie, dont Al-Joulani, sur le territoire syrien.

Ce dernier passe alors six mois à construire un réseau clandestin de djihadistes en Syrie. En octobre 2011, il décide de nommer son groupe Front al-Nosra (en arabe : Jabhat an-nuṣrah li-ʾahl aš-šām, « Front pour la victoire du Peuple du Cham », Cham = Grande Syrie), et commence à mener des attaques. D’après l’universitaire Charles R. Lister, son financement vient environ pour moitié de l’EII, et pour moitié directement de financiers pré-existants d’Al-Qaïda venant du Golfe. (Source)

La fondation du groupe est officiellement annoncée le 23 janvier 2012 dans une vidéo de 16 minutes, où Al-Joulani déclare la guerre à Bachar al-Assad. Il constituera ensuite de vrais groupes de combat, comme l’indiquent les journalistes Michael Weiss et Hassan Hassan :

« Al-Joulani avait aussi pris soin de dissimuler ses liens organisationnels avec l’EII et AQI, au point que même les membres de sa propre cellule n’étaient pas vraiment sûrs de quoi Jabhat al-Nosra était capable et comment il avait pu mener ces audacieuses attaques […]

Christoph Reuter, un des correspondants de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel qui a mené de nombreux reportages en Syrie, nous a expliqué que « les premiers vrais groupes al-Nosra ont émergé en
juillet 2012 à Alep. Lorsqu’en discutant avec l’un d’eux, nous leur avons demandé “Ah, donc, vous êtes al-Nosra”, ils ont répondu “Oui, oui, oui. […] Nous avons pris le nom, parce que c’est un nom important, et nous touchons l’argent du Golfe avec ce nom”. » […]

La relative “modération” dont [Al-Nosra] a fait usage dans ses relations avec les communautés locales lui a valu le respect et l’approbation même de celles qui n’étaient pas islamistes. Par exemple, Al-Nosra n’a pas déclaré la guerre aux minorités sunnites, contrairement à Daech plus tard. […] Al-Joulani s’est conformé au plan d’action d’Al-Zawahiri après l’assassinat de Ben Laden en mai 2011 : « Zawahiri était totalement opposé à ce que les autres groupes religieux et sectes, tels que les chiites, les yazirlis, les hindous, les chrétiens et les bouddhistes soient pris pour cibles, sauf si ceux-là s’attaquaient aux sunnites en premier. » […]

Cela s’explique par les réactions particulièrement négatives à l’encontre d’Al-Qaïda en Irak depuis l’époque Zarqaoui. Masri et Baghdadi. […] Al-Nosra a donc été le moyen par lequel Zawahiri espérait redorer en Syrie la réputation de son organisation, que sa franchise avait dégradée de l’autre côté de la frontière. […] Al-Zawahiri a publié deux communiqués début 2012, dans lesquels il valide implicitement l’initiative d’Al-Jouani, sans jamais le citer. » [Michael Weiss & Hassan Hassan, État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur.]

Voici d’ailleurs le fameux soutien implicite d’Al-Zawahiri (Source) :

Mohammad al Joulani, leader de Jabhat al Nusra

II. Le double attentat du 23 décembre 2011

Le 23 décembre 2011, le lendemain de l’arrivée d’une mission chargée de préparer la venue d’observateurs de la Ligue arabe, Damas est frappée par deux explosions, à quelques minutes d’intervalle. La première vise la Direction de la sûreté générale, le plus important service de renseignement civil, et la seconde un bâtiment de la sécurité militaire.

Il s’agit des premiers attentats commis en Syrie depuis le début de la révolte, le 15 mars 2011. L’effroyable bilan est de 44 morts et 166 blessés (Source).

Le gouvernement attribue immédiatement ces attentats à Al-Qaïda. Les obsèques ont lieu le lendemain, dans la Grande Mosquée des Omeyyades, et se transforment en rassemblement en faveur de Bachar el-Assad (Source) :

III. Le conspirationnisme légitime

Suite à l’horreur de ces actes terroristes, le gouvernement syrien bénéficie alors d’un moment d’union nationale. Cela donne dès lors à l’opposition (Conseil National Syrien CNS) un argument pour avancer une hypothèse “conspirationniste” (sur la base du cui bono ? – à qui bénéficient ces attentats), voulant que l’attentat ait été organisé par le gouvernement. Cette hypothèse sans grand fondement trouve pourtant parfaitement sa place dans Le Monde (Source) :

Précisons qu’un mois auparavant, la France a reconnu ce CNS (noyauté par les Frères musulmans) comme UN interlocuteur légitime (Source), avant de le reconnaitre le 24 février 2012 comme LE SEUL interlocuteur légitime :

Des journalistes ont posé la question lors du point de presse du Ministère des Affaires Étrangères (Source) :

Notons que selon le journal canadien National Post, le jour même des attentats, le Ministre des Affaires Étrangères canadien John Baird jugeait que l’hypothèse Al-Qaïda serait tout simplement “comique” si ce n’était pas si grave (Source) :

N.B. : On note que pour la proposition “Assad va tomber, le gouvernement va tomber, c’est seulement une question de temps“, c’était un pari risqué… Mais en attendant :

Encore un ministre “Assad va tomber” qu’Assad aura “enterré”… (Source)

Cependant, le 6 janvier 2012, un nouvel attentat frappe Damas, tuant 26 personnes (Source, vidéo (+ 18 ans)) :

début de l’article de Paris Match est très factuel. “Mais voilà”, il se poursuit ainsi :

La source de l’hypothèse conspirationniste de Paris Match sur l’attentat de Damas, est donc – principalement – un “ouï-dire” d’un reporter d’Al-Jazeera, “bloqué à la frontière turque”…

Libération a pour sa part offert une “tribune” aux théories complotistes des Frères Musulmans (Source) :

Enfin une source fiable : Les Frères Musulmans…

Rappelons cependant que, selon les journalistes Michael Weiss et Hassan Hassan (dans leur livre État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur.), un soutien de Damas à Al-Qaïda en Irak après l’invasion américaine est “une hypothèse plausible“. Mais, le cas échéant, un tel soutien aurait cessé avant 2011. Et il n’a évidemment jamais été question pour Damas d’aider Al-Qaïda à mener des opérations en Syrie – mais seulement dans l’Irak voisin envahi.

Damas aurait alors connu “l’un des retours de flamme les plus conséquents de l’histoire moderne“…

On observe également que L’hypothèse du “complot du gouvernement syrien” a trouvé toute sa place dans le blog du Monde, Un œil sur la Syrie, de Wladimir Glasman (Source) :

Résumons : “des photos de Bachar Al Assad et de son père Hafez Al Assad soient restées en place alors qu’un bâtiment s’était écroulé” (sic), “un officier déserteur dit qu’Al-Qaïda n’existe pas en Syrie” : c’est donc clair : “toute l’affaire se résume à une manipulation“, “le double attentat de Damas a été réalisé par le régime“, “pour effacer le monde de la carte du monde“…

Il est triste de voir que des spécialistes au CV autrement moins garni que celui de M. Glasman y voyaient plus clair dès 2009, comme ici :

La Syrie orientale devient un nouveau paradis pour Al-Qaïda – 24 novembre 2009

En bien plus sérieux, je vous propose cette analyse de Robert Baer, ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient, réalisée en 2011, le lendemain des attentats de Damas (Source) :

Enfin, on notera que, au contraire, des hypothèses défavorables à l’opposition ne sont guère reprises dans les médias mainstream, même quand elles émanent de sources de premier plan, comme Robert Baer (à prendre néanmoins, évidement, avec prudence – Source) :

Un ancien officier de la CIA analyse les motifs de l’intervention de l’Union européenne en Syrie

L’intervention de l’UE et des États-Unis en Syrie vise à porter préjudice à l’Iran et à protéger Israël et les chrétiens libanais, et non pas le peuple syrien, selon Robert Baer, un agent de la CIA à la retraite ayant l’expérience de la région.

Nous avons pris parti au Moyen-Orient. Nous avons pris parti pour Israël et pour les sunnites, que ce soient les États-Unis, les Pays-Bas ou les Français. Cela fait partie de notre passé culturel et historique“, a-t-il dit.

Nous avons des rapports selon lesquels des wahhabites [Islamistes sunnites radicaux], qui ne sont pas nécessairement contrôlés par un État, arrivent en Syrie depuis l’Irak et l’Arabie saoudite pour semer le chaos. À l’intérieur de la Syrie, il y a des snipers qui tirent sur des manifestants, et qui ne sont pas contrôlés par Assad mais par l’État profond, ainsi que d’autres snipers qui tirent à la fois sur les manifestants et la police“, a-t-il déclaré.

L’UE a réagi comme [l’ancien président américain] Bush l’a fait en 2001 et 2003, en termes noirs et blancs, mais la vie est plus grise“, a-t-il noté, en se référant aux guerres en Afghanistan et en Irak.

 

Dès lors, on comprend mieux la sévère critique contre M. Glasman du grand spécialiste du Moyen-Orient René Naba sur son site en 2013 : Les islamophilistes, tontons flingueurs de la bureaucratie française.

Hélas, l’auteur de ce blog “engagé” est décédé en 2015. Le Monde lui consacra alors cet hommage (Source) :

“Pour les journalistes, ce blog [… fut] un précieux viatique pour comprendre les évolutions en cours.” : dès lors, on comprend mieux la couverture du dossier syrien par ce journal…

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