L’Italie sous la menace de l’ingouvernabilité
par Giulia Vignolo
Les Crises
On ne peut comprendre la phase politique qui se joue actuellement en Italie, si l’on n’analyse pas finement le système électoral qui régit le scrutin à venir et qui génère une palette politique entrelacée et difficilement lisible.
Le système électoral
Dite Rosatellum – du nom de son premier promoteur – la loi électorale actuellement en vigueur en Italie a introduit un système électoral mixte, assez complexe, rendant l’analyse des différents scénarios possibles périlleuse.
Cette loi, hybridant un scrutin majoritaire et proportionnel, fixe des seuils de barrage à 3% pour toute coalition/liste indépendante et à 1% pour toute formation politique faisant partie d’une coalition.
La partie proportionnelle représente 61% des sièges, tandis que la partie majoritaire en représente 37%.
Les candidats des collèges à vocation proportionnelle sont insérés dans des listes courtes et bloquées et sont élus, si leur liste et/ou leur coalition dépasse le seuil de barrage, proportionnellement aux voix obtenues. Les sièges sont d’ailleurs attribués en fonction de la majorité des voix par liste, proportionnellement au nombre des sièges à pourvoir dans chaque collège.
Les candidats des collèges majoritaires sont sélectionnés de la façon suivante : un par parti ou coalition, dans des collèges dits « uninominaux » . Un seul candidat par collège uninominal sera enfin élu, sur la base des résultats découlant d’un seul tour de vote (Uninominale secco), car il n’y a pas de second tour.
À l’évidence la Rosatellum encourage la naissance d’un nombre élevé de nouveaux partis politiques qui, si d’un côté se font porteurs de toute nuance politique, parviendront difficilement à se mettre d’accord sur une équipe de gouvernement, et à fortiori sur le nom d’un Premier ministre.
Ce système électoral encourage de fait des coalitions, nécessaires, peut-être même contre « nature », pour pouvoir se donner un espoir de gouverner et, dans certains cas, même de dépasser le seuil des barrages.
La loi électorale explique très naturellement la multiplication de formations qui participent à ces élections du 4 mars prochain.
Les formations en jeu
Le panorama politique italien, à quelques jours du vote, est totalement balkanisé et ce qui peut unir les partis en course, au sein même d’une coalition, apparaît moins puissant que ce qui peut les diviser.
Sur la droite de l’échiquier, par exemple, quel accord sur l’Europe peut trouver le libéral Silvio Berlusconi avec l’eurosceptique populiste Matteo Salvini ? Pourtant, ils concourent dans la même coalition.
Malgré ces divergences qui existent déjà et poseront évidemment des problèmes majeurs lors de la formation du gouvernement et le choix du Premier ministre, chaque parti lutte pied à pied, pour gagner un ou deux pour cent de plus, si précieux dans les négociations à venir.
La concurrence est si féroce que les candidats rivalisent de promesses électorales folles. Les économistes italiens les ont chiffrées, cette semaine, à 1000 milliards d’euros. Il s’agit d’une surenchère sans précédent dans une campagne électorale.
La droite se partage entre les libéraux de Berlusconi, alliés à deux partis de l’extrême droite (La lega, dirigée par Matteo Salvini et Fratelli d’Italia, avec Giorgia Meloni) et à un du centre (Noi per l’Italia), et des nombreux partis, plus ou moins petits, plutôt penchant vers l’extrême droite nationaliste et raciste, extrêmes jusqu’à revendiquer, dans certains cas, l’héritage du parti fasciste dissout.
Jamais l’ombre de Mussolini n’aura autant plané sur une campagne, générant un climat détestable et des violences physiques, inconnues jusqu’à présent dans un scrutin national. Un militant d’extrême gauche a été poignardé à Perugia, alors qu’un militant d’extrême droite a été roué de coups à Palerme.
Sans oublier cet élu de la Lega qui a arrosé au fusil automatique des immigrés africains avant de monter sur le monument aux morts de sa ville et de faire le salut fasciste. Depuis les terribles années de plomb, jamais l’Italie n’avait connu une campagne si venimeuse.
Quant à la gauche, après cinq ans de gouvernement avec le centre droit, morcelée jusqu’à la plus petite unité, elle se présente aux élections sous les formes les plus variées.
Le centre gauche, accusé par un grand nombre de ses anciens électeurs de pencher de plus en plus vers la droite, est représenté par le Parti Démocrate (PD), le parti de l’ancien Premier ministre Matteo Renzi, qui concourt dans une coalition avec Civica Popolare (dont la leader, Mme Lorenzin, Ministre actuelle de la Santé, a été élue aux deux élections précédentes avec le parti de Berlusconi), + Europa (le nouveau parti de Emma Bonino, ayant un programme très à gauche sur les droits civils et très libéral sur le plan économique) et Insieme (soutenu par l’ancien Premier Ministre Romano Prodi).
Un peu plus à gauche, on trouve Liberi e Uguali, la coalition née le 3 décembre dernier, rassemblant les partis mineurs Possibile, Sinistra Italiana et Articolo 1 MDP, formés en grande partie par des anciens députés PD ayant pris les distances de ceci au moment de la montée de Renzi, unis par le leadeur Pietro Grasso, Président du Sénat au cours de la dernière législature.
Encore plus à gauche, Potere al Popolo, nouveau parti issu d’une expérience sociale et associative, mis en place par un groupe de jeunes militants de certaines associations et centres sociaux napolitains a l’ambition de devenir l’équivalent italien de la France Insoumise de Jean Luc Mélenchon, qui est d’ailleurs venu les soutenir à Naples. Ce petit parti s’est lancé tout seul dans les tout derniers mois de campagne et trouve un réel écho auprès de la jeunesse.
La constellation des partis de gauche est aussi composée par des partis mineurs : Partito Comunista, Sinistra Rivoluzionaria et d’autres réalités locales présentes dans certaines circonscriptions où les représentants de ces petits partis ont pu rassembler assez de signatures pour pouvoir candidater.
Pour finir, le Movimento 5 Stelle (Mouvement 5 étoiles), parti qui ne veut pas d’ailleurs qu’on l’appelle ainsi, est le mouvement créé par Beppe Grillo en 2007. Se présentant comme ni de droite ni de gauche, il montre néanmoins des nuances plutôt de droite sur le plan de l’accueil à l’immigration et sur certains droits civils. Cette formation réunit de plus en plus de consensus entre les électeurs en colère de toute provenance idéologique, déçus par la politique et par les politiques des partis traditionnels.
Les hypothèses possibles
La publication de sondages électoraux étant interdite en Italie à compter du 15e jour qui précédant les élections, on ne peut se baser que sur le dernier sondage, datant du 17 février dernier, pour anticiper les scénarios possibles à l’issue du vote du 4 mars.
Une précision d’importance : en Italie les Sondages ont des marges d’erreur comprises entre 1 et 3%, dans une situation comme celle d’aujourd’hui, les possibilités d’erreur sont extrêmement élevées, si l’on considère le nombre de partis participants à l’échéance électorale, le nombre de pluricandidatures (consenties par l’actuelle loi électorale) et le nombre de voix très limité sur lequel va se jouer l’élection.
Le Mouvement 5 Etoiles est sans doute la première force politique indépendante, remportant à lui seul entre 28 et 30% dans les derniers sondages, avec des valeurs assez stables depuis plusieurs mois.
Ce mouvement fait de son indépendance et du refus de toute coalition son cheval de bataille, ce qui ne lui permettrait pas de s’allier avec qui que ce soit au lendemain des élections afin de trouver la majorité nécessaire au parlement pour obtenir le vote de confiance.
Si la parole donnée aux électeurs de ne s’allier avec personne est respectée, les 5 Etoiles (les grillini, comme on les appelle en Italie) n’auront donc aucune possibilité d’entrer au gouvernement.
En revanche, s’ils ne tiennent pas leur promesse, seule une alliance avec la Lega (ex Ligue du Nord) est envisageable. D’ailleurs, plusieurs sources non officielles font écho d’un rapprochement entre les deux partis (évident notamment sur les questions d’immigration et sur l’attitude anti establishment et anti-européenne – voire anti monnaie unique).
Cela dit, bafouer sa promesse électorale serait un arrêt de mort pour les 5 étoiles, car ils perdraient, sur cette « trahison » leurs soutiens de gauche ayant trouvé abri dans le mouvement.
Mais cette « trahison » permettrait au Mouvement du comédien Beppe Grillo de gouverner avec une majorité solide pendant au moins une législature.
L’autre hypothèse, la plus vraisemblable pour les sondeurs, serait que la coalition de droite/centre droit recueille 35/37 % des voix, ce qui permettrait, avec le soutien de quelques frondeurs notamment des 5 étoiles, de former un gouvernement. Sur le papier, l’hypothèse est crédible. Dans les faits, cela reste compliqué.
Pourquoi ? Parce que la coalition de droite a, comme celle de gauche, beaucoup de mal à rester unie, y compris jusqu’au 4 mars. Aucun accord n’a été trouvé à l’heure actuelle sur le candidat au poste de Premier ministre.
D’un côté, Matteo Salvini de La Lega s’autoproclame d’ores et déjà le seul candidat possible. De l’autre côté, Silvio Berlusconi (qui ne peut pas être investi en raison de sa condamnation judiciaire) pousse la candidature au poste de Premier ministre de M. Tajani, l’actuel président du Parlement européen.
Si l’on imagine à l’intérieur de la coalition, un score égal des deux forces aux alentours de 15 à 17% , la situation semble inextricable entre les deux leaders et vis-à-vis de leur électorat.
Du côté du centre gauche, Renzi et le Parti Démocrate sont sur le toboggan. Dans le meilleur des cas, ils pourront atteindre 27/28% grâce à leurs alliés. On est bien loin d’une majorité qui leur permettrait de gouverner et seul un gouvernement avec Berlusconi qui arriverait tout seul à 20% serait possible (il est en effet assez improbable que les alliés de Berlusconi se prêtent à une coalition avec le PD, à moins de perdre la moitié de leur électorat et d’en faire perdre autant au PD à l’avantage des 5 étoiles pour les prochaines élections).
Liberi e Uguali n’a pas réussi l’envol espéré et plafonne à 6%. Un score qui ne peut pas réellement faire la différence et ne peut pas faire une grande différence, ni dans une hypothèse d’alliance avec la coalition de centre gauche ni, comme l’envisageait au début de la campagne leur leader Pietro Grasso, dans l’hypothèse d’une alliance sur certains points avec les 5 étoiles.
Il en va de même pour les autres partis, qui se situent entre 3 et 4%.
Le talon d’Achille de l’Italie, cette ingouvernabilité quasiment chronique et annoncée, laisse présager des lendemains qui déchantent. On se demande bien comment les parlementaires pourront s’entendre sur un gouvernement et sur le nom d’un Premier ministre.
Dans ce paysage chaotique, les populismes s’affirment haut et fort, populismes de droite, de gauche et du centre. Populismes violents dans la joute verbale et dans les remèdes proposés aux Italiens.
Et à ce jeu, avec son charisme indéniable et dans un vide sidéral d’idéaux et de réponses crédibles aux besoins des citoyens, Silvio Berlusconi, bien qu’âgé de 81 ans, retrouve encore une fois un espace à remplir, avec quelques promesses et quelques réparties, et se présente aux Italiens comme le seul et unique sauveur possible d’un Pays englouti dans une tempête politique aux issues imprévisibles.
Giulia Vignolo, pour le site www.les-crises.fr, 28/02/2018
Giulia Vignolo est avocate au Barreau de Rome ; spécialisée en Droit International, elle exerce depuis 2010 entre la France et l’Italie.