Un statut transitoire qui s’éternise. En Nouvelle-Calédonie, société en ébullition, décolonisation en suspens
Par Alban Bensa & Eric Wittersheim
Monde diplomatique, juillet 2014
Vingt ans après l’accord de Nouméa, qui prévoyait un référendum sur l’autodétermination de la Nouvelle Calédonie — il doit se tenir le 4 novembre —, Emmanuel Macron y effectue sa 7e visite présidentielle. Il se rendra samedi à Ouvea, trente ans après la prise d’otages et l’assaut de la grotte de Gossanah, où 19 militants indépendantistes furent tués. Depuis, « beaucoup a été fait et continue d’être fait pour mettre fin à cet apartheid inavoué », écrivaient Alban Bensa & Eric Wittersheim en juillet 2014. « Ces avancées ont favorisé la mobilité spatiale et sociale. Elles ont permis une hausse de la moyenne des revenus, l’accès à la consommation et le développement dans la jeunesse d’aspirations nouvelles. Cependant, les inégalités se sont creusées au sein de la société kanake »… (3 mai 2018)
En vertu de l’accord de Nouméa, signé en 1998, la Nouvelle- Calédonie devrait achever son processus de décolonisation en organisant d’ici 2018 un référendum d’autodétermination. La période a été marquée par la montée en puissance des projets miniers et une certaine effervescence culturelle. Mais, comme l’indique le scrutin provincial de mai dernier, le dynamisme social et économique peine à trouver une traduction politique.

Un visiteur qui, de retour après une longue absence, se promènerait aujourd’hui sur la place des Cocotiers ou sur les plages de l’Anse Vata, à Nouméa, ne retrouverait pas la Nouvelle-Calédonie d’avant les événements de 1984-1988. Autrefois polarisée entre un centre sans véritable espace public, quasiment réservé aux Européens, et de grands ensembles de béton mal desservis où s’entassaient Kanaks et autres Océaniens, la ville est devenue peu à peu plus vivante, moins cloisonnée. Le tableau bigarré qu’offre la Nouvelle-Calédonie actuelle reflète les avancées accomplies depuis vingt-cinq ans. Il s’agit désormais de préparer l’avenir politique de cet ancien territoire d’outre-mer devenu une « collectivité d’outre-mer sui generis », avec un statut unique — et transitoire.
Engagé il y a un quart de siècle, le processus de décolonisation pourrait parvenir à son terme d’ici quatre ans. L’accord de Nouméa, signé en 1998 par l’Etat français, les anti-indépendantistes du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR) et le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), a été entériné la même année par un référendum. Il invite les diverses communautés à surmonter leurs antagonismes hérités de la longue période coloniale pour se forger un destin commun.
Au terme du transfert de la plupart des compétences de l’Etat à la Nouvelle-Calédonie, le peuple devrait décider par référendum, d’ici 2018, du type de souveraineté dont il souhaite se doter. Cela pourrait être soit la pure et simple proclamation de l’indépendance — ce qui supposerait le transfert par la France de ses cinq compétences régaliennes (1) —, soit des formes variables d’autonomie. Après de longues négociations, le corps électoral a été restreint aux seules personnes inscrites en 1998 et à leurs descendants.
Les élections du 11 mai 2014 pour le renouvellement des responsables des trois provinces et du Congrès de la Nouvelle-Calédonie ont consacré l’antagonisme entre pro- et anti-indépendantistes. Dans les provinces Nord et des îles Loyauté, la majorité kanake, partisane d’une souveraineté totale de l’archipel, n’a laissé que trois sièges à ses opposants, tandis que dans la province Sud se maintient l’emprise des partis « loyalistes » (trente-trois sièges sur quarante). Ces derniers restent aussi majoritaires au Congrès, bien que les indépendantistes accroissent leur représentation de deux sièges (ils en détiennent vingt-cinq, et leurs adversaires, vingt-neuf), se rapprochant ainsi d’une possible majorité. Un tel renversement viendrait compenser un rapport de forces démographique défavorable aux Kanaks, qui votent indépendantiste à 80 %, mais qui ne représentent que 40 % d’une population d’environ deux cent cinquante mille personnes.
Depuis l’explosion du RPCR, parti anti-indépendantiste longtemps tenu d’une main de fer par Jacques Lafleur (2), les loyalistes comptent trois courants principaux : Calédonie ensemble (centre droit), autour de M. Philippe Gomès ; le Rassemblement-Union pour un mouvement populaire (RUMP, l’UMP locale), présidé par M.Pierre Frogier ; et le Mouvement populaire calédonien de M. Gaël Yanno, élu président du Congrès en mai dernier. Les indépendantistes, eux, se répartissent toujours entre les deux principaux partis du FLNKS : l’Union calédonienne, formation historique fondée en 1953, dirigée en son temps par Jean-Marie Tjibaou, et le Parti de libération kanak (Palika), à l’origine d’inspiration marxiste, créé en 1975 ; il est mené par M. Paul Néaoutyine, par ailleurs président depuis 2001 de la province Nord. Le scrutin de mai dernier a consacré l’affaiblissement du Parti travailliste, qui, fondé en 2007, tenait un discours indépendantiste radical, minimisant les avancées obtenues depuis la signature des accords.
Ces clivages internes aux deux camps favorisent des stratégies — souvent simultanées — de tension et de dialogue dont l’Etat français est tantôt l’arbitre, tantôt le spectateur, tantôt le bouc émissaire — bien qu’il détienne l’arme absolue : celle des crédits publics métropolitains, dont les transferts représentent encore 16 % du produit intérieur brut (PIB).
Au cours de la mandature de cinq ans qui vient de débuter, le Congrès devra décider ou non de la tenue du référendum d’autodétermination programmé par l’accord de Nouméa. Pour cela, il lui faudrait dégager une majorité des trois cinquièmes, soit trente-deux voix sur cinquante-quatre, faute de quoi le lancement du processus référendaire incomberait à l’Etat français. Les partis loyalistes, qui ont signé en mai un accord pour se répartir les responsabilités et les postes de pouvoir, espèrent s’épargner une consultation qui, répètent-ils depuis des années, « ne résoudrait rien ».
Les indépendantistes, pour leur part, en réclament toujours la tenue, au nom des engagements pris jadis par le FLNKS. En l’état actuel des intentions de vote, ils ne peuvent l’emporter. Ils souhaitent néanmoins — officiellement, du moins — aller jusqu’au terme de l’accord de Nouméa avant d’envisager une solution qui ne soit pas celle de l’accès à la pleine souveraineté. Il ne serait pas étonnant que ce fameux « référendum-couperet » soit une nouvelle fois reporté au profit d’une « solution négociée », comme en 1998.
Depuis quelques années, la vie politique se résume à des escarmouches, à des querelles d’ambitions, ainsi qu’à des batailles juridico-techniques (le gel et la révision des listes électorales) ou symboliques, tapageuses mais sans retombées tangibles dans la vie quotidienne des populations. Il y a eu les désaccords, en 2011, sur le choix d’un drapeau commun — on s’en tiendra finalement à la coexistence du drapeau français et de celui de Kanaky (3) ; l’impossibilité de choisir un nom qui fasse consensus pour le pays ; la bataille perdue pour l’installation de cases traditionnelles en pleine ville de Nouméa (finalement détruites par les bulldozers) ; les manifestations récurrentes contre la « vie chère », etc.
Quelques réussites sont cependant à mettre à l’actif des deux camps. Dans la province Sud, entre 2004 et 2009, la droite modérée incarnée par M. Gomès, élu député de l’Union des démocrates et indépendants (UDI) à l’Assemblée nationale en 2012, et par son mouvement Calédonie ensemble a instauré une politique sociale transcendant les clivages entre pro- et anti-indépendantistes. Cette stratégie d’ouverture s’est traduite par la promotion de plusieurs femmes kanakes dans ses rangs. Elle a ainsi réussi à désamorcer de nombreux mécontentements et, parfois, à établir le dialogue avec l’autre camp. M. Gomès, dont le parti s’est imposé depuis quelques années comme la principale force loyaliste, figure d’ailleurs parmi ces élus qui se disent plus volontiers « non-indépendantistes » qu’« anti- ».
Dans la province Nord, une intense politique de développement local, lancée par les autorités et relayée par les municipalités indépendantistes, démultiplie les initiatives qui rendent le secteur de plus en plus attractif : ouverture de bibliothèques, de complexes culturels et de supermarchés, nouveaux lotissements d’habitations, zones d’artisanat en terres coutumières, aménagement d’une marina, etc. En outre, la gestion rigoureuse du projet minier a abouti à l’ouverture de l’usine de traitement du nickel de Vavouto. Les indépendantistes y sont majoritaires (51 % des parts).
Avec un taux de croissance compris depuis une vingtaine d’années entre 3 et 4 %, la Nouvelle-Calédonie se démarque d’une France métropolitaine toujours au bord de la récession. Plus qu’au tourisme (environ 4 % du PIB) ou à l’aquaculture, dont les résultats restent encore timides, ces bons chiffres sont dus à l’industrie du nickel (lire « Le nickel, un atout disputé »). D’autres facteurs viennent en outre doper l’économie, au point de donner l’impression d’un pays en proie à une mutation accélérée : loi sur la défiscalisation des investissements outre-mer, faiblesse de l’imposition sur le revenu. S’y ajoute la manne apportée par la France : subventions aux provinces, financement de sociétés d’économie mixte ou des institutions locales d’Etat, salaires des fonctionnaires venus de l’Hexagone indexés à 1,7...
Un retard phénoménal avait été pris avant que la séquence politique des années 1984-1988 n’impose, à travers les accords de Matignon-Oudinot (1988), puis celui de Nouméa (1998), des mesures institutionnelles et économiques dites de « rééquilibrage ». Dans les années 1970-1980, quelque cent trente ans après que la France eut fait main basse sur la Nouvelle-Calédonie, les Kanaks sortaient encore peu des réserves où ils avaient été cantonnés à la fin du XIXe siècle. Au bout de pistes poussiéreuses, dans des masures privées de tout confort, une population écrasée par la ségrégation végétait économiquement et socialement, tandis qu’au même moment les cours du nickel flambaient et que l’enrichissement insolent des Européens s’étalait à Nouméa.
Durant les vingt-cinq dernières années, beaucoup a été fait et continue d’être fait pour mettre fin à cet apartheid inavoué : raccordements au réseau électrique, routes goudronnées, adductions d’eau, amélioration de l’habitat rural, construction d’hôpitaux, d’écoles et de centres culturels, plans de formation, lancement de grands projets miniers, etc. Ces avancées ont favorisé la mobilité spatiale et sociale. Elles ont permis une hausse de la moyenne des revenus, l’accès à la consommation et le développement dans la jeunesse d’aspirations nouvelles.
Cependant, les inégalités se sont creusées au sein de la société kanake. Sur la côte est, plus enclavée et plus rurale, dans les îles Loyauté et dans les zones sans dynamique économique particulière, loin de Nouméa ou à sa périphérie, se sont développées des formes larvées de paupérisation. Dans les zones plus favorisées, en revanche, une classe moyenne a pris son essor, sans parler de l’enrichissement cumulé des Européens les plus aisés.
Malgré des disparités économiques fortes (environ 30 % de chômage dans les provinces Nord et îles, contre 8 % dans le Sud), l’archipel dans son ensemble jouit d’un niveau de vie élevé. Ses équipements publics en font presque une région française comme les autres ; son PIB par habitant le place au niveau des principaux pays européens. A Nouméa, sur le marché de l’immobilier, le prix moyen du mètre carré est sensiblement le même qu’à Paris (entre 7 000 et 10 000 euros), et les constructions se multiplient. La capitale néo-calédonienne prend des allures de Californie ou de Riviera. Mais, en contrepoint, des formes d’habitat spontané et précaire, les squats, se développent sur des terrains en friche, que les efforts de la province Sud et de la municipalité pour améliorer l’habitat social n’arrivent pas à résorber (4). Ces disparités touchent tous les Océaniens du Caillou (Kanaks, migrants économiques des îles de Wallis-et-Futuna et de Vanuatu, notamment), mais aussi une frange non négligeable d’Européens.
Le grand Nouméa et les bourgades de plus en plus urbaines de la côte ouest attirent désormais un nombre croissant d’habitants. Aux écarts de fortune s’est ajouté un net décrochage des zones rurales. Si l’économie agricole assure encore entre 6 et 12 % des ressources de leurs ménages, la plupart des Kanaks, comme l’ensemble des habitants de l’archipel, travaillent ou cherchent un emploi dans l’industrie du nickel, l’administration ou les services. Ils y entrent en concurrence avec d’autres candidats plus ou moins qualifiés venus de France et même de l’espace Schengen. Les besoins en main-d’œuvre excèdent en effet le vivier de salariés néo-calédoniens, et l’exigence de qualifications pointues amène les employeurs à prospecter dans le monde entier. Au printemps, l’usine du Nord détenue par l’entreprise Koniambo Nickel SAS cherchait ainsi à recruter en France, pour trois ans, des cadres de haut niveau.
Des salariés néo-calédoniens tentent de faire valoir la loi favorisant l’emploi local, qui, bien qu’inscrite dans l’accord de Nouméa, n’a vu le jour qu’en 2012. Mais cette mesure, par ailleurs bien difficile à mettre en œuvre, ne concerne que les entreprises de plus de vingt personnes. En dessous de ce chiffre, l’embauche est ouverte. Nombre d’ouvriers, d’employés, d’intérimaires et d’intermittents, chassés par la crise en France et en Europe, se sont engouffrés dans la brèche. Habilités à prendre des patentes sans vraiment avoir à justifier de leurs compétences, ces nouveaux aventuriers de l’emploi ont su tirer parti de l’expansion économique de la Nouvelle-Calédonie en acceptant des salaires plus bas que ceux demandés par les travailleurs locaux. Les tensions sur les chantiers se multiplient.
De graves conflits sociaux ont éclaté ces dernières années, certains dirigeants politiques ou syndicaux n’hésitant pas à pousser à l’affrontement avec les forces de l’ordre. En 2009, M. Gérard Jodar (décédé en 2013), l’un des dirigeants de l’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE), a été condamné à un an de prison ferme. Le droit du travail, mais aussi les droits des femmes, la protection de l’environnement et, plus généralement, le débat démocratique souffrent de retards, voire de reculs, qui obèrent l’avenir. La prison du Camp Est à Nouméa, dénoncée comme la pire de France et peuplée à plus de 95 % de détenus kanaks et océaniens, en est un symbole.
Toutefois, au-delà des difficultés, des peurs et des paranoïas — la rumeur d’une « descente des Kanaks sur Nouméa » le soir de la Saint-Sylvestre 2013, ou l’inquiétante progression des ventes d’armes signalée récemment par le haut-commissaire (préfet) Jean-Jacques Brot—, la Nouvelle-Calédonie attire de nombreux migrants auparavant « en galère » dans l’archipel, en métropole ou outre-mer. Alors que, dans l’Hexagone, les diplômes protègent de moins en moins du chômage, à Nouméa il est encore possible de dépasser cette difficulté grâce au dynamisme de secteurs aussi différents que le bâtiment, le commerce, les services sociaux, l’université, la presse ou l’art contemporain.
Le retour à la paix civile, l’incitation aux investissements et une certaine douceur de vivre sous ces tropiques haut de gamme ont attiré au cours des dernières décennies une population très variée. On n’y trouve plus seulement des amateurs de plaisance ou de placements défiscalisés, mais aussi des peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens, journalistes, comédiens ou slameurs qui animent la vie du Caillou comme jamais auparavant. Et qui peuplent de nouveaux lieux de rencontre entre Caldoches (5), migrants de fraîche date, Kanaks, Tahitiens, Wallisiens.
Une telle évolution est nouvelle dans un archipel qui a toujours eu grand peine à faire une place au métissage. « Nous sommes des métis », affirme l’écrivain d’origine caldoche Frédéric Ohlen (6). Dans ces espaces — dont les réseaux sociaux et les forums en ligne multiplient l’influence — s’expérimente, outre des unions mixtes, une parole critique, douloureuse ou joyeusement insolente, qui présente le grand mérite d’aller droit au but, de pointer les contradictions vécues et d’avancer des propositions pour l’avenir. « J’appelle le peuple pays... j’appelle les provinces, j’appelle l’Etat, j’appelle l’Eglise, j’appelle la coutume... j’appelle la jeunesse, j’appelle la jeunesse kanake, la jeunesse caldoche, la jeunesse wallisienne », scande le poète-performer kanak Paul Wamo, pour qui il faut « se révolter contre le silence ». Le Festival international du cinéma des peuples à Poindimié, le Salon du livre océanien, le festival de musique Dubaan Kabe à Pouébo, les nombreux colloques, les expositions grandes et petites tant à Nouméa que dans l’intérieur de l’archipel donnent à voir une fermentation esthétique et savante finalement porteuse de plus d’espoirs d’émancipation et de bonheur collectif qu’un débat politique absent.
Cet élan nouveau, encouragé par les institutions culturelles locales (le centre culturel Tjibaou, la bibliothèque Bernheim à Nouméa, les médiathèques des provinces...), puise un surcroît d’énergie dans la circulation des personnes entre la France et l’archipel. La Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris joue là un rôle de relais et d’accompagnement important. Autrefois, les Kanaks et autres Néo-Calédoniens passant par la France étaient rares et vivaient très isolés. Ils sont maintenant nombreux, étudiants ou stagiaires, sportifs, militaires, écrivains publiés à Paris, artistes en résidence ou intervenant dans les festivals, à fréquenter l’Hexagone et à y exercer leurs talents. Un curieux patchwork de personnalités originaires de milieux et de communautés différents travaille ainsi, parfois même sans y penser, à forger cette nouvelle citoyenneté imaginée en 1998 par l’accord de Nouméa.
La jeunesse kanake ne cesse cependant d’inquiéter la société néo-calédonienne. Bien que les politiques de formation aient permis à une partie de la population de tirer son épingle du jeu (l’ascension professionnelle et politique des femmes kanakes est patente), s’y jouent des ruptures scolaires et professionnelles : peu de bacheliers, beaucoup de sortants sans diplôme. La réalité et les effets du transfert de compétences en matière scolaire restent à prouver (7).
Il s’y ajoute un malaise profond. Nombre de jeunes Kanaks ne se reconnaissent plus dans certaines valeurs coutumières. Elaborées au sein d’un univers rural devenu de moins en moins prégnant, les pratiques héritées de cette civilisation ancienne (8) affirment l’autorité des aînés, des vieux, des hommes, au détriment de l’expression des jeunes et des femmes, et ne peuvent par conséquent répondre aux désirs d’émancipation personnelle. Pris entre les exigences conservatrices des anciens et leurs difficultés à trouver leur place dans une société néo-calédonienne dominée par les Européens aisés, les jeunes Kanaks urbains connaissent parfois un grand désarroi. En témoigne l’augmentation des comportements à risque — alcoolisation extrême, toxicomanie —, des accidents de la route, des violences, etc.
De surcroît, la structuration, au cours des dix dernières années, d’un mouvement autochtoniste kanak ravive encore la question identitaire. Une partie des indépendantistes d’autrefois et de leurs descendants, échaudés par des échecs électoraux ou inquiétés par certaines options industrielles, ont réinvesti la question culturelle. Un « socle commun des valeurs kanakes » (SCVK) vient ainsi d’être rédigé. Il interpelle les politiques, jusqu’ici accaparés par les problèmes économiques. Le renversement de perspective proposé, plaidoyer pour un monde kanak idéalisé qui devrait infuser les institutions (scolaires, économiques, judiciaires, etc.), occupe une place importante dans le discours médiatique, à contre-courant des évolutions contemporaines de la Nouvelle-Calédonie.
Un sénat coutumier instauré en 1998 par l’accord de Nouméa a constitué la rampe de lancement de cette autre légitimité kanake qui voudrait contourner les effets de la colonisation pour penser une sorte de « Mélanésien éternel ». Cette construction peut relayer le discours indépendantiste en empêchant que les Kanaks ne deviennent, comme le disait Eloi Machoro, ancien secrétaire général de l’Union calédonienne, « dans le système colonial, comme quelques petits pois perdus dans un potage ». Elle peut aussi le contrarier à l’heure où, comme le préconise le même accord de Nouméa, chaque composante du peuple néo-calédonien doit accepter de partager un même destin national.
Les dirigeants indépendantistes des années 1970-1990 avaient concentré tous leurs efforts sur la conquête de positions de pouvoir au sein des institutions démocratiques — assemblées nationale et territoriale, communes, puis provinces. Ils n’avaient fait de leurs spécificités culturelles (langues, rites, mémoire locale) qu’une arme symbolique dans leur combat politique. « Le retour à la tradition, c’est un mythe. (...) Aucun peuple ne l’a jamais vécu », clamait Tjibaou dans Les Temps modernes, en 1985. Pour lui, il s’agissait avant tout de « mettre le plus possible d’éléments appartenant à notre passé, à notre culture, dans la construction du modèle d’homme et de société que nous voulons pour l’édification de la cité » (9).
Forte d’un potentiel industriel propre, mais toujours sous perfusion des subsides versés par la France, la société néo-calédonienne est travaillée par des forces contradictoires qui la mettent sous tension et qui n’ont pas encore trouvé une traduction politique claire. Face à cette confusion, d’une inquiétante mais aussi tonique étrangeté, la rigidité de la plupart des responsables politiques et institutionnels ne peut que frapper. La perpétuation de leurs positions de pouvoir, acquises à la sortie des événements de 1984-1988, puis sous les auspices des accords de Matignon et de Nouméa, semble plomber le chantier du destin commun. Dans ces conditions, il est urgent d’attendre : le meilleur statut pour la Kanaky-Nouvelle-Calédonie de demain ne serait-il pas, pour les gens au pouvoir dans l’archipel, le statu quo ?
Sauf que, comme l’a écrit en 1919 un grand poète kanak, « gare aux convulsions ! ». Il n’est pas certain en effet que la société néo-calédonienne se satisfasse éternellement de ces joutes feutrées. Vingt-cinq ans après la fin des « événements », elle pourrait bien exiger enfin un statut durable, et acceptable par tous les citoyens...
Alban Bensa & Eric Wittersheim
(1) La justice, l’ordre public, la défense, la monnaie et les affaires étrangères restent de la compétence de l’Etat, mais l’accord de Nouméa prévoit que les Néo-Calédoniens soient formés et associés à l’exercice de ces responsabilités.
(2) Jacques Lafleur (1932-2010) fut, avec le dirigeant indépendantiste Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), le signataire des accords de Matignon en 1988.
(3) Nom donné à la Nouvelle-Calédonie par les indépendantistes depuis les années 1970.
(4) Lire Christian Darceaux, « Climat tendu en Nouvelle-Calédonie », Le Monde diplomatique, novembre 2008.
(5) Terme désignant la population blanche installée de longue date dans l’archipel.
(6) Frédéric Ohlen, Quintet, Gallimard, coll. « Continents noirs », Paris, 2014.
(7) Cf. Marie Salaün, Décoloniser l’école. Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines, Presses universitaires de Rennes, 2013.
(8) Une civilisation dont l’exposition « Kanak, l’art est une parole », qui s’est tenue au Musée du quai Branly à Paris d’octobre 2013 à janvier 2014, a permis d’apprécier les principaux chefs-d’œuvre.
(9) Entretien avec Jean-Marie Tjibaou dans « Nouvelle-Calédonie : pour l’indépendance », Les Temps modernes, no 464, Paris, mars 1985.
Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition d’août 2014.