Grève SNCF : le JDD et l’IFOP donnent le tempo de la démobilisation
Par Pauline Perrenot
Acrimed
Dans un précédent article, nous observions les médias « théoriciens de l’ essoufflement qui vient », et analysions le verdict démobilisateur porté sur les grèves. Un autre refrain se fait entendre : les grèves seraient « impopulaires » et « non soutenues » par les fameux « les Français ». À l’appui de telles affirmations ? Une myriade de sondages – l’IFOP en premier de cordée –… et leur lot de manipulations grossières, commandées et relayées chaque semaine par le Journal du Dimanche.
Depuis fin mars, de nombreux médias s’attellent, le Journal du Dimanche en tête, à montrer semaine après semaine que la mobilisation est en baisse et que le soutien populaire aux grévistes de la SNCF, « minoritaire » au départ, s’effrite au fil des jours. Avec le renfort de l’IFOP, son principal partenaire, le JDD a commandé et relayé pas moins de cinq sondages sur le seul mois d’avril – auxquels s’ajoutent deux nouveaux crus depuis le début du mois de mai – qui ont tous donné le « la » de la couverture de la grève dans les médias dominants [1]. La publication des ces sondages par le journal dominical a suivi un tempo réglé comme une horloge :
Si nous avons déjà commenté l’inanité des méthodes sondagières dans un précédent article et les méfaits des usages médiatiques de leurs résultats, il nous faut brièvement commenter les pratiques du journal dominical. Car l’application méthodique du JDD à systématiquement titrer selon le curseur et la variable qui seront les plus défavorables aux grévistes et/ou encourageants pour le gouvernement est pour le moins déconcertante. Plusieurs exemples :
- Le « soutien » à la grève est un critère systématiquement minoré dans les analyses et mis en avant, trois fois sur quatre, uniquement en tant que reflet d’une tendance à la baisse (7 avril, 21 et 28 avril). Et ce quand bien même le JDD reconnaît, dans son article du 7 avril par exemple, que « [la baisse] n’est pas spectaculaire ». Il n’en fallait guère plus à l’hebdomadaire pour privilégier les tendances relatives aux valeurs absolues : en d’autres termes, affirmer en titre principal non seulement que le soutien « baisse » mais encore qu’il « reste minoritaire ». À ces deux affirmations dépréciatives, le JDD aurait pourtant pu substituer une tournure soulignant l’ampleur de ce soutien (en l’occurrence 44% pour le 7 avril). Et lorsque le journal titre exceptionnellement sur une hausse des soutiens (le 5 mai), il accole immédiatement deux autres variables au phénomène : le fait que le soutien « reste minoritaire » d’une part, et que « la réforme de la SNCF est jugée inéluctable » (sic), d’autre part.
- Le JDD jongle dans un deuxième temps avec les deux critères relatifs à l’action gouvernementale (« pense-t-on » ou « souhaite-t-on » que le gouvernement aille au bout de la réforme) selon celui qui lui sera le plus favorable. C’est ainsi que le 31 mars, plutôt que de titrer sur la hausse des soutiens, le JDD choisit le chiffre écrasant de 72%, mettant ainsi en valeur ceux qui pensent que le gouvernement ira au bout, à défaut d’afficher le taux de ceux qui le souhaitent (51%). Méthode inverse deux semaines plus tard, où est cette fois mis en avant le pourcentage des Français qui le souhaitent – probablement parce que le chiffre est plus impressionnant (61%).
- Dans son cru du 21 avril, le JDD s’illustre également par une utilisation toute particulière des connecteurs logiques. Où l’on peut lire dès le chapô : « Selon une étude Ifop pour le JDD, seuls 43% des Français soutiennent la grève des cheminots de la SNCF. A l’inverse, 78% des personnes interrogées estiment qu’Emmanuel Macron mènera sa réforme jusqu’au bout. » On ne peut qu’être surpris de l’utilisation d’un tel adverbe, qui semble établir un lien d’opposition entre deux propositions qui n’en ont pas nécessairement : on peut en effet tout à la fois soutenir la grève et estimer que le gouvernement ira jusqu’au bout de sa réforme. Mais force est de constater que le chiffre de 78 % appâte davantage que celui qui aurait ici convenu, soit 57 %...
- Reste que le plus important, pour le JDD, est atteint : « Jamais la courbe n’a toutefois dépassé les 50%. Un fait plutôt rare dans l’historique des études de l’Ifop sur le jugement des Français envers les mouvements sociaux. Depuis 1996, les personnes interrogées par l’institut d’opinion sont plutôt favorables aux grèves successives. […] Seule exception : en octobre et novembre 2007, ils n’étaient qu’une minorité de Français (28% puis 37%) à soutenir ceux qui dénonçaient la réforme des régimes spéciaux mise en œuvre par François Fillon. » (21 avril). Un « fait plutôt rare » donc, mais un fait que le journal auto-dément quelques semaines plus tard, après avoir visiblement trouvé une deuxième exception : « ce niveau d’approbation, élevé sans avoir jamais été majoritaire, se compare aux oppositions à la réforme des retraites de 2008 (soutenue à l’époque à 43%) et à la réforme des régimes spéciaux de 2007 (38%) » (5 mai)… Des approximations qui en disent long sur la rigueur du JDD et sur la prétention de l’IFOP à livrer des « éclairages fiables et prédictifs ».
Les jeux sont faits, rabâche l’hebdomadaire. Et non contente de se livrer à des manœuvres grossières pour commenter les sondages, la rédaction jongle, en guise d’analyse qualitative, avec un nombre restreint de formulations véhiculant systématiquement un sentiment de démobilisation sociale : « Pour les Français, Macron ne cédera pas », « L’opinion semble se figer dans une approbation majoritaire de la réforme de la SNCF », « le soutien à la grève s’érode depuis deux semaines », « "Avantage" au gouvernement ». Des propos redondants avec ceux du directeur général adjoint de l’IFOP, seul interlocuteur convoqué pour commenter ces chiffres dans les différents articles, à une exception près : dans l’article du 7 avril, la parole est également donnée à… Matignon ! Quelques extraits des propos de Frédéric Dabi donc, grand devin parmi les devins de l’IFOP :
- « "C’est plutôt le gouvernement qui prend l’avantage, décrypte Frédéric Dabi. [...] Le mouvement social, avec ces deux premières journées, n’a pas vraiment réussi à faire bouger les lignes en sa faveur." » (7 avril)
- « "Les cheminots n’ont pas vraiment convaincu sur leur critique du projet, poursuit Dabi. C’est la logique de transformation du gouvernement qui est majoritaire." » (7 avril)
- « Les Français ont intériorisé le fait que le gouvernement ne lâcherait pas. » (28 avril)
- « On peut expliquer par deux raisons [la baisse du soutien à la grève] : les désagréments liés à la grève et le fait que les Français n’ont pas compris le but, la finalité de ce mouvement. » (28 avril)
- « "Les Français ne plébiscitent pas cette réforme mais ils l’ont acceptée", analyse Frédéric Dabi. » (28 avril)
Et dans sa dernière édition en date (le 19 mai), le JDD peine à cacher son enthousiasme face à ce qu’il estime être une bataille gagnée par le gouvernement :
Dans le bras de fer engagé avec les syndicats sur la réforme de la SNCF, le gouvernement semble en passe de remporter la bataille de l’opinion. C’est ce qu’indique la septième édition de notre « grévomètre » Ifop-JDD, qui marque l’évolution la plus spectaculaire depuis le début du mouvement social des cheminots. En effet, 58% des sondés considèrent que ce mouvement n’est « pas justifié ». C’est 2% de plus qu’il y a quinze jours. C’est aussi le même niveau qu’au début de la grève. En deux mois, les syndicats ne sont donc pas parvenus à convaincre les Français. Ceux qui considèrent qu’elle n’est « pas du tout justifiée » atteignent même les 31%, un record.
Spectaculaire en effet. L’interprétation de ces chiffres, qui ne s’encombre pas d’une réflexion sur leur fiabilité même [2], est donc univoque : l’action gouvernementale convainc et va dans le bon sens. Une interprétation qui relève davantage d’un objectif éditorial pour le journal, tant ses extrapolations, s’appuyant une nouvelle fois sur les commentaires de Frédéric Dabi, ne laissent plus aucun doute sur le parti-pris :
L’exécutif, qui misait sur une usure de l’opinion face à la grève, semble donc avoir fait le bon pari stratégique. « Dans d’autres conflits, le pourrissement avait mis une pression insupportable sur le gouvernement. Mais là, à la différence du mouvement contre le CPE en 2006, l’opinion soutient très majoritairement l’exécutif », souligne Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. « No chance » (« aucune chance »), avait répondu Emmanuel Macron à la chaîne américaine Fox News, qui l’interrogeait sur l’hypothèse d’un recul sur cette réforme. Les Français l’ont parfaitement intériorisé : ils sont 81 % à penser que le gouvernement ira jusqu’au bout, soit 9 % de plus qu’au démarrage de la grève.
Le matraquage anti-grève auquel on assiste depuis le début du mouvement, en particulier dans le JDD, n’a évidemment aucun poids dans cette intériorisation alléguée. Et le journal de conclure avec un message de son cru adressé aux grévistes :
Malgré un durcissement des modes d’action des cheminots, qui ont multiplié les opérations coup de poing ces derniers jours, « le mouvement social n’a jamais ébranlé la conviction des Français », estime Dabi. Il devrait d’autant moins y parvenir que la dernière séquence de la grève perlée, jeudi et vendredi, a montré une nette baisse de la mobilisation et que les syndicats viennent de perdre la bataille juridique sur le paiement des jours de congé.
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