Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Comment le « Deep State » a empêché un président des États-Unis de retirer des troupes américaines de Corée (The Diplomat)

par Franz-Stefan Gady 19 Juin 2018, 18:34 Corée du Nord Armée US Refus CIA Etat profond USA Impérialisme

Comment le « Deep State » a empêché un président des États-Unis de retirer des troupes américaines de Corée (The Diplomat)

Le président Carter voulait retirer de la péninsule les troupes au sol américaines. Le « Deep State » n’était pas d’accord.

Alors que le président américain Donald Trump clame une fois de plus son désir de retirer les 28 500 soldats américains actuellement déployés en Corée du Sud, cela vaut peut-être la peine de revenir brièvement sur la dernière fois qu’un président américain avait tenté de retirer les forces américaines de la péninsule coréenne. À la fin des années 1970, l’obstruction du Congrès, du Pentagone et des services de renseignement, entre autres, a finalement empêché le président américain Jimmy Carter de mettre en œuvre le retrait des troupes qu’il avait promis à maintes reprises durant sa campagne présidentielle en 1976. Autrement dit, et pour utiliser le jargon trumpien du 21ème siècle : le fameux « Deep State » (l’Etat profond) a empêché Carter d’exécuter ses plans.

Au cours de la campagne présidentielle de 1976 – la même année où deux soldats américains avaient été abattus par des soldats nord-coréens dans la zone démilitarisée – Carter avait exprimé à plusieurs reprises son désir de retirer les 40 000 soldats américains (dont seulement 15 000 étaient des soldats combattants) de la Corée du Sud, où ils servaient de facto comme garde-fou pour dissuader une invasion nord-coréenne. Cette année-là, par exemple, lors d’un déjeuner de la Foreign Policy Association, Carter a déclaré : « Je crois qu’il sera possible de retirer nos troupes au sol de la Corée du Sud par étapes sur une période à déterminer après consultation avec la Corée du Sud et le Japon ».

Dans son allocution, il avait également mentionné l’une de ses principales motivations personnelles pour son désir de retrait des troupes:  » Il faudrait faire comprendre au gouvernement sud-coréen que son oppression interne est révoltante pour notre peuple et compromet le soutien de notre engagement là-bas. Le dirigeant sud-coréen Park Chung-hee était en fait un violateur reconnu des droits de l’homme, qui avait fait emprisonner et torturer ses opposants politiques. Park n’était pas la seule raison pour laquelle la Corée du Sud était peu populaire à Washington DC à l’époque. En 1976, Séoul a été directement impliquée dans ce qu’on a appelé le « Koreagate« , un scandale politique qui impliquait des lobbyistes sud-coréens essayant de soudoyer des membres du Congrès américain afin d’obtenir un traitement favorable aux intérêts de la Corée du Sud.

Les motivations plus générales de Carter pour le retrait des troupes incluaient le contrôle des dépenses militaires –  » dégraissage « , comme il l’appelait – ainsi que les conséquences de la guerre du Vietnam récemment perdue, qui a rendu l’opinion publique américaine méfiante à l’égard de tout engagement militaire à l’étranger.

Dès sa prise de fonctions en janvier 1977, Carter a immédiatement ordonné l’élaboration d’un plan de retrait de toutes les troupes terrestres américaines (les unités aériennes et logistiques devaient rester en Corée du Sud) et d’environ 700 armes nucléaires déployées dans le pays, en rédigeant un mémorandum présidentiel qui appelait à une « réduction du niveau des forces conventionnelles américaines présentes dans la péninsule » et à une évaluation approfondie du « problème des droits de l’homme en Corée ». Il a publié le mémorandum sans consulter les Sud-Coréens, bien qu’il ait dépêché le vice-président Walter Mondale au Japon en janvier 1977 pour consulter le gouvernement japonais à ce sujet. Le Premier ministre japonais Takeo Fukuda était naturellement sceptique quant au plan de Carter et pensait qu’il nuirait à la sécurité du Japon.

Le gouvernement sud-coréen a été informé à la mi-février 1977 du désir de Carter de retirer les troupes au sol de la péninsule – ce qui, selon une estimation du Comité du budget du Congrès, permettrait d’économiser 2 milliards de dollars et ne modifierait pas l’équilibre militaire sur la péninsule. Le projet a rencontré une forte opposition de l’administration de Park, malgré la promesse que la Corée du Sud recevrait du soutien et des crédits militaires supplémentaires. Park était particulièrement indigné par ce qu’il voyait comme un abandon, par les États-Unis, d’un allié, la Corée du Sud, qui avait envoyé des milliers de soldats au Vietnam dans les années 1960 et 1970 pour soutenir les efforts des États-Unis pour renverser la vapeur dans la lutte contre les insurgés communistes. Plus de 16 000 Sud-Coréens avaient été tués dans ce pays d’Asie du Sud-Est.

Néanmoins, les Sud-Coréens n’étaient pas les seuls à s’opposer aux projets du président. Plus important encore, la majorité des représentants de la politique étrangère des États-Unis, en particulier les services de défense et de renseignement – ce que l’on appellerait aujourd’hui le Deep State – ainsi que le Congrès américain, en particulier les membres de la Commission sénatoriale des relations extérieures et de la Commission des forces armées, se sont opposés avec vigueur aux plans de retrait du président. En fin de compte, les préoccupations de la plupart des opposants au sein de l’establishment se résumaient à deux points principaux : l’état de la dissuasion conventionnelle américaine en Asie de l’Est et la perte de la crédibilité des États-Unis comme allié et partenaire fiable. (Il y avait aussi le danger que la Corée du Sud reprenne sa quête d’armes nucléaires.)

L’armée en particulier était opposée aux plans du président. En mai 1977, le major-général John K. Singlaub, chef d’état-major des forces américaines en Corée (USFK), a accordé au Washington Post une interview très critique sur la politique de Carter en Corée du Sud. Il prédisait un échec des moyens de dissuasion classiques en précisant que  » si les troupes au sol américaines sont retirées selon le calendrier établi, cela mènera à la guerre « . Carter a immédiatement réaffecté Singlaub en conséquence. Cependant, le général n’était pas seul. Préoccupés par la force de dissuasion conventionnelle et soucieux de retarder la décision présidentielle finale, les chefs d’état-major interarmées ont fait pression pour un retrait progressif de quatre à cinq ans. Comme l’a souligné le général commandant de l’USFK, le général John Vessey Jr. en 1977 :  » La décision du président Carter est basée sur une vision de l’avenir, une Corée dans quatre ou cinq ans où les troupes au sol américaines ne seront pas nécessaires. Ce n’est pas la situation d’aujourd’hui. »

C’est le travail d’un analyste du renseignement, John Armstrong, un officier de l’armée travaillant pour le Détachement spécial de recherche de l’armée américaine à la National Security Agency, qui a permis de démanteler le plan de Carter et qui a amené les services de renseignement américains à réévaluer leurs estimations de la puissance militaire nord-coréenne. Il a notamment calculé que les effectifs des chars d’assaut de la Corée du Nord étaient censés être 80 % plus importants que ce qui avait été estimé auparavant. Grâce aux travaux d’Armstrong, un consensus s’est lentement dégagé au sein des services de renseignement américains sur la supériorité militaire des Nord-Coréens par rapport au Sud, ce qui a fourni aux partisans du maintien des troupes au sol un argument de poids pour s’opposer à la politique de retrait du président.

Un collaborateur du Diplomate résume : « Le rapport d’Armstrong a influencé les généraux de l’armée, les membres de la bureaucratie Carter, et le Congrès, qui a ensuite fait pression sur Carter pour qu’il reconsidère le retrait. »  Cela est confirmé par Morton Abramowitz, alors sous-secrétaire adjoint pour les affaires de sécurité internationale au ministère de la Défense, qui a déclaré lors d’un entretien en 2011 : « L’analyse a été très utile pour les partisans anti-retrait à Washington. Cela a remis en cause une des croyances de Carter sur laquelle il a fondé sa décision. »

Naturellement, le président était loin d’être ravi et encore moins convaincu par les conclusions des services de renseignement :  » Cette conclusion est absurde « , a-t-il noté après avoir lu une estimation de la CIA de 1978 qui précisait : « L’équilibre militaire statique actuel entre la Corée du Nord et la Corée du Sud favorise le Nord par une marge substantielle. » Néanmoins, la supériorité du Nord sur le Sud est lentement devenue plus ou moins la nouvelle idée reçue de la majorité de l’establishment de la politique étrangère, qui craignait les répercussions politiques d’un retrait et tentait de ralentir la mise en œuvre du projet d’une manière ou d’une autre.

Par exemple, un certain nombre de membres de l’establishment – Abramowitz, Richard Holbrooke, secrétaire d’État adjoint aux affaires de l’Asie de l’Est et du Pacifique, et Michael Armacost, directeur des affaires de l’Asie de l’Est et de la Chine au Conseil national de sécurité, parmi d’autres – se réunissaient régulièrement comme membres de « East Asia Informal », un groupe de discussion non officiel, pour discuter de la politique américaine en Asie, pendant qu’ils planifiaient la politique américaine en Corée du Sud. Selon Abramowitz : « Il y avait un réseau informel à Washington entre les gens qui traitaient avec l’Asie. Il se composait d’une multitude de services au sein de l’État, la NSC et l’ISA. Holbrooke, Armacost et moi étions en contact régulier. » Après délibérations, la majorité des membres du groupe a conclu que le retrait des troupes  » était dépourvu de tout objectif stratégique « .

Alors que la plupart des membres de  » East Asia Informal  » ne pensaient pas que la menace militaire nord-coréenne s’était considérablement accrue au cours des huit dernières années, comme l’affirmait le rapport d’Armstrong (certains étaient même favorables à un retrait partiel des troupes américaines), les rapports sur le renforcement des forces militaires nord-coréennes des services de renseignement étaient néanmoins utilisés comme prétextes pour empêcher ou du moins retarder la mise en œuvre de la politique souhaitée par le président. Holbrooke a souligné que même si  » le comptage des haricots [l’évaluation de l’armée nord-coréenne par les services de renseignement] avait été différent, nous aurions quand même trouvé une raison de suspendre le retrait « . Cependant, les observations d’Armstrong étaient leur meilleure arme pour convaincre la bureaucratie.

Les constatations des services de renseignement ont également été intégrées au processus législatif. Ainsi le Sénat a refusé de soutenir la proposition de retrait et a demandé au président d’obtenir l’approbation du Congrès pour sa politique vis-à-vis de la Corée du Sud. De plus, deux sénateurs – Hubert H. Humphrey et John Glenn – ont rédigé un rapport crucial en 1977 sur la situation militaire dans la péninsule coréenne, confirmant les propos d’Armstrong et déclarant que  » lorsqu’on ne mesure que la puissance de feu, l’équilibre est passé d’une parité approximative en 1970 à un avantage incontestable pour le Nord en 1977 « . Le rapport plaide donc en faveur d’une réévaluation de la stratégie de retrait. La Commission des forces armées de la Chambre des représentants a confirmé les conclusions du Sénat dans un autre rapport de la même année, déclarant que  » les Nord-Coréens possèdent la capacité d’attaquer le Sud avec un minimum de préparation et que la 2e Division d’infanterie des États-Unis est nécessaire pour une défense efficace « .

Cette opposition parlementaire força Carter à signer à contrecœur la Loi sur l’autorisation des relations extérieures (exercice financier 1978) en août 1977, qui comprenait la clause suivante : « (1) La politique des États-Unis concernant la Corée devrait continuer d’être définie par décision conjointe du Président et du Congrès ; (2) toute mise en œuvre de la stratégie de retrait progressif des troupes de la Corée devrait être compatible avec les intérêts de sécurité de la Corée du Sud et les intérêts des États-Unis en Asie, notamment le Japon (….) ». Compte tenu des tensions croissantes avec l’Union Soviétique et de l’incertitude entourant les relations des États-Unis avec la Chine à l’époque, qui ont toutes eu des répercussions négatives sur la sécurité des États susmentionnés, en plus de la supériorité militaire présumée de la Corée du Nord, les arguments en faveur du retrait des troupes américaines de la Corée sont devenus de plus en plus faibles à mesure que le temps passait.

Les plans de retrait du président sont finalement tombés à l’eau lorsqu’il est devenu clair qu’il serait impossible de faire basculer l’opinion majoritaire de l’establishment, ce qui a eu un impact disproportionné sur le processus bureaucratique et par conséquent sur la mise en œuvre de toute directive politique venant de la Maison Blanche, sur la pertinence d’un retrait des troupes. À la fin, Carter s’est retrouvé pratiquement seul dans son désir de ramener les troupes à la maison. Une estimation spéciale du renseignement national (Special National Intelligence Estimate (SNIE) établie par la CIA au printemps 1979 a confirmé les principales observations d’Armstrong et s’est avérée être le dernier clou du cercueil des plans de Carter. Abramowitz a déclaré en 2011 que « la bureaucratie s’est unie pour s’opposer à la décision de retrait », la « décision de retrait (….) est finalement annulée lorsque le rapport de la CIA a conclu que les capacités militaires de la Corée du Nord étaient beaucoup plus grandes qu’on ne l’avait cru ».

Après quelques mois de querelles bureaucratiques (soigneusement cachées au public) après la publication du SNIE et des influences venant d’autres facteurs géopolitiques, notamment la volonté de l’administration Carter de normaliser les relations diplomatiques avec la Chine, et plusieurs obstacles intérieurs – le Congrès avait, en effet, d’abord refusé de renforcer l’aide militaire à la Corée du Sud (condition préalable à tout retrait de troupes) parce qu’elle subissait encore les conséquences du scandale du « Koreagate » – et aussi après le résultat d’une rencontre animée entre le président des États-Unis avec le dirigeant sud-coréen Park en juillet 1979 après un sommet économique du G-7 à Tokyo, Carter a décidé d’abandonner ses plans de retrait le même mois.

Le président sud-coréen Park Chung Hee, à droite, conduit le président américain Jimmy Carter à son hélicoptère après l'arrivée de ce dernier pour deux jours de pourparlers en Corée (29 juin 1979). Crédit d'image: AP Photo

Le président sud-coréen Park Chung Hee, à droite, conduit le président américain Jimmy Carter à son hélicoptère après l’arrivée de ce dernier pour deux jours de pourparlers en Corée (29 juin 1979). Crédit d’image: AP Photo

Le 20 juillet 1979, le conseiller à la sécurité nationale de Carter, Zbigniew Brzezinski, a lu aux journalistes une déclaration du président : « Les retraits[de Corée] d’éléments de combat de la 2e Division resteront en suspens. (….) Le calendrier et le rythme des retraits seront réexaminés en 1981. Dans cet exercice, les États-Unis accorderont une attention particulière à la restauration d’un équilibre militaire Nord-Sud satisfaisant et à la preuve de progrès tangibles d’une réduction des tensions dans la péninsule ».

Carter a été démis de ses fonctions en 1980 et le réexamen d’un retrait de troupes américaines n’a jamais eu lieu. Le deep state avait joué avec le temps et l’avait emporté. Au final, le président a réussi à retirer environ 3 000 soldats de la péninsule – en n’envoyant tout simplement pas de remplaçants pour les soldats à la fin des relèves normales – ainsi que 450 des quelque 700 armes nucléaires.

Jimmy Carter reste jusqu’à ce jour sceptique sur le rapport des services de renseignement, il a écrit il y a quelques années : « Il y avait des liens très étroits entre les chefs militaires de nos deux pays (les États-Unis et la Corée du Sud), de sorte que beaucoup de pressions (sur le processus d’élaboration des stratégies) provenaient également du Pentagone et de la CIA. J’étais quelque peu sceptique face aux informations selon lesquelles la Corée du Nord avait doublé la taille de ses forces armées en quelques années, mais je ne disposais d’aucun moyen pour les réfuter ». La dernière phrase traduit un sentiment de frustration, c’est finalement le rapport des services de renseignement qui a déclenché le démantèlement de sa politique sud-coréenne.

Alors qu’un autre président américain envisage une nouvelle fois le retrait dans un avenir proche des troupes américaines de la péninsule et que l’opposition à cet éventuel projet se forme déjà, la Maison-Blanche ferait bien de réexaminer le débat politique de 1977-1979 et le sort des plans de retrait des troupes de Carter si elle souhaite réussir là où l’administration du 39e président américain a échoué.

Source:https://thediplomat.com/2018/06/how-the-deep-state-stopped-a-us-president-from-withdrawing-us-troops-from-korea/

Traduction : Pascal – Relu par Martha – Réseau International

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Haut de page