Si vous regardez les différentes interviews de Bob disponibles sur YouTube, vous verrez qu’on lui a souvent demandé pourquoi il a créé Consortium News. Bob dit, essentiellement, qu’il en a eu assez de la résistance qu’il a rencontrée de la part des rédacteurs en chef qui ont posés des obstacles à ses reportages, souvent d’une grande importance nationale. Un rédacteur en chef de Newsweek lui a dit qu’ils supprimaient un article pour « le bien du pays ». Les faits qu’il avait déterrés étaient allés trop loin en dénonçant le côté obscur de la puissance américaine. Son rédacteur en chef parlait, bien sûr, de ce qui était dans l’intérêt des dirigeants du pays, et non du reste d’entre nous. Comme nous venons de l’entendre de la bouche de John Pilger, Bob a créé un consortium pour les journalistes qui se sont heurtés à une obstruction similaire de la part de leurs rédacteurs en chef : un endroit où ils peuvent publier ce qu’ils ne peuvent pas publier dans la presse dominante.
Seize ans après que Bob a lancé Consortium News avec Sam et Nat, je suis devenu l’un de ces journalistes. J’avais vécu des expériences similaires. Lorsque j’ai couvert la campagne diplomatique à l’ONU qui a mené à l’invasion de l’Irak en 2003 pour une chaîne de journaux canadiens qui publiait la Gazette de Montréal, le Ottawa Citizen et d’autres journaux, j’ai accordé autant d’importance dans mes articles à l’opposition allemande, française et russe au Conseil de sécurité à l’invasion. Aussi le rédacteur en chef pour l’étranger de la chaîne m’a donc appelé un jour d’Ottawa pour me reprocher de ne pas soutenir l’effort de guerre dans mes reportages.
Il m’a dit que son fils était dans le Corps des Marines. Je lui ai dit que j’étais certain qu’il était fier de lui, mais que mon travail n’était pas de soutenir la guerre, mais de rendre compte objectivement de ce qui se passait au Conseil de sécurité. L’administration Bush n’a jamais obtenu sa résolution. Mais ils ont quand même envahi. C’était illégal en vertu du droit international, comme Kofi Annan l’a finalement dit après avoir été mis sous pression par un intervieweur de la BBC. Annan a ensuite été pourchassé au point de frôler la dépression nerveuse par des gens comme l’ambassadeur de l’ONU de l’époque, John Bolton, qui, malheureusement, a depuis obtenu une promotion. Moi, d’autre part, j’ai été licencié le jour de l’invasion.
Plus tard, alors que je couvrais l’ONU pour le Wall Street Journal, j’ai découvert que plusieurs de mes articles étaient supprimés ou que des faits gênants étaient en train d’être expurgés. L’un était une histoire qui a été rejetée à deux reprises sur un document déclassifié de la Defense Intelligence Agency [DIA :Agence du renseignement de la défense, NdT] qui prévoyait la montée en puissance de l’EI en 2012, mais qui a été ignorée à Washington. Elle indiquait que les États-Unis et leurs alliés en Europe, en Turquie et dans le Golfe soutenaient une principauté salafiste dans l’est de la Syrie qui pourrait se transformer en un État islamique. Une telle histoire minerait la guerre du gouvernement contre le terrorisme.
Dans un autre cas, mes rédacteurs en chef ont à plusieurs reprises retiré de mes articles au sujet du vote de l’ONU sur le statut d’observateur de la Palestine, une ligne indiquant que 130 nations avaient déjà reconnu la Palestine. À ce moment-là, j’ai réalisé que le Journal avait un programme – non pas pour rapporter de manière neutre des événements internationaux complexes de plusieurs côtés, mais pour promouvoir les intérêts des États-Unis à l’étranger. Je me suis donc tourné vers Bob et il a accepté un article de ma part sur cette question de la Palestine à la fin de 2011, le premier des nombreux articles de ma main qu’il a publiés par la suite.
Bob était sans aucun doute le meilleur rédacteur en chef que j’ai jamais eu. Il était le seul qui comprenait vraiment – ou acceptait – ce que j’écrivais.
Bob était un sceptique par excellence, mais il n’est jamais tombé dans le cynisme. Son œuvre, que je m’engage à poursuivre, était une approche du journalisme non partisane et fondée sur des principes. Il a adopté une position neutre sur les questions internationales, que certains ont considéré à tort comme anti-américaine. Bob savait qu’il ne fallait jamais croire un représentant du gouvernement, surtout un agent du renseignement. Il savait que les gens de tous les gouvernements mentent. Mais il y a deux autres parties impliquées : la presse et le public. Il a compris que la presse devait agir comme un filtre, pour vérifier et contester les affirmations du gouvernement, avant qu’elles ne soient transmises au public. Bob est devenu désespéré, et le dit de façon poignante dans son dernier article, au sujet de l’état du journalisme américain, où le carriérisme et la vanité ont calqué la profession sur ceux qui sont au pouvoir, un pouvoir par lequel trop de journalistes semblent vivre par procuration.
Le pouvoir de la presse est distinct de celui du gouvernement, c’est le pouvoir de faire répondre le gouvernement au nom du public. Bob a compris que le plus grand péché des médias grand public était le péché d’omission : laisser de côté une histoire, ou marginaliser, des points de vue en désaccord avec un programme américain, mais vitaux pour que le lecteur comprenne un monde d’une complexité effrayante.
Les points de vue des Iraniens, des Palestiniens, des Russes, des Nord-Coréens, des Syriens et d’autres ne sont jamais entièrement rapportés dans les médias occidentaux, bien que la mission supposée du journalisme soit de raconter toutes les facettes d’une histoire. Il est impossible de comprendre une crise internationale sans que ces voix soient entendues. Le fait de les exclure régulièrement ou systématiquement déshumanise également les gens dans ces pays, ce qui facilite l’obtention d’un soutien populaire aux États-Unis pour leur faire la guerre.
L’omission de telles nouvelles jour après jour dans les journaux et à la télévision s’ajoute au fil des décennies à ce que Bob a appelé l’Histoire perdue de l’Amérique d’après-guerre. C’est un côté sombre de l’histoire américaine – des coups d’État qui renversent des dirigeants démocratiquement élus, des interférences électorales, des assassinats et des invasions. Omettre cette histoire, alors qu’elle continue de se dérouler presque tous les jours, donne au peuple américain une vision déformée de son pays, un sentiment presque caricatural que l’Amérique défend la moralité dans les affaires internationales, plutôt qu’elle ne fait que défendre ses intérêts, trop souvent violemment, comme le font toutes les grandes puissances.
Ces choses ne sont normalement pas mentionnées dans la société policée. Mais Bob Parry a construit sa carrière extraordinaire en racontant ces vérités. Et je vais faire de mon mieux pour continuer, et honorer, son héritage.
Merci.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.