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Jean Rouch, le « griot gaulois » (Monde diplomatique)

par Philippe Person 4 Août 2018, 09:56 Jean Rouch Griot Cinéma Art Afrique

Pour être au plus près de ceux qu’il choisissait de filmer, Jean Rouch (1917-2004) se donna les moyens de tourner en toute liberté. Il bricola son matériel, se passa de fonds privés, refusa de s’en tenir à la séparation entre documentaire et fiction, et inventa ainsi le cinéma direct et les ethno-fictions. Intrépide et joyeux, il abattit des frontières.

 
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Photogramme. — Théodore Monod et Youssouf Tata Cissé discutant, dans le film « Hampâté Bâ »,de Jean Rouch (Abidjan, 1984)
© Jocelyne Rouch

«Faire de l’école buissonnière une règle de vie, mais en la faisant très sérieusement. » Tel est le conseil que donnait Jean Rouch aux jeunes cinéastes et qu’il a lui-même suivi. Jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, il part en Afrique après la débâcle de 1940. Quand il finit par rejoindre Niamey (Niger), il a découvert son aversion pour le colonialisme, sa fraternité avec les Africains et sa vocation d’ethnologue. Mais, avant même de décrocher un doctorat en ethnologie et de développer le concept d’« anthropologie visuelle », il juge que le carnet et le crayon ne suffisent plus pour étudier les rites des populations africaines. Comme Marcel Griaule, auteur en 1931 du premier film ethnographique, Au pays des Dogons, il est convaincu que c’est avec une caméra et un magnétophone qu’il faut désormais au plus vite les collecter.

S’il commence à filmer en autodidacte, il a pour lui d’être un fervent cinéphile, grand connaisseur des films de Dziga Vertov, le créateur virtuose, à partir des années 1920, du kino-pravda (le « cinéma-vérité » soviétique), et de ceux de Robert Flaherty, le réalisateur de Nanouk l’Esquimau (1922). Avec ce double acquis, il va construire une œuvre d’une liberté absolue, principalement tournée en Afrique, et qui n’a aucun équivalent. Car le « système Rouch » repose sur l’idée qu’il faut être au plus près des sujets étudiés, ce qui implique d’être seul, avec seulement un ingénieur du son. Caméra le plus légère possible en main, le voilà donc au cœur des cérémonies, sachant se faire oublier de ceux qu’il souhaite filmer, et cela dans un état qu’il appellera la « ciné-transe ».

Tributaire de son matériel, au départ rudimentaire, l’ingénieur se fait bricoleur, expérimentateur défiant les règles du cinéma classique, faisant fi des aléas techniques et les tournant à son avantage. Qu’importe si l’image tremble parfois ou si le cadre n’est pas toujours parfait : Rouch filme. Et ce que son œil a saisi reste d’une force et d’une beauté stupéfiantes. Son cinéma connaîtra son âge d’or avec l’arrivée d’une caméra permettant de synchroniser son et image, et dotée de chargeurs facilitant le tournage en plans-séquences.

Bataille sur le grand fleuve (1951), Cimetières dans la falaise (1951) : ses premiers films diffusés sont purement ethnologiques, mais il va peu à peu inventer ce qu’on qualifiera d’« ethno-fictions ». Ainsi, dans Moi, un Noir (1958), il conte la vie de Nigériens installés à Treichville, quartier pauvre d’Abidjan, et perçoit — parmi les premiers — comment l’attrait pour les villes est en train de modifier les structures sociales africaines. Dans ce film, uniquement sonorisé en voix off, Rouch introduit le contexte, mais il laisse son personnage principal improviser un commentaire sur les images, donnant une vérité singulière au film. Même principe dans Jaguar (1967), où Damouré, Lam et Illo, trois Nigériens partis au Ghana chercher fortune, sont maîtres de leurs dialogues, qu’ils improvisent largement.

Rouch pratique ainsi l’« ethnographie partagée », où les Africains eux-mêmes commentent la situation qu’ils vivent. Quand le cinéaste et écrivain Ousmane Sembène lui reprochera de regarder les Africains « comme des insectes » et de s’accaparer des cérémonies qui doivent rester secrètes, Rouch aura beau jeu de rétorquer que son travail capte surtout des traditions en péril et que, de surcroît, il montre ses images à ceux qu’il filme, en tenant compte de leurs remarques pour le montage final. Il appellera ce regard du filmé sur le film « l’écho fertile ».

Parmi les autres critiques qu’il suscitera, il y aura celles de René Vautier, réalisateur entre autres d’Afrique 50 (1950), qui rappelait que, pendant que Rouch filmait les Dogons, lui-même avait la police coloniale aux trousses parce qu’il dénonçait le colonialisme français (1)... Il est vrai que Rouch, pour qui le rejet du colonialisme allait de soi, était plus libertaire que militant. Dans la lignée de Vertov, qui affirmait que l’important n’était pas de faire un film mais un film qui donne naissance à d’autres films, il pensait que d’autres puiseraient dans ses œuvres de quoi se lancer dans une critique plus radicale. Et ce fut le cas. Ce n’est pas pur hasard si L’An 01 (1973), de Jacques Doillon et Gébé, le film emblématique de l’après-Mai 68 utopique, contient une petite séquence nigérienne confiée à Jean Rouch... Quand il meurt accidentellement au Niger, en 2004, Raymond Depardon rappelle qu’il « a changé notre regard sur l’Afrique. Il nous a fait sortir du colonialisme et du postcolonialisme. S’il n’avait pas été là, nous serions toujours englués dans la culpabilité (2)  ».

Ce travail unique rencontrera bien des incompréhensions, comme le montre la réception des Maîtres fous (1955), qui se déroule en Côte-de-l’Or, le futur Ghana, indépendant en 1957. Rouch décrit la secte des Haoukas, composée de Nigériens de l’ethnie songhaï. Dans leurs danses de possession, ils prennent l’apparence de figures coloniales (le gouverneur général, le commandant...), puis sacrifient un chien et le dévorent. Le lendemain, chacun reprend le cours de son existence. On peut ainsi considérer ces maîtres fous comme ceux qui dénoncent la folie de leurs maîtres ; ce fut d’ailleurs le cas de diverses autorités coloniales, qui en interdirent la projection. Mais d’autres crurent à une vision raciste assimilant Afrique et barbarie, alors qu’elle apparaît aujourd’hui comme une extraordinaire métaphore de l’aliénation coloniale telle que l’énonce un Frantz Fanon.

Les films qu’il improvise avec sa « bande de voyous » (Damouré Zika, Lam Ibrahima Dia, Tallou Mouzourane, Illo Gaoudel) ont un tour plus léger, voire franchement comique. Ces acteurs crèvent l’écran dans Jaguar, Petit à petit (1970), Cocorico Monsieur Poulet (1974) et Madame l’eau (1992), et Jean Rouch, « griot gaulois », prend goût avec eux à la fiction. Dans Petit à petit, modernes Persans à la Montesquieu, ils découvrent les « immeubles à étages » parisiens et viennent, juste retour des choses, pratiquer l’ethnologie en mesurant les crânes et en comptant les dents des flâneurs du Trocadéro. Dans Madame l’eau, ils sont aux Pays-Bas pour examiner la possibilité de transposer les derniers moulins à vent sur le fleuve Niger, où poussent désormais quelques modestes tulipes...

S’il entraîne ses compagnons hors d’Afrique, notamment à Paris, il lui arrive de revenir seul dans la capitale pour étudier longuement « la tribu des Parisiens ». Motivé par la possibilité d’avoir un son quasi synchrone pour filmer des micros-trottoirs, Jean Rouch signe avec Edgar Morin Chronique d’un été (1961), où, dans une séquence au dispositif alors inédit, deux jeunes filles posent aux passants une question toute simple : « Êtes-vous heureux ? »

L’apport technique principal de Rouch aura été de faire évoluer le rôle du chef opérateur : en occupant lui-même cette fonction, il l’a remis au centre du film. Pour lui, « la prise de vues, c’est la mise en scène », et le directeur de la photographie n’est plus un simple préposé aux éclairages, mais quelqu’un qui participe à la création des plans. En utilisant le plan-séquence caméra à l’épaule, il permet aussi aux tournages de gagner en liberté et en rapidité. De plus, en privilégiant l’improvisation et en réduisant son scénario à un argument qui évolue au gré du tournage, il rapproche documentaire et fiction, et soumet celle-ci, pour une grande part, à un hasard que ce lecteur d’André Breton veut « objectif »... Ce « cinéma direct » qu’il pratiquait à sa manière, avant même que la technique le rende possible, allait inspirer les jeunes réalisateurs de la Nouvelle Vague, dont Jean-Luc Godard dans À bout de souffle (1960).

Mais, quand il met en boîte en une journée et demie La Punition (1962), ces jeunes cinéastes se sont déjà presque tous assagis. Cette histoire d’une lycéenne parisienne exclue de son cours et qui passe sa journée à errer du jardin du Luxembourg aux Champs-Élysées au gré de ses « mauvaises rencontres » prouve qu’il est, lui, à 45 ans révolus, toujours prêt à prendre des risques. Ce que confirme le sketch Gare du Nord, dans le film collectif Paris vu par... (1965). On y retrouve Nadine Ballot, l’héroïne de La Punition, dans un plan-séquence d’anthologie disséquant la scène de ménage d’un jeune couple. Le dénouement sur le pont surplombant les voies de la gare du Nord laisse pantois.

Ce court-métrage, surclassant par son audace ceux des autres réalisateurs — Jean-Luc Godard, Claude Chabrol et Éric Rohmer —, aurait pu annoncer son retour dans le cinéma français. Il n’en sera rien, sans doute parce que son plaisir de filmer ne pouvait que se heurter à un cinéma dont les contraintes, telle la quasi-obligation de tourner en 35 millimètres, et donc d’avoir toute une équipe, ne lui convenaient pas. Sa dernière tentative « française », Dionysos (1984), où il imagine la construction d’une automobile dans la joie, sous l’égide des dieux grecs, a un goût d’inachevé, car elle ne peut pas s’appuyer sur des improvisateurs de la qualité de ses amis africains, totalement en phase avec sa fantaisie surréaliste. Dès lors, il restera principalement en leur compagnie, filmeur inlassable en 16 millimètres ou en super-8 qui n’aura refusé qu’une évolution technique : la vidéo numérique. Cet homme qui faisait corps avec sa caméra à ressort, qui rêvait et réfléchissait avec elle, l’aura toujours détestée.

En un demi-siècle, il aura réalisé plus de 170 films de tous métrages (3), tournés pour la plupart sans producteurs privés et sous la houlette d’institutions publiques qui l’employaient, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou le Musée de l’homme et son Comité du film ethnographique (CFE), qu’il a fondé en 1952 avec, entre autres, Claude Lévi-Strauss et Henri Langlois (4).

Car, ultime paradoxe, Jean Rouch était un fonctionnaire et un universitaire, qui n’avait pas besoin du cinéma pour vivre. Cela peut expliquer pourquoi cet humaniste joyeux fut si libre de ton et d’expression. Il rejoignait ainsi la prédiction de son maître Robert Flaherty, annonçant que les cinéastes seraient à l’avenir des amateurs, c’est-à-dire des hommes qui aiment avant tout filmer le monde pour en partager la connaissance avec les autres.

Philippe Person

Écrivain.

(1Cf. « Cinéma ethnographique et cinéma d’intervention sociale : des frères ennemis ? », dans « Jean Rouch, un griot gaulois », CinémAction, no 17, Paris, 1982.

(2Annick Peigne-Giuly, « “Un passeur, qui a ouvert la voie” », Libération, Paris, 20 février 2004.

(3Les Éditions Montparnasse proposent une somme de dix DVD, Jean Rouch, un cinéma léger ! (2017), regroupant inédits et films rares (La Punition ; Babatu, les trois conseils ; Moi fatigué debout, moi couché...), 962 minutes, 60 euros. Également disponibles : deux coffrets de quatre DVD, Jean Rouch (660 minutes, 25 euros) et Jean Rouch, une aventure africaine (469 minutes, 25 euros) et en DVD unitaires (15 euros) : Chronique d’un été (158 minutes), Madame l’eau (172 minutes), Cocorico Monsieur Poulet (144 minutes).

(4Il est également à l’origine du premier diplôme d’études approfondies (DEA) cinématographiques et a créé à Paris les Ateliers Varan, qui, depuis 1981, ont formé par la pratique plus d’un millier de stagiaires au cinéma documentaire.

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